JUDAÏSME: « Une communauté modérée et discrète »

Petite et discrète, la communauté juive luxembourgeoise est assez méconnue. Entretien avec François Moyse, du Consistoire israélite, sur l’évolution de cette confession en terre catholique.

François Moyse se félicite que depuis la fin de l’occupation nazie, la vie des Juifs au Luxembourg s’est toujours déroulée harmonieusement.

woxx : Qu’est-ce que cela signifie d’être juif au Luxembourg ?

François Moyse : Cela signifie faire partie d’une minorité. Mais il faut souligner que les Juifs vivant au Luxembourg s’y sentent tous très bien, qu’ils soient luxembourgeois ou étrangers. La société luxembourgeoise est ouverte et tolérante. La vie n’y est pas compliquée, entre autres aussi parce que le niveau de vie y est relativement élevé. D’un autre côté, la religiosité des Juifs luxembourgeois est très modérée. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la question du judaïsme n’est plus problématique.

Le judaïsme libéral a-t-il une grande tradition au Luxembourg ?

Oui, nous avions quelques rabbins libéraux. Le premier grand rabbin du Luxembourg a été nommé par le roi des Pays-Bas. C’était Samuel Hirsch, qui par la suite a migré aux USA où il a été un des fondateurs du mouvement juif réformateur. Mais on ne peut pas dire qu’il y ait au Luxembourg une tendance libérale comme aux USA ou en Grande-Bretagne.

Peut-on parler d’un judaïsme luxembourgeois ?

Ce n’est pas une identité marquée. Il est clair que les Juifs luxembourgeois sont à la fois juifs et luxembourgeois et possèdent donc une identité multiforme très liée à la société. Le Luxembourg a toujours été un territoire trop petit pour qu’il puisse s’y former une véritable communauté, comme les Juifs d’Europe de l’Est ou d’Afrique du Nord. Elle a appartenu à un ensemble allant de la Rhénanie jusqu’en Alsace-Lorraine. En fait, ce sont des ashkénazes allemands. En Alsace, l’identité est plus marquée : il existe par exemple un yiddish alsacien. La présence et l’utilisation du yiddish au Luxembourg a été beaucoup plus faible. C’étaient surtout les marchands de bestiaux juifs qui avaient un vocabulaire spécifique. Mais cela ne suffisait pas pour en faire un véritable dialecte yiddish.

Le yiddish existe-t-il encore ?

Le yiddish lui-même est en danger parce que quasiment plus personne ne le parle. Il y a un grand changement dans la communauté car beaucoup de séfarades – qui ont des traditions absolument différentes des Juifs luxembourgeois – s’y sont ajoutés.

Avec l’arrivée des séfarades, surtout de France, en quelle mesure la communauté est-elle en train de changer et depuis quand? Et quel impact cela a-t-il sur la communauté juive luxembourgeoise ?

Ce sont surtout des jeunes gens venus de France, qui sont très souvent d’origine séfarade. Nous n’avons pas de choc culturel comme ce fut le cas en France dans les années 60 avec l’arrivée des Juifs d’Afrique du Nord ou à Trèves où désormais 90% de la communauté est d’origine russe, ce qui pose problème, notamment au niveau de la langue. C’est un changement qui se fait petit à petit. Mais il y a évidemment de plus en plus de demandes d’offrir des offices selon le rite séfarade. Nous devons donc nous adapter.

Le grand rabbin actuel est un séfarade.

C’est vrai, Joseph Sayagh est séfarade. Il a pris ses fonctions il y a une quinzaine d’années. Mais le choix de sa personne n’était pas lié à l’augmentation du nombre de séfarades. C’était plutôt un signe d’ouverture, notamment parce qu’il est, en tant que personne, un érudit et un religieux modéré.

Quelle est la proportion actuellement entre séfarades et ashkénazes ?

Je crois que les ashkénazes sont toujours majoritaires. Mais je ne peux pas dire si ce sera encore le cas dans dix ans. Il faut aussi dire que la motivation religieuse des jeunes séfarades est plus grande que celle de ceux qui sont ici depuis longtemps. C’est pour cela que l’on a l’impression, durant un office dans une synagogue, que les séfarades sont plus nombreux.

Il y a eu aussi des changements auprès des jeunes : l’Union des jeunes gens israélites a fait place au Young Leadership.

C’est vrai. Cela a à voir avec le fait qu’un grand nombre de jeunes adultes qui travaillent et ont donc plus besoin d’une association plus « professionnelle ». Mais cela peut à nouveau changer dans les années à venir.

Y a-t-il une évolution concernant les mariages mixtes ?

Les mariages mixtes existent depuis longtemps. Il est vrai que le judaïsme est très intégrateur : on en fait partie entièrement ou pas du tout. Il n’y a pas de tendance à la hausse. Nous n’avons pas tant de mariages parce que nous sommes une petite communauté, mais il y a un certain nombre de jeunes couples qui viennent de l’étranger.

L’écrivain américain Henry Miller, de passage à Luxembourg dans les années 30, décrivait un pays en proie à l’antisémitisme et cela bien avant l’invasion nazie. L’antisémitisme luxembourgeois était-il plus virulent que chez nos voisins ?

D’après les historiens, il est vrai qu’avant la guerre, l’antisémitisme était bien présent y compris au sein d’une partie de l’Eglise. Mais depuis la fin de la guerre, on ne peut plus vraiment parler de phénomène antisémite au Luxembourg. Il y a bien sûr parfois des polémiques, comme celle du dictionnaire luxembourgeois. Nous nous réjouissons qu’il n’y ait pas d’antisémitisme violent et structuré. Nous avons heureusement une extrême-droite très faible et dans l’extrême-gauche luxembourgeoise, l’antisémitisme n’a jamais été significatif.

Peut-on parler d’un nouvel antisémitisme, notamment dû au conflit au Proche-Orient ?

Il faut dire que le conflit dans cette région amène parfois certains de vos confrères à écrire des articles ou des éditoriaux qui peuvent frôler la limite de l’acceptable. Parfois, certains termes sont employés d’où il ne ressort pas clairement si l’auteur fait une véritable différence entre Israéliens d’un côté et les Juifs de l’autre. Mais heureusement, ce conflit n’a pas été importé massivement ici, contrairement à des pays avec une forte population arabe qui s’identifie aux Palestiniens.

Avez-vous des relations spécifiques avec la communauté musulmane ?

Nous n’avons pas de relations continues ou bien, comme en France, de dialogues institutionnels. Mais même si nous n’avons pas de suivi institutionnalisé des relations, nous n’avons jamais eu de problème pour inviter, lors de la fête nationale par exemple, le mufti à la synagogue. Et toutes les religions sont présentes lors des prières interconfessionnelles avec les chefs des cultes. Personnellement, j’ai eu de très bons dialogues avec des bénévoles de la communauté musulmane. En tout cas, il n’y pas de problème pour l’instant et il faut espérer que cela perdure !

Le consistoire semble aussi avoir adopté une attitude de neutralité face à Israël.

Le consistoire est là pour résoudre les problèmes religieux et gérer la communauté par rapport au judaïsme. Ce n’est pas le rôle du consistoire de devenir actif politiquement. C’est la raison pour laquelle a été fondé, en France par exemple, le Crif (Conseil représentatif des institutions juives de France, ndlr), afin de donner une voix politique à la communauté. Forcément, cela inclut des prises de position par rapport à Israël. Nous n’avons pas l’équivalent du Crif au Luxembourg, ce qui ne veut pas dire que le consistoire abandonnerait sa neutralité.

Est-il facile de manger casher au Luxembourg ?

Ce n’est pas si facile, mais de nos jours, tout n’est plus aussi compliqué. Il faut savoir un peu s’organiser. Certaines familles ou certains jeunes mangent strictement casher. Mais celles et ceux qui n’iraient même pas manger quelque chose de végétarien à l’extérieur constituent une minorité. Evidemment, dans une ville comme Paris, l’on peut aisément fréquenter des restaurants casher. Mais les temps modernes permettent plus facilement de se procurer de la viande casher.

Dans des villes comme Paris ou Marseille, le judaïsme ne paraît pas aussi « exotique » qu’au Luxembourg.

Il est vrai que le judaïsme est quelque chose de complexe et la connaissance de cette religion n’est pas très grande auprès des non-juifs. En plus, la communauté est assez discrète. Mais elle ne constitue absolument pas une exception par rapport à d’autres petites communautés. Etre juif à Paris ou a Anvers, c’est autre chose que de l’être dans un petit village auvergnat. Mais c’est de nouveau tout à fait différent d’être juif à New York où cela est quasiment considéré comme étant la norme ! Il peut par exemple vous arriver d’y acheter du vin casher sans même le remarquer, car vous ne comprendrez pas la signification du «U» sur la bouteille (sigle de l’Orthodox Union, ndlr).

En quel sens le judaïsme a-t-il imprégné la culture luxembourgeoise par rapport aux traditions, aux fêtes ou à la langue ?

Je ne pense pas que le judaïsme ait vraiment influencé des traditions luxembourgeoises. Pour cela, le catholicisme a toujours été trop bien implanté et la communauté juive trop petite. Et concernant le parler des marchands de bestiaux, il disparaît avec eux. Même s’il existe encore des gens, par exemple à Ettelbrück, qui ont conversé avec ces personnes et se souviennent ainsi de certaines de leurs expressions. En revanche, il existe certaines traces plus discrètes, mais que l’on peut retrouver. Par exemple, l’unique titulaire d’un prix Nobel issu du Luxembourg, Gabriel Lippmann, était juif. Bien qu’il fut français, il est né au Luxembourg. Pourquoi avons-nous fait le circuit Godchaux ? Mais c’est parce que cette famille fait partie de celles qui ont participé à la révolution industrielle au Luxembourg. Ils ont véritablement marqué l’industrie luxembourgeoise.

Un des classiques de l’antisémitisme, c’est justement de cantonner les Juifs dans des activités non productives. Lippmann et Godchaux sont de bons exemples pour démentir ces légendes. Souvent, le Luxembourgeois moyen voit le Juif moyen comme un commerçant dans la Grand Rue de la capitale.

C’est normal, car dès le début du 20e siècle, la grande majorité des Juifs était des commerçants. Le nombre de commerces juifs dans la capitale, mais également à Esch, était très élevé. A la campagne, les Juifs étaient plutôt des marchands de bestiaux et en ville des boutiquiers. Beaucoup étaient tout simplement des commerçants itinérants qui allaient de ville en ville. Petit à petit, les Juifs ont eu la possibilité de s’établir dans les villes, ce qui ne leur était pas permis jusqu’à l’ère napoléonienne. Et donc, il était naturel pour eux d’ouvrir des commerces, d’autant plus que cela devait être beaucoup moins difficile qu’aujourd’hui. Dans notre région, y compris en Belgique ou en Allemagne, les Juifs avaient donc plutôt tendance à faire dans le commerce, contrairement aux Juifs d’Europe orientale, où beaucoup étaient des artisans. Tout cela reste encore ancré dans les mémoires collectives, même si de nos jours, la plupart des Juifs travaillent comme employés dans les banques, les assurances ou les institutions européennes. Comme les non-Juifs.

En quelques mots
François Moyse dit qu’il « aime cette communauté ». C’est la raison pour laquelle cet avocat spécialisé dans les droits de l’Homme et dans le droit européen s’est engagé au sein du Consistoire israélite, l’organe chargé de gérer les affaires religieuses de la communauté juive. Marié, ce père de trois enfants est né en 1966 et a fait ses études de droit et de sciences politiques à Strasbourg. Depuis cinq ans, il est l’un des vice-présidents du Consistoire et s’occupe notamment des affaires liées à la spoliation des biens juifs sous l’occupation nazie.


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