LIVRE POLITIQUE: Faux et usage de faux

Dans son pamphlet « Les intel-lectuels faussaires – Le triomphe médiatique des experts en mensonge », Pascal Boniface, directeur de l’institut de relations internationales et stratégiques (Iris), dénonce les malhonnêtetés avec lesquelles certains intellectuels médiatiques français trompent le public. Sans pourtant creuser son sujet en profondeur.

Soyons honnêtes : que les discours d’un Bernard-Henri Lévy (BHL) ou d’un de ses acolytes ne collent pas toujours à la vérité est tout sauf nouveau. Même les rebelles libyens semblent l’avoir compris en refusant – après quelques premiers essais – tout contact avec le diplomate-philosophe. Toutefois, ce que propose Pascal Boniface dans son livre « Les intellectuels faussaires » n’est pas un passage au crible des opinions de ses « cibles », mais de leurs méthodes. En d’autres mots, il montre comment certains « grands intellectuels » français dupent sans remords leur public, usent de leur influence pour faire taire celles et ceux qui ne sont pas de leur avis et ne rechignent pas à mentir ouvertement devant les caméras allumées si cela les sert.

Certes, une telle critique n’est pas vraiment nouvelle, même si elle est rare. En ce sens, « Les intellectuels faussaires » font écho à des livres comme « Les nouveaux chiens de garde » de Serge Halimi (qui lui-même se réfère à « Les chiens de garde » de Paul Nizan ») ou encore « La réaction philosémite » d’Yvan Segré – qui analyse le discours d’une certaine droite soudainement devenue farouchement pro-Israël, juste pour mieux couvrir un discours islamophobe et pro-occidental. Dans cette lignée, l’oeuvre de Boniface n’est peut-être pas la plus forte, ni même la plus pertinente – à cause des implications politiques de l’auteur -, mais elle a le mérite de déconstruire systématiquement les stratagèmes de certains intellectuels haut en couleurs qui dominent les plateaux de télévision.

Car, avant de s’en prendre personnellement à toute une liste d’intellectuels médiatiques, Pascal Boniface explique leur méthodologie dans une première partie intitulée « De la malhonnêteté intellectuelle en général » où il explique comment « les faussaires font le lit des démagogues ».

Le règne des « experts »

Pour commencer, Boniface donne une description de l’exception française de « l’intellectuel-roi », de Voltaire à Malraux en expliquant comment cette figure de garant de la morale et de l’engagement est devenue petit à petit un laquais des plateaux télévisés. Puis il s’attaque au monde des médias à proprement parler et pose la question si on peut « créer une oeuvre durable tout en étant omniprésent » sur le petit écran. Il y évoque notamment la figure de l’« expert », ce demi-intellectuel qui est appelé à la rescousse quand il s’agit de décrire des phénomènes complexes dans des mots simples, mais derrière lesquels on ne sait jamais si le désintérêt de l’interviewé prévaut. D’ailleurs déjà Guy Debord avait prévu avec horreur ce qu’il appelait « le règne des experts » dans « La société de spectacle » de 1967. Au final, selon Boniface, il y a une alternative entre « cogiter ou se faire maquiller », or malheureusement beaucoup d’intellectuels se font trop obnubiler par le pouvoir que leur confère la présence médiatique pour en tirer un bon usage. Ils préfèrent se situer dans le mainstream et jouer le jeu, plutôt que de risquer de ne plus se faire inviter?

Il démontre sa thèse dans un troisième chapitre intitulé « La morale en trompe-l’oeil », où il décrit comment la morale est devenue un argument-massue propre à écrabouiller celles et ceux qui ne partagent pas le bon sens du moment. Pour Boniface, « ici la fin ne justifie pas les moyens » : s’il est certes bien de dénoncer au nom de la morale, la dictature sanglante de Saddam Hussein, pourquoi ne pas dire la même chose du colonel Kadhafi ou de Bachar al-Assad (avant que leurs peuples ne se révoltent, bien entendu) ?

Mais c’est dans les chapitres suivants que Boniface se lance dans l’oeil du cyclone, ou autrement dit son sujet de prédilection : les relations internationales. Il y décèle avant tout un phénomène dominant après les attentats de 9/11, à savoir la montée de l’occidentalisme. Il constate que « Les experts qui vont jouer sur la peur, tout en flattant le sentiment de supériorité, seront les bienvenus. Ils inquiètent et ils rassurent en même temps, développent un double sentiment d’arrogance et d’angoisse », car selon l’auteur « L’occidentalisme est une manière de se rassurer ». Alors qu’en connaisseur des relations internationales, Pascal Boniface sait que derrière cette pose se cache une réalité beaucoup plus complexe qu’on ne saurait réduire à des visions manichéennes, sans courir le danger de tenir des discours exclusivement populistes. Mais c’est surtout un des phénomènes de cette prise de puissance de l’occidentalisme qui inquiète l’auteur : « les occidentalistes, dont certains prédécesseurs historiques versaient aisément dans l’antisémitisme, vont opérer une alliance avec Israël ». Or, ces faux amis d’Israël exploitent leur philosémitisme pour mieux cacher leur islamophobie, comme Boniface le démontre dans les chapitres suivants dédiés au concept d’« islamofascisme » véhiculé notamment avec ardeur par BHL en personne.

De l’« islamo-gauchisme » à l’« islamo-fascisme »

Malheureusement, c’est quand il s’agit de démontrer la nullité d’une telle construction intellectuelle que l’auteur s’emmêle un peu les pinceaux. Ainsi, il veut démontrer comment le concept d’« islamofascisme » découlerait d’un autre concept, « l’islamo-gauchisme », que les mêmes auteurs auraient laissé tomber à cause de « la conviction qu’il y a plus à gagner, surtout en France, à dénoncer le fascisme que le gauchisme ». Si dans l’agora médiatique cette critique semble pertinente, elle ne l’est pourtant pas historiquement. Les contacts entre groupuscules d’extrême gauche comme la Rote Armee Fraktion (RAF) allemande avec des extrémistes de l’OLP – qui sont allés jusqu’à fréquenter des camps d’entraînement au Jémen – devraient tout du moins être connus d’un chercheur français. D’autant plus qu’il balaie d’un revers de main toute la problématique d’un antisémitisme de gauche et d’extrême gauche qui, s’il est toujours resté minoritaire, demeure néanmoins une triste et problématique réalité. D’un autre côté, ce n’est pas cette alliance historique non plus qui était visée par les adversaires de notre auteur, mais plutôt celle de gens de gauche qui dans leur opposition aux impérialistes américains s’en prennent en même temps à leur meilleur allié israélien. Or ce sont les mêmes qui se font incendier régulièrement quand ils tentent de modérer un tant soit peu les vagues d’islamophobie qui pullulent sur les ondes.

Car le stratagème des « occidentalistes » est ingénieux : au lieu de tenir leurs discours directement, ils s’inventent un faux héroïsme qui combattrait le politiquement correct stipulant que toute critique de l’islam soit interdite, ou pire, sujet à des menaces de la part d’une communauté qui ne veut pas s’intégrer et qui ne respecte pas les valeurs occidentales. S’il est vrai qu’il existe des religieux musulmans fanatiques qui prêchent la haine de l’Occident, pourquoi donc ne pas les mettre dans la même catégorie que par exemple les catholiques intégristes dont les revendications sont souvent aussi farfelues voire encore plus dangereuses ? En tout cas, vers la fin de sa première partie Boniface ne se prive pas du plaisir de dénoncer le traitement du « printemps arabe » comme « la seconde mort des néo-conservateurs ».

C’est dans la deuxième partie que l’auteur en vient aux réels règlements de compte avec les « intellectuels faussaires ». Dans son vivarium, il a rassemblé tour à tour : Alexandre Adler, Caroline Fourest, Mohamed Sifaoui, Thérèse Delpech, Frédéric Encel, François Heisbourg, Philippe Val et bien sûr BHL.

Il y décèle – selon les caractè-res et carrières des personnages – des retournements de veste en série comme chez Caroline Fourest, lorsqu’il démontre minutieusement comment elle a changé de discours sur l’islam sans jamais l’admettre, des impostures comme chez Frédéric Encel qui se targue de titres universitaires qu’il n’a jamais possédés ou encore de personnages qui se sont faits les idiots utiles d’une campagne médiatique islamophobe, tel que Mohamed Sifaoui. Pour des raisons pratiques – et de notoriété sous nos latitudes grand-ducales – nous nous satisferons de traiter les deux derniers de la liste.

BHL, le roi des censeurs

Philippe Val d’abord, un des tenants de l’extrême gauche irrespectueuse, dont Boniface nous narre le spectaculaire virage à droite. L’ancien rédacteur en chef de Charlie Hebdo semble décidément être tombé dans le panneau des accointances avec le pouvoir après la célèbre « affaire des caricatures de Mohamed », publiées dans les pages de l’hebdomadaire et qui lui valurent un procès retentissant, gagné bien sûr comme il se doit dans un pays où la presse est libre. Cela lui valut aussi et surtout les applaudissements du côté de l’Elysée, phénomène rare pour un journaliste et satiriste tellement irrévérencieux de par le passé. Val a dû être pris par un tel tournis, qu’il s’est procuré une belle brosse à reluire qu’il sortira à toutes les occasions, comme celle du lâchage de Siné, coupable selon lui d’une sorte de pamphlet antisémite contre Sarkozy-fils. Sa récompense, on la connaît : la direction de France Inter, où il s’empressa de licencier Stéphane Guillon et Didier Porte, deux humoristes qui faisaient les meilleures écoutes de la chaîne mais dont les textes ne pouvaient être au goût du château. Depuis, la cote de France Inter est en baisse et il semble bien que les jours du nouveau directeur, toujours plus haï par sa rédaction, sont comptés.

Ce qui n’est pas le cas de BHL « le seigneur et maître des faussaires », comme le nomme Boniface. Car, selon l’auteur, le « nouveau philosophe » disposerait de trois atouts que ses concurrents n’ont pas : la ruse, un culot monumental et des réseaux bien fournis. Son arme favorite est la censure de ses adversaires, ce qui lui vaut le sobriquet de « McCarthy et commissaire politique de l’idéologie ». Et il en a les moyens vu qu’il a ses entrées aussi bien à l’Elysée que dans les grands groupes médiatiques et que, pour le secteur public, il dispose d’un siège au conseil de surveillance de la chaîne arte. Ainsi il a réussi avec succès à étouffer plusieurs reportages sur la Becop, une compagnie forestière dont il est l’héritier et que l’ONG britannique « Forest Monitor » décrit comme suit : « Les travailleurs (?) sont dépourvus de médicaments et considérés comme des esclaves ». Malheureusement, le public français n’a jamais eu droit à un seul bout d’info sur cette firme. Ainsi, BHL a toujours trouvé les moyens pour faire pression sur les journalistes critiques et faire oublier ses errements, comme dans la célèbre « affaire Botul », un philosophe qu’il cite dans son dernier livre comme étant sérieux alors qu’il s’agit d’un personnage fantasque inventé de toutes pièces par Frédéric Pagès du « Canard Enchaîné ». On pourrait en rire, si ce n’était pas tellement sérieux, surtout que BHL, lorsqu’il se trouve à court d’arguments – ce qui arriverait assez souvent – dégaine son arme ultime : accuser systématiquement d’antisémitisme tous ceux qui s’en prennent à sa personne et à ses théories. On doute qu’il rende un grand service à la lutte contre l’antisémitisme en l’utilisant comme parapluie personnel.

Produits de la concentration médiatique ?

Finalement, aussi utiles que soient les élaborations minutieuses de Pascal Boniface, il reste deux critiques essentielles à faire. Premièrement, s’il donne tous les éléments du mensonge sur les plateaux télé, il omet pourtant d’en tirer les conséquences. Car le « bigger picture » permettrait de voir que l’erreur n’est pas forcément à chercher au niveau des personnages mais dans le système médiatique même qui a connu une concentration sans précédent. C’est Mitterrand qui ouvert la boîte de Pandore en vendant TF1 à Bouygues en 1987 et les gouvernements de gauche et de droite suivants n’ont fait que consolider le pouvoir de quelques oligarques sur bien trop de médias. Sans cette concentration médiatique, des BHL et autres pseudo-philosophes auraient certainement beaucoup plus de mal à régner sans partage sur le temps de cerveau disponible. Et puis Pascal Boniface se décrit un peu trop souvent dans la posture du cavalier seul contre l’armada médiatique du mensonge organisé, alors que d’autres personnages comme Serge Halimi ou des organisations de critique des médias comme acrimed s’y adonnent depuis longtemps.

Cela mis à part, « Les intellectuels faussaires » sont une vraie bouffée d’air frais dans un débat politique français qui a depuis trop longtemps tendance à languir d’un consensualisme abrutissant.

Pascal Boniface « Les intellectuels faussaires – Le triomphe médiatique des experts en mensonge », aux éditions Jean-Claude Ganséwitch, 19,90 Euro.


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