DOCUMENTAIRE: Déstigmatiser

La réalisatrice Anne Schiltz s’est associée à l’historien Benoît Majerus pour un documentaire hors du commun, « Orangerie » : une plongée dans le monde de la psychiatrie luxembourgeoise.

Se sont sortis de l’Orangerie sains et saufs, mais éclaircis :
Anne Schiltz et Benoît Majerus.

woxx : Partant de la thèse que l’on reconnaît une société à la manière dont elle traite ses « fous », quelle image avez vous perçue lors du tournage d’« Orangerie » ?

Anne Schiltz : Ce que j’ai trouvé de typiquement luxembourgeois pendant notre travail à Ettelbrück, c’est une certaine débrouillardise. Il y a certainement des déficiences au niveau de la formation, mais de l’autre côté, ce qui nous a surpris agréablement, c’était le respect fondamental qui régnait à l’intérieur de l’unité entre infirmiers et patients. Au cours de notre préparation, nous avons visionné pas mal de films similaires. Dans ces documentaires, ce respect mutuel était inexistant. Mais dans notre station, nous avons été témoins de grands efforts pour garantir un vivre ensemble. Certes, les maladies jouent toujours un certain rôle, tout comme les médicaments et le train-train quotidien – mais le respect est omniprésent. Un respect qui régnait aussi entre les différents patients, ce qui n’est pas évident, puisque ce sont des personnes qui viennent souvent de milieux très divers et dont l’âge peut varier fortement, et qui souffrent souvent aussi d’affections très différentes. De plus, elles doivent coexister pendant plusieurs mois. Certes, il y a aussi des éclats et des conflits, mais en général, ce chaos est bien calme.

Benoît Majerus : Je me demande si on peut parler d’un miroir de la société luxembourgeoise, mais plutôt d’un miroir de l’Europe de l’Ouest en général, et de comment on traite ces personnes-là sous nos latitudes. Certes, on est dans un pays où ces structures ont toujours un grand retard. Ettelbrück est resté un asile, et ça se voit au quotidien. Depuis vingt ans, on essaie de réformer la psychiatrie, alors que dans d’autres pays, ces réformes ont débuté il y a quarante, voire cinquante années. Pourtant, si on compare avec d’autres pays, on retrouve les mêmes bases : d’un côté une certaine humanité, de l’autre une inertie qui s’établit au quotidien. Un bon exemple serait le patient portugais qui apparaît dans le film : pendant tout le tournage, l’interprète n’a été présent que pour une demi-heure. Le reste du temps, il n’y avait pas de communication. Dans ce sens, Ettelbrück reste un exemple typique de ces structures asilaires qui n’ont été ouvertes qu’à partir des années 1950 dans les pays voisins – alors qu’au Luxembourg, l’ouverture de la psychiatrie est très récente et logiquement cela se ressent.

C’est-à-dire que vous avez aussi remarqué que les grands changements étaient encore tout récents ?

Benoît Majerus : Oui, surtout parce qu’on a filmé dans une station qui n’a pas de vrai profil fixe, qui s’est un peu perdue dans la réforme récente. Ce n’est pas comme avec la psychiatrie pour jeunes par exemple, qui a un concept clair et qui sait où elle veut aller, tandis que cette unité est un peu ce qui reste de la psychiatrie à l’ancienne.

Anne Schiltz : Quitte à ce que la réhabilitation prenne une grande place dans leur travail.

« Si je devais rester plus longtemps dans cette structure, je deviendrais certainement fou à cause de l’infantilisation qui peut être extrêmement dure. » (Benoît Majerus)

Dans le film, on entend un infirmier se plaindre de devoir rendre des comptes selon un système à points – PRN – importé du Canada. Quel est le poids de la bureaucratie dans le quotidien des patients ?

Benoît Majerus : En effet, chaque effort est comptabilisé selon un système fixe. Mais ce n’est pas typiquement luxembourgeois, plutôt une tendance générale très courante en Europe occidentale qui consiste à comptabiliser les efforts médicaux. A la base, ce système est créé pour le personnel médical « normal », par exemple : une prise de sang prend en moyenne dix minutes, c’est donc un acte qu’on peut facilement comptabiliser. Mais cela n’est pas applicable en psychiatrie ou dans une station palliative.

Comment avez-vous réussi à gagner la confiance des patients pour qu’ils acceptent de se faire filmer ?

Anne Schiltz : C’était un travail de longue haleine. Nous avons eu l’idée de faire ce film en 2007. Après, nous avons commencé par sillonner les différentes stations et services à Ettelbrück pour finalement atterrir à la nôtre qui prend en charge des personnes psychotiques ayant dépassé leur phase aiguë. Nous l’avons aussi choisie parce que tous les patients se trouvaient tout juste dans une phase proche de leur départ de la structure et cela nous a paru idéal pour déstigmatiser le « fou ». Et puis, nous avons vécu en tout trois mois – quoique pas d’affilée – dans la station avec les patients, mais sans caméra. Pendant cette phase, nous avons pu nous familiariser tant avec le système qu’avec le personnel – la seule constante de la station. Et quand nous avons commencé le tournage, nous avons en premier lieu vécu une semaine avec les patients, sans encore tourner, mais en participant à toutes les activités. Nous avons donc partagé les mêmes toilettes et douches, nous avons fait de l’ergothérapie, nous avons dessiné?

Benoît Majerus : Et c’est ainsi que les patients ont fini par nous accepter. Ce qui était beaucoup plus difficile avec les membres du personnel parce qu’ils étaient les seuls à être présents en permanence – donc aussi les seuls à devoir faire face à la caméra pendant toute la durée du tournage.

Anne Schiltz : Mais finalement, à une exception près, beaucoup de patients étaient d’accord pour se laisser filmer.

Benoît Majerus : La chose la plus difficile pour nous, le premier jour où nous avons commencé à tourner, c’était de ne pas savoir qui accepterait de figurer dans le film par après. Car toutes les personnes qui se sont retrouvées dans le documentaire n’ont pas signé la décharge le premier jour, mais seulement vers la fin. Donc, on ne savait pas vraiment si on allait pouvoir utiliser le matériel qu’on filmait, ni comment filmer les personnes – de face ou de côté.

Est-ce que vous avez eu peur de devenir fous vous-mêmes en vivant sur la station ?

Anne Schiltz : Benoît certainement plus que moi ! C’était à cause des règles qu’il fallait suivre à la lettre au quotidien.

Benoît Majerus : Oui, mais de l’autre côté, les personnes que nous avons pu côtoyer dans la station étaient étonnamment normales, même si elles étaient sous traitement médical. Pourtant, si je devais rester plus longtemps dans cette structure, je deviendrais certainement fou à cause de l’infantilisation qui peut être extrêmement dure. Admettons que je pète vraiment un câble un jour et qu’on m’interne dans cette structure, je ne me sentirai pas plus à l’aise à cause justement de ces contraintes.

Le système est-il toujours fait pour briser les personnalités des patients ?

Anne Schiltz : Non, ce n’est pas vraiment le but du travail dans la station. Néanmoins, il y a beaucoup de contraintes : tu dois mettre la table pour tout le monde, veiller à ce que ta chambre soit bien rangée – comme on a dit, c’est infantilisant.

Benoît Majerus : Et les activités aussi sont très infantiles. Par exemple, on te force à dessiner, et moi je n’aime pas vraiment ça. C’est un peu le principe de l’institution.

« Le personnel sait que quand quelqu’un revient dire bonjour plusieurs fois, il va bientôt réintégrer la structure. »
(Anne Schiltz)

Une phrase récurrente dans votre documentaire est : « Je veux sortir d’ici ». Les patients ressentent-ils aussi négativement cette tutelle ?

Benoît Majerus : Sur ce point, nous sommes en pleine ambiguïté. S’ils veulent, ils peuvent sortir – dans cette station, les patients ne sont pas internés, donc forcés de rester. Mais cela fait aussi partie des choses que je voulais montrer dans ce film – à travers une cinématographie des patients et de la psychiatrie – que la chose est vraiment compliquée. Si certains préjugés envers la psychiatrie, surtout aux yeux des personnes issues des sciences humaines, sont bien vrais, les choses ne sont pas si évidentes.

Anne Schiltz : Il faut savoir que beaucoup des personnes qui voulaient sortir étaient, au départ, volontaires pour entrer dans la station. C’est un schéma récurrent : des personnes qui sont restées plusieurs mois sortent de la station à condition qu’elles trouvent une structure s’accueil ce qui, au Luxembourg, est un tout autre problème. Mais dès qu’ils se sentent un peu mal à l’aise en dehors des murs de la station, ils reviennent pour dire bonjour. Et le personnel sait que quand quelqu’un vient dire bonjour plusieurs fois, il va bientôt réintégrer la structure. Ils cherchent une certaine stabilité que l’Orangerie peut leur donner.

Benoît Majerus : Il y a aussi quelque chose de typiquement luxembourgeois dans le fonctionnement de la station : par exemple cet homme que nous avons filmé et qui venait juste de sortir de la prison de Schrassig. Comme les autorités ne savaient pas où le mettre, ils l’ont placé à Ettelbrück. Ca m’a un peu choqué. A sa sortie de prison, son dossier social n’était pas en règle et la seule vraie raison pour laquelle il a atterri dans la psychiatrie, c’est qu’ils savaient qu’il y avait aussi des assistants sociaux qui mettraient ses papiers en règle. Même s’il avait des problèmes neurologiques et des manques affectifs, et qu’il disposait d’une prescription pour des neuroleptiques, la question de ce qu’un cas pareil a à faire dans une station psychiatrique se pose toujours.

Ce qui frappe dans « Orangerie », c’est qu’en tant que spectateur, on se demande quel a été le but de ce film. Vouliez-vous raconter une histoire ou faire un documentaire plus sec sur l’état de la psychiatrie au Luxembourg ?

Benoît Majerus : Nous voulions capturer le quotidien dans une station psychiatrique au Luxembourg. Non pas à travers les histoires de deux ou trois personnes, mais en montrant ce qui s’y passe. L’acteur principal du film est la station elle-même.

« Orangerie », à partir de cette semaine à l’Utopia.


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