INTERVIEW: « Il faut supprimer certains médias »

Pierre Carles : réalisateur du film « DSK, Hollande, etc »

Interview : Marianne Louis et Jean-Sébastien Zippert

woxx : Comme on le voit dans votre film, les politiques – notamment les petits candidats à la présidentielle – n’hésitent plus à critiquer frontalement les médias, ce qui était encore inimaginable il y a quelques années. Est-ce un effet concret du travail des critiques des médias ?

Pierre Carles : Cela reste très exceptionnel. Il y a effectivement eu cette altercation entre Michel Denisot et Nicolas Dupont-Aignan pendant la campagne de 2012 ou les interventions de Jean-Luc Mélenchon contre David Pujadas ou d’autres journalistes vedettes, mais, parallèlement, Mélenchon est allé dans d’autres émissions sans s’en prendre à eux. En général, les hommes politiques, y compris ceux qui contestent le capitalisme, épargnent les responsables de l’information alors qu’il faudrait les considérer comme faisant partie intégrante du problème, comme étant ceux qui truquent les élections en soutenant certains candidats et en en dénigrant d’autres.

Donc, faudrait-il que les candidats contestataires aillent dans les médias pour les critiquer ou qu’ils les évitent ?

Qu’ils ne s’interdisent pas de critiquer ces médias qui militent pour l’ordre établi nous semble être le minimum. Dans un monde où ceux-ci joueraient correctement leur rôle, on distinguerait clairement les espaces de propagande où les hommes politiques pourraient exposer leur programme, sur un pied d’égalité, et les tranches d’information avec des journalistes jouant véritablement le rôle de contre-pouvoir, où ils seraient amenés à s’expliquer sur leurs actions politiques. Actuellement, les seuls soumis à la question sont les « petits candidats ». Les « gros », eux, bénéficient de nombreux espaces de propagande, présentés comme des émissions d’information. Ce n’est pas le cas de ceux qui se situent vraiment à gauche de l’échiquier politique, sauf pendant la campagne officielle lorsque la loi oblige les médias à leur accorder à contrecoeur un petit temps de parole. D’autre part, dans les émissions d’information, les politiques devraient tous être soumis à un « fact-checking » : à chaque fois qu’ils avanceraient quelque chose, des journalistes vérifieraient la justesse et la cohérence des données afin que l’on puisse, éventuellement, contester leurs assertions. Techniquement, c’est parfaitement possible, il manque juste une volonté politique de la part des patrons de chaîne, dépendants soit du pouvoir politique, soit du pouvoir économique. Résultat :
les politiques peuvent aujourd’hui raconter à peu près ce qu’ils veulent sans risquer, ou presque, d’être contredits.

La critique des médias s’est considérablement développée à la fin des années 1990. Malgré cela, les médias semblent plus dominateurs que jamais, comment ce phénomène s’explique-t-il ?

La critique des médias que nous avons développée a sûrement eu un impact. Des gens ont pris conscience que les médias manipulaient, défendaient l’ordre établi. Mais, à côté de cela s’est créée une vraie-fausse critique, assez soft et anecdotique, qui ne vise pas le renversement du système et s’en accommode. Une pseudo-critique des médias comme fin en soi, un business. Le système médiatique est un sous-système du système capitaliste : il ne s’agit donc pas de réformer TF1 ou France 2 mais de lutter contre le capitalisme en supprimant purement et simplement certains médias hégémoniques. A la télé, à la radio, dans les journaux, sur l’internet, on entend toujours les mêmes personnes rabâcher la même chose :  « La situation n’est pas terrible mais il n’y a pas de meilleur système que le système capitaliste. » Faudra-t-il aller jusqu’à leur clouer le bec pour que l’on puisse enfin entendre d’autres points de vue, remettant par exemple en cause la religion de la croissance ou critiquant la société de consommation ? Pour que ces points de vue hérétiques aient la possibilité d’être entendus et débattus, on va nous dire : « Créez vos propres médias indépendants. » C’est un piège car il est impossible de créer un média alternatif qui ait la puissance de TF1 – est-ce d’ailleurs souhaitable ? -, il faut donc supprimer des médias et libérer l’espace médiatique. Alors nous pourrons proposer un autre journal télévisé, qui commencerait non pas par un fait-divers – qui fait diversion, pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu – mais par un accident du travail, avec une rubrique « délinquance
financière » qui pourrait être facilement alimentée quotidiennement.

Dans votre documentaire Ni vieux, ni traîtres, vous évoquez le parcours des anciens l’Action Directe. Pourquoi fallait-il revenir sur ces évènements ?

Dans le cas l’Action Directe, des Cellules combattantes communistes en Belgique ou de la Fraction armée rouge en Allemagne, des gens ont pris les armes parce qu’ils jugeaient, à tort ou à raison, certaines choses inacceptables. Leurs combats ont été parfois sanglants, il y a eu des morts, mais pas autant que n’en a fait le capitalisme, notamment lorsqu’il pousse des salariés au suicide. Cette ultraviolence du système capitaliste n’apparaît jamais dans les médias qui atténuent, quand ils n’occultent pas, la violence de la loi du marché. On considère comme un acte « terroriste » le fait d’assassiner un PDG, comme l’a fait Action Directe en tuant celui de Renault, mais ce type d’action est rarement mis en rapport avec la violence sociale exercée par le PDG lorsqu’il « dégraisse » ou soumet ses ouvriers à des cadences infernales. Prendre les armes, c’est forcément présenté comme mal. Certes, ce n’est peut-être pas adapté à la situation de nos pays, mais ces mouvements de lutte armée font partie de notre histoire. Pourquoi ne pas essayer de comprendre leur émergence au lieu de les condamner a priori ? La télévision et le cinéma français n’ont jamais raconté cette histoire autrement que du point de vue policier. C’est pour proposer une autre version, non officielle, que nous avons essayé de réaliser un premier documentaire, maladroit. Nous espérons pouvoir en faire un second plus solide.

Lors du traitement médiatique de l’affaire Cahuzac, la plupart des médias dominants ont mis en doute le sérieux de Mediapart. Cette affaire va-t-elle fragiliser la position de certains éditorialistes ?

Non, certains ont des « casseroles » bien plus importantes. Il suffit de regarder Patrick Poivre d’Arvor qui n’a jamais été sanctionné pour la fausse interview de Fidel Castro en 1991. Concernant l’enquête de Mediapart sur Jérôme Cahuzac, si c’est un travail de qualité, je n’en dirai pas autant du comportement d’Edwy Plenel, le directeur de Mediapart, lorsqu’il était au Monde. Il avait tenté de jeter le discrédit sur l’enquête de Denis Robert sur le rôle de Clearstream au Luxembourg. Edwy Plenel n’est pas un saint et on peut se poser des questions sur son opportunisme. Nous avons trop souvent la mémoire courte. Voilà ce qu’il manque : des historiens. On devrait imposer la présence d’historiens indépendants et critiques dans les grands médias. Pour combattre l’amnésie médiatique.

Voir le film : http://www.pierrecarles.org/

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Les médias en campagne
Les responsables de l’information influent-ils sur l’issue du jeu électoral ? Le journaliste et cinéaste Pierre Carles et son équipe ont mené une enquête sur le rôle des médias lors des présidentielles 2012 en France. Ils s’invitent chez les grands de la presse parisienne pour les interroger sur le traitement de faveur flagrant dont bénéficie DSK, puis Hollande dès l’annonce de sa candidature. Le film DSK, Hollande etc., mis en ligne avant le premier tour de l’élection, retrace ces échanges qui en disent long. Sans détour, il démontre la façon dont les médias, par de soi-disant débats, ferment l’espace des possibles et taisent ou marginalisent ce qui ne rentre pas dans le cadre de leurs intérêts. Antidémocratique ? La présélection des candidats par des médias au service du système en place ressemble bien à un abus du quatrième pouvoir. Le film a été projeté le 8 avril 2013 à la Cinémathèque dans le cadre des projections « Le Monde en doc » et suivi d’un débat avec Pierre Carles, qui a bien voulu répondre à nos questions.


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