Politique
 : Vampire Nation


Dans son brûlot « Le loup dans la bergerie », la députée européenne EELV Eva Joly s’attaque au président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker. Mais à part répéter ce qu’on savait de toute façon, elle ne fait que détourner le regard des véritables enjeux et révèle son propre manque de vision.

1378leLoupdanslabergeriePour ne pas créer de malentendu, disons-le d’emblée : ceci n’est pas une défense de la politique menée par Jean-Claude Juncker, ni en tant que premier ministre du grand-duché de Luxembourg, ni en tant que président de la Commission européenne. Il s’agit plutôt d’analyser un livre pamphlet – apparemment écrit à la va-vite – qui dénonce certes des fautes commises par son personnage principal, mais qui laisse ouvertes quelques plaies béantes. Donc, il s’agira aussi de pointer les non-dits significatifs de l’ouvrage d’Eva Joly.

Pourquoi écrit à la va-vite ? Car on y trouve un certain nombre d’imprécisions qu’on pourrait pardonner à un journaliste n’ayant jamais rendu visite au pays – paradis fiscal – qu’il doit décrire, mais pas à un duo d’auteures – puisque le livre a été coécrit avec la chroniqueuse du « Monde » et de RTL Guillemette Faure – qui se prétendent tellement sûres de leur coup. Comme ces imprécisions anecdotiques dans le premier chapitre, où le duo décrit Belvaux, le lieu de naissance mythique de notre Jean-Claude Juncker national. Quiconque est déjà passé par là (et l’auteur de ces lignes a grandi à quelques pas de ce bled) sait très bien qu’il n’y a pas de « route d’Etz » dans cette ville – mais la route d’Esch, elle, existe bel et bien. Si les auteures se sont donné la peine d’y rencontrer des « Français qui descendent des whisky-coca en plein après-midi », elles auraient aussi bien pu noter correctement le nom de la rue – à moins que, pendant leur recherche, elles ne soient tombées dans un coma éthylique.

Mais trêve de plaisanteries. D’autres détails plus sérieux, qui concernent surtout la population luxembourgeoise, sont soit mal recherchés, soit laissés sans commentaire adéquat pour des raisons plus douteuses. Ainsi, Joly et Faure évoquent « le salaire minimum le plus élevé d’Europe : 1.900 euros par mois ». Sans autre commentaire. Premièrement, il s’agit du salaire brut, et puis elles omettent aussi de mettre en avant les coûts de la vie et du logement élevés. Et puis finalement, motus sur le fait que les inégalités dans ce pays de cocagne sont frappantes – avec un enfant sur cinq qui risque de tomber sous le seuil de pauvreté. Mais ça, ce ne sont que des détails qui empêcheraient Eva Joly de dire tout le mal qu’elle veut de Juncker – un homme qu’elle suspecte de ne vouloir privilégier que ses concitoyens au détriment des autres nations européennes, tout en jouant hypocritement la conscience sociale de l’Europe.

Mais la réalité est encore pire, car la richesse entrée par les banques d’affaires et les cabinets d’audit n’est pas redistribuée de façon égalitaire. La seule raison pour laquelle Eva Joly ne tient pas trop à insister sur ce point pourrait être que depuis 2013, ses camarades verts gouvernent aussi au grand-duché sans que grand-chose ne change finalement. La même chose vaut pour une affirmation comme : « Le Luxembourg échappe aussi au discours anti-immigrants. » N’a-t-elle pas entendu parler des résultats du référendum de 2015, perdu haut la main par la coalition au pouvoir, et cela avec un bel arrière-fond de xénophobie primitive – surtout en ce qui concerne le droit de vote des étrangers, qui est tout sauf un luxe dans un pays où 46 pour cent des résidents sont étrangers, justement ? Probablement pas, car les auteures semblent croire qu’être riche, ça dispense du racisme. Une pensée bien primitive.

À part ça, « Le loup dans la bergerie » refait l’histoire de la richesse du pays par sa place financière, explique comment le cadre légal a été exploité pour attirer les grandes banques et les cabinets d’audit qui viennent avec – tout en se basant sur des sources bien connues. Parmi elles, on trouve certes des Luxembourgeois, comme Edgar Bisenius, le secrétaire général de la Protinvest, qui se bat pour les petits actionnaires et qui poursuit un agenda bien à lui. Sinon, ce sont des articles de « Paperjam » par-ci et quelques statistiques européennes par-là – mais rien qui permette d’établir que Joly ou Faure aient jamais eu une vraie vue d’ensemble de la complexité du problème. Pire même, elles semblent vouloir la réduire au plus petit dénominateur commun : le Luxembourg.

Des titres de chapitre comme « L’Europe, une belle réussite… pour le Luxembourg » ou « Bloquer l’Europe pour mieux protéger le Luxembourg » annoncent la couleur. Certes, il y a du vrai dans ces reproches. Le Luxembourg a vraiment bloqué toute avancée au niveau du fameux « Group of Conduct », censé éviter la concurrence fiscale entre pays amis. Mais toujours en accord avec ses partenaires du Benelux. Ce n’est pas parce que le pays est le seul à avoir eu trois présidents de la Commission européenne (Thorn, Santer et Juncker) qu’il serait plus kleptocrate que d’autres. Chaque pays a ses propres recettes pour attirer les multinationales et le Luxembourg n’a pas gagné à chaque coup, ni ne pratique toutes les techniques d’optimisation fiscales. Les « patent boxes » sont une spécialité néerlandaise, tandis que les Belges préfèrent les intérêts notionnels.

Cela ne disculpe nullement le pays d’avoir fait des « tax rulings » une véritable industrie, ni d’avoir joué de son extraordinaire influence – par rapport à sa taille réelle – sur la législation européenne de façon à assurer les arrières de sa place financière. Mais en (re)détaillant cela, Eva Joly, enfonce, pour le lecteur luxembourgeois averti du moins, des portes ouvertes.

Un Luxembourg bashing en règle – sans plus

Le plus intéressant, ce sont donc les pistes que la députée européenne et ancienne candidate à la présidence française n’explore pas. Ainsi, un grand oubli du « Loup dans la bergerie » concerne la coalition au pouvoir : motus sur le silence absolu de ses collègues verts grand-ducaux qui étaient au pouvoir quand le scandale « Luxleaks » a éclaté. Pas un mot non plus sur l’attitude réticente envers plus de justice fiscale européenne et globale de ces mêmes camarades. Et c’est bien dommage, car ce silence enlève à son pamphlet médiocre ce qui lui restait de crédibilité.

Mais il y a bien pire encore : dans ce livre, Eva Joly ne va pas au-delà de l’accusation et de la caricature qu’elle dresse d’un pays. Alors que, en vraie politicienne, elle devrait proposer des alternatives, des chemins hors de cette UE antidémocratique et soumise aux dogmes néolibéraux. Pourtant, dans ce livre, on ne trouve pas une once de perspectives futures. Juste des cris d’accusation de quelqu’un qui – si elle était élue pour une fois à un vrai poste de responsabilité – capitulerait probablement tout autant devant les « évidences » de l’ordre néolibéral. George Monbiot, dans un essai intitulé « Neoliberalism – the ideology at the root of all our problems » et publié dans le « Guardian » anglais en avril 2016, concluait : « A coherent alternative has to be proposed. For Labour, the Democrats and the wider left, the central task should be to develop an economic Apollo programme, a conscious attempt to design a new system, tailored to the demands of the 21st century. » Avec Eva Joly, on est à des années-lumière de ce programme.

« Le loup dans la bergerie »,
 Eva Joly, Guillemette Faure,
 Les arènes, 2016

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