Avec « Amok », l’auteur de polars Tullio Forgiarini change de registre et se consacre pour la première fois à la langue luxembourgeoise et à la détresse sociale des jeunes.
C’est arrivé près de chez vous. C’est ce que le lecteur est tenté de penser lorsqu’il referme la dernière page d’« Amok ». Pas seulement à cause du réalisme du bouquin, mais aussi parce qu’il reste toujours un peu d’incrédulité : tant de misère peut-elle vraiment exister ? Ici, au Luxembourg où l’on nous dit toujours que tout est fait pour protéger la jeunesse, pour l’encadrer, où les assistant-e-s sociales pullulent sur le marché de l’emploi. Oui, ça existe. Le pauvre Luxembourg, et sans point d’interrogation cette fois, pas comme le titre de l’actuelle exposition au musée d’histoire de la capitale.
« Amok » est une histoire d’amour et de descente aux enfers entre deux jeunes, le narrateur – dont nous n’apprenons jamais le nom – et Shirley, sa compagne de misère. Ils se rencontrent à l’internat, leur « dernière chance » comme on le leur dit, pour se resocialiser. Mais comment resocialiser ce qui n’a jamais été vraiment socialisé ? Où la génération précédente, celle des parents des deux adolescents, n’a elle-même pas été socialisée? Comme le pouvoir politique, la misère sociale et affective est un phénomène qui a tendance à se reproduire et de passer d’une génération à l’autre, que ce soit en famille ou dans le milieu dans lequel on est né.
Ainsi, Sandra, la mère du narrateur, ne cesse de lui faire comprendre qu’il n’était qu’un accident, une erreur de jeunesse. Il finit par croire qu’elle serait tout du moins soulagée, sinon contente, de le voir mort ou disparu de sa vie. Cette mère qui est toujours à la recherche d’un bonheur illusoire, qu’elle croit trouver en changeant de partenaire toutes les bonnes semaines, cette mère qui noie son dépit dans l’alcool sans jamais admettre qu’elle a un problème, semble aussi être le principal problème dans la vie du jeune homme. Il se fait même éjecter de son école pour l’avoir défendue contre un autre jeune qui ne cessait de la traiter de putain. Car ses sentiments pour elle sont ambigus : tantôt il la défend, tantôt il la traite des pires noms. Et cette ambiguité se retrouve aussi bien dans le comportement de la mère, puisqu’en dehors des murs de leur taudis qu’ils louent quelque part au Nord du pays, elle essaie toujours de se faire passer pour une personne respectable, une mère soucieuse du futur de son gosse raté, alors que dans le giron familial, le masque tombe et c’est souvent le fils qui doit s’occuper de Sandra.
Pauvre Luxembourg
Shirley, elle, n’a pas eu cette (mal)chance. Sa mère est morte quelque temps après sa naissance d’une overdose dans le parc municipal « Kinnékswiss » dans la capitale, la seringue dans le bras. Depuis, sa vie n’a été qu’une accumulation de situations qui allaient de pire en pire. Pas étonnant qu’à 13 ans, elle veuille cacher ce manque en se faisant passer pour plus vieille et plus mature – alors qu’elle n’a même pas connu d’enfance. Et surtout en se montrant intraitable face au monde des adultes, ce qui ne tarde pas à impressionner son voisin de banc scolaire, notre narrateur.
Ces deux là vont donc se rencontrer sur un mode d’attraction et de répulsion. La jeune fille se met à jouer avec les pulsions sexuelles mal assumées du narrateur principal, mais se rend aussi à l’évidence qu’il est son seul confident. Tandis que lui reste dans le même schéma ambigu que face à sa mère : l’amour et la haine s’alternent quand il l’évoque devant son écran intérieur et le laissent perplexe face à une réalité qui les dépasse tous les deux. Car les répères, ceux qui restent, le personnel éducatif, ne peuvent plus les atteindre. Tandis que celles et ceux qui ont une approche plus traditionnelle, donc punitive envers les deux, sont rejetés, les autres – éducateurs et assistants sociaux – qui s’essaient à l’empathie, sont ridiculisés et même violentés pour avoir trop essayé de s’approcher de leur sphère de misère. Ce qui les amène à commettre gaffe sur gaffe, jusqu’à la catastrophe?
Ce qui frappe dans « Amok », en plus du portrait sans fards d’une société qui ne tombe plus car elle s’est déjà cassée la gueule, c’est le langage ordurier et sans complexe utilisé par l’auteur. En fait-il trop ? « Pas du tout », soutient Tullio Forgiarini, « En tant qu’enseignant moi-même, je donne aussi des cours dans des classes réservées aux cas `difficiles‘, et, même si les détails biographiques des protagonistes sont fictifs, ils sont réalistes. Je dirais même, au vu des expériences que j’ai pu faire, que je n’en fais peut-être pas assez ». Et toujours selon l’auteur, même ses recherches dans les milieux sociaux des éducateurs et enseignants confirment sa représentation des choses. « J’ai des collègues qui me disent qu’ils ne peuvent pas finir le livre, car ils en ont déjà assez de ces cas dans la réalité », renchérit-il, « Tandis que d’autres soutiennent que c’est absolument réaliste ».
Se pose encore la question du pourquoi ? Est-ce qu’un pendant luxembourgeois au fameux bouquin « Wir Kinder vom Bahnhof Zoo », qui avait fait fureur dans les années 1980 en évoquant les déboires d’une jeune toxicomane berlinoise, était vraiment nécessaire ? A cela, Tullio Forgiarini répond de façon ambivalente : « Premièrement, je ne pense pas qu“Amok‘ ait le même potentiel que `Wir Kinder vom Bahnhof Zoo‘ qui était dangereux à l’époque car le livre glorifiait la personne principale et incitait aussi à l’imiter. Je ne crois pas que quiconque voudrait imiter ce que font mes deux protagonistes, ni vivre leur vie ». Par contre, l’auteur veut laisser au lecteur le soin de tirer les conclusions nécessaires de son récit, c’est aussi pourquoi il a opté pour la solution de la fin ouverte. « De toute façon, ce qui va arriver est plus ou moins prévisible », admet-il.
Mais cela ne veut pas dire qu’il rechigne à ce qu’on utilise « Amok » comme matériel pédagogique. « Ce que j’aime bien dans le livre, c’est qu’il ne soit pas moralisateur. C’est une description crue d’une réalité sociale que le personnel enseignant et les travailleurs du secteur social croisent tous les jours. Ce que je n’aime pas du tout ce sont ces livres moralisateurs sur la toxicomanie qui circulent. Primo, ils donnent souvent une fausse image du problème, et deuxio, ils n’apportent rien de nouveau. Je pense d’ailleurs qu“Amok‘ ferait une excellente lecture à imposer aux jeunes professeurs, pour qu’ils sachent ce qui les attendra dans les 40 ans à venir ».
Certes, la cruauté du langage – les premiers mots du livre sont « An den Aasch geféckt ze ginn » – et des faits constituent une réalité difficile à admettre pour des gens encore captés par les idéaux pédagogiques qui, face à la réalité, se révèlent souvent n’être qu’une grise théorie. Une réalité qu’ils préfèrent sûrement oublier une fois arrivée la fin de la journée de travail, alors que leur « matériel » ou leurs « clients » continuent de patauger dans la misère. C’est aussi à leur instar que Forgiarini a introduit dans la tête du narrateur une seconde voix, un ami invisible qui le conseille, auquel il peut faire confiance et qui le pousse souvent à la débauche : un certain Johnny Chicago. « Cela ne veut pas forcément dire que le narrateur souffre des crises de schizophrénie. Je l’ai introduit, parce que je voulais donner aussi un autre point de vue et permettre aux personnes qui connaissent le mythe de Johnny Chicago de s’identifier un peu plus avec ce qui se passe dans le livre. Sa figure m’a semblée être le lien idéal entre ces mondes. Même si d’aucuns disent que c’est un anachronisme, je l’assume pleinement ».
Ainsi, Johnny Chicago a fait des émules qui vivent parmi et avec nous. Mais au lieu d’être cool et rebelles, ils s’apparentent plutôt à des bombes à retardement ambulantes. Ce qui donne au pessimisme, voire au fatalisme d’« Amok » un arrière-goût encore plus inquiétant et une bonne raison de se procurer le bouquin.
« Amok », aux éditions Guy Binsfeld.