« Hémisphère gauche » de Razmig Keucheyan est la tentative – aussi ambitieuse que réussie – d’établir une sorte de cartographie des pensées critiques contemporaines.
Au commencement était la défaite. Tel est le point de départ d’« Hémisphère gauche », livre du sociologue français Razmig Keucheyan, dont l’idée est d’établir une « cartographie des nouvelles pensées critiques ». « Tout commence par une défaite », écrit l’auteur. « Quiconque souhaite comprendre la nature des pensées critiques contemporaines doit prendre ce constat pour point de départ. » La défaite, c’est celle de la gauche dite « de transformation » du 20e siècle, et elle s’annonce dès milieu des années 1970 : le choc pétrolier en 1973, la fin des « trente glorieuses », les élections de Thatcher en 1979 et de Reagan en 1980 puis le début de la marche triomphale du néolibéralisme ne sont que les signes précurseurs de la défaite cuisante du modèle soviétique en 1989.
Une défaite qui signe la fin d’un cycle politique. L’auteur énumère trois lectures possibles : la fin d’un cycle politique court, celui de la « nouvelle gauche », qui prend son essor en 1956, année de la crise de Suez et de l’écrasement dans le sang de l’insurrection de Budapest, et qui culmine en 1968. Ou alors c’est la fin de ce que l’historien Eric J. Hobsbawm appelle le « court 20e siècle » : un cycle politique qui s’est ouvert avec la révolution russe de 1917. Selon une autre hypothèse, 1989 voit la fin d’un cycle dont le début remonte à 1789 et la révolution française.
Quoi qu’il en soit : en 1989, un cycle politique prend fin – et laisse la gauche de transformation et ses penseurs sans repères. Un peu comme dans les années 1920, quand l’échec de la révolution allemande de 1923 a marqué un coup d’arrêt aux « espoirs de renversement immédiat du capitalisme » et conduit les penseurs critiques, selon Keucheyan, à la « fuite dans l’abstraction ». Dans quelle mesure la défaite de 1989 a-t-elle affecté les pensées critiques contemporaines ? C’est notamment à cette question que l’auteur d’« Hémisphère gauche » tente d’apporter des débuts de réponses. Mais pas seulement : le livre est, bien au-delà, un véritable état des lieux des « nouvelles théories critiques ».
Mais que sont donc ces « nouvelles théories critiques » ? L’expression, telle que l’auteur l’utilise, va bien au-delà de « la » Théorie critique (avec majuscule) développée par l’École de Francfort. « Dans l’acception qui lui sera donnée », explique l’auteur, « elle recouvre aussi bien la théorie queer développée par la féministe nord-américaine Judith Butler que la métaphysique de l’évènement proposée par Alain Badiou, la théorie du postmodernisme de Fredric Jameson, le postcolonialisme de Homi Bhabha et Gayatri Spivak, l’open marxism de John Holloway ou encore le néolacanisme hégélien de Slavoj Žižek. »
Les « nouvelles théories critiques » sont nouvelles en ce qu’elles sont apparues après 1989, ce sont des théories en ce qu’elles vont au-delà de certains aspects limités de l’ordre social existant pour le remettre en cause de façon globale, et elles sont critiques en ce que leur mise en question du monde contemporain est généralisée.
Une typologie des penseurs critiques
À travers la réaction de ces auteurs – et de bien d’autres encore – par rapport à la défaite de 1989 et plus généralement au reflux des mouvements sociaux dès la seconde moitié des années 1970, « Hémisphère gauche » établit une sorte de typologie des penseurs critiques contemporains. Six catégories sont relevées : les convertis, dont Alain Finkielkraut ou André Glucksmann, qui, pour l’auteur, ont « cessé d’élaborer une pensée critique » ; les pessimistes, comme Adorno ou Debord, qui, bien que demeurant critiques, se montrent dubitatifs sur les possibilités réelles de renverser le capitalisme ; les résistants qui, à la manière d’un Chomsky ou d’un Bensaïd, ont maintenu leur position même au-delà de la défaite. Il y a ensuite les novateurs – Negri et Hardt en font partie, tout comme Butler et Laclau -, dont les travaux se caractérisent souvent par un « brassage de références » ; les experts, ou « contre-experts », qui, forts d’une expertise dans un domaine spécifique, prennent à contrepied les discours dominants ; et enfin les dirigeants, qui, comme le sous-commandant Marcos ou le vice-président bolivien Álvaro Garcia Linera sont solidement ancrés dans les mouvements sociaux.
Keucheyan relève une spécificité des nouvelles théories critiques : leur dissémination géographique. Finie la domination des penseurs issus de l’Europe occidentale : désormais, « certains des principaux penseurs critiques contemporains sont originaires des marges du ‘système-monde’ ». D’ailleurs, le livre montre comment cette « périphérisation » de la pensée critique – et son « américanisation », dans une certaine mesure – l’a nourrie de « politiques d’identité », prenant en compte le « potentiel émancipateur » de groupes dominés. Il montre aussi comment le marxisme a rencontré dans le structuralisme pour la première fois un concurrent « digne de ce nom » et perdu l’hégémonie sur la gauche dont il disposait jusque-là.
La première partie du livre adopte le point de vue des penseurs qui ont développé une analyse systémique. Capitalisme, impérialisme, écologie, État-nation… c’est la façon dont les nouvelles pensées critiques conçoivent la nature et l’évolution du système global qui prime. La seconde partie est consacrée à la question du ou des « sujets d’émancipation ». Y a-t-il des potentiels « opérateurs » de la transformation sociale et qui sont-ils ?
« Hémisphère gauche » constitue un excellent point d’entrée aux théories critiques contemporaines. Que l’on dispose déjà d’une certaine expertise en la matière ou que l’on souhaite avoir un premier aperçu de ce qu’est la pensée critique de nos jours, le livre de Razmig Keucheyan, clair et précis et restituant en finesse les différentes approches, est absolument à recommander.