POLITIQUE CULTURELLE: Nouvelle(s) censure(s)

Alain Lefèbvre est professeur à l’université de Toulouse et sera le représentant d’Attac France lors du colloque « culture – argent – censure » qui se déroulera ce weekend au Centre culturel de rencontre Abbaye de Neumünster.

Pense que la culture est devenue l’esclave de la bureaucratie et du libéralisme: Alain Lefèbvre, professeur à l’université de Toulouse, sera présent au colloque
«culture – argent – censure» ce week-end.

woxx : En 2008, nous célébrons les 40 ans de la « révolution » de 1968. Alors que le monde ne va pas forcément mieux. Qu’est-ce qui a changé pour vous ?

Alain Lefèbvre : En 1968, j’avais 27 ans et je me trouvais en Algérie, donc loin du coup. A l’époque, j’étais un peu dans une ambiance intellectuelle, qui consistait surtout dans une lecture collective des travaux d’Althusser. C’est important, parce qu’il y avait alors deux orientations idéologiques qui ont joué un rôle. D’une part un renouveau du marxisme, et de l’autre l’orientation de la critique de la société du spectacle – les situationnistes aux côtés de Debord -, ce qui n’était pas la mienne. Même si, d’un point de vue artistique, il est difficile de ne pas établir une sorte de filiation entre la critique de la société du spectacle et la mise en avant de cette société du spectacle dans le domaine artistique et culturel. C’est de là que vient la préponderance de la communication dans ce domaine. La figure de l’artiste-démiurge est une suite logique de cette évolution. Et c’est moins l’artiste lui-même que l’image du créateur qui est mise en avant.

S’agit-il d’une mise en scène du créateur ?

Tout à fait, une mise en scène du créateur. Et puis une autre forme très significative également en termes de communication et de spectacularisation, qui est l’entrée de la culture dans le domaine du marketing territorial. Je travaille beaucoup sur cette dimension, au niveau des collectivités territoriales et locales. Je pense entre autres à ce qui se passe autour de villes européennes de la culture.

Vous avez visité le Luxembourg en 2007 ?

Non, mais je me suis rendu à Lille en 2004.

Et qu’est-ce que vous en avez retenu ?

J’en ai surtout retenu qu’il s’agissait clairement de culture événementielle et non pas d’une manifestation artistique. Pour les organisateurs le but principal était avant tout de vendre un territoire. C’est la culture comme valeur d’échange et non pas comme valeur d’usage. La culture est mise au service d’une stratégie de marketing territorial qui sert avant tout à remplir les caisses de la branche touristique. Et cela peut bien être en contradiction avec des pratiques artistiques. Par exemple Toulouse, la ville où j’habite, est candidate à devenir ville européenne de la culture en 2013. J’ai assisté à une réunion où les responsables du projet avaient été sommés par les autorités politiques locales de venir s’expliquer sur les projets avec un certain nombre d’acteurs culturels de la ville et de la région. Ce qui a été très clair, c’est qu’ils ont signifié aux artistes de ne pas venir les emmerder, qu’il s’agissait d’un projet européen qui a sa propre logique qu’il faut absolument respecter, sinon on va au casse-pipe. Disons que cela s’est soldé par un dialogue de sourds, pendant lequel tout un chacun est resté dans son coin. Cette approche là n’est pas propre au développement culturel d’une ville comme Toulouse.

Le phénomène de la marchandisation de la culture date de quand à votre avis ?

Cette évolution a été consubstantielle à la naissance des arts libéraux. Il y a une sorte d’aura de l’artiste, particulièrement l’image du poète romantique. Qui d’ailleurs n’a pas de prix en quelque sorte, mais qui par contre a un coût. Et à partir du moment où il n’y a pas de prix, il y a un prix sans limites. On n’a aucune référence à la valeur travail. D’ailleurs Marx le dit très bien dans le « Capital » : les productions artistiques échappent à la loi de la marchandise, parce que précisément elles sont associées à d’autres considérations qui sont la rumeur, la notoriété etcetera. C’est un phénomène très ancien. Qu’il se soit accentué et développé par après est très normal. On a vécu une vraie prise de pouvoir par la valeur d’échange sur l’art et la culture au dépens de sa valeur d’usage.

Qu’est-ce que la valeur d’usage, par rapport à la valeur d’échange de l’art et de la culture ?

La valeur d’usage, c’est tout dans l’art qui peut faire travailler nos imaginaires et élargir ou changer notre perception du monde. Je ne dis pas que cette valeur a disparue, mais qu’elle est de plus en plus mise au service – y compris dans les politiques culturelles publiques – du capital. Comme le Louvre à Abou-Dhabi par exemple.

Cette pratique de la culture a-t-elle engendrée de nouvelles formes de censure ?

Il y a deux mécanismes de la censure de nos jours : d’abord un mécanisme marchand qui est causé par les grands canaux de diffusion. Ce sont ceux qui vendent du temps de cerveau disponible aux grandes marques. Les grandes industries du loisir ont monopolisé ces canaux. Là, il y a une censure en termes d’occupation du temps, qui me semble extrêmement importante. Et qui fait que de nos jours, on dit qu’il y a beaucoup trop de production artistique. Mais on oublie de dire que la majorité du temps est occupée par les grands canaux de diffusion. Il y a des choses plus complexes : on pourrait élargir cette réfléxion à l’internet par exemple, qui modifie un peu la donne. Une autre forme de censure est celle qui est inhérente à l’action culturelle publique. De par toutes ces médiations autour d’experts et de conseillers qui disent ce qui est bien et ce qui ne l’est pas. Et qui décident après tout du financement de projets artistiques. Cette machine bureaucratique a instauré un vrai système normatif, un système de classement et donc forcément un système de censure. Quand on voit la manière dont sont choisies des companies qu’on subventionne ou pas, les artistes plasticiens qui peuvent exposer en public et d’autres encore, on ne peut que constater qu’en effet il y a censure. Et une censure plus efficace que la censure juridique qui ne peut formuler que des interdits.

Mais la censure juridique n’a-t-elle pas évoluée ? Dans le sens que ce n’est plus un Etat qui interdit mais des individus qui peuvent défendre à un artiste de dire ou de faire telle ou telle chose ?

Oui, il y a ces éléments-là. Mais c’est un phénomène inhérent à une société libérale où le droit de la personne peut très bien empiéter sur le droit d’expression artistique et donc devenir de la censure. Il y a aussi cette idéologie selon laquelle par le biais de la sphère privée on peut effectivement interdire une ?uvre. A cela s’ajoute le problème des droits d’auteurs, qui permettent d’interdire des représentations.

Ces nouvelles formes de censure sont-elles plus dangereuses que la censure idéologique ?

D’une certaine manière oui, parce qu’elles n’aparaissent pas comme censure. Elles sont masquées par des médiations économiques qui ne sont pas toujours évidentes. C’est vrai que quand l’Etat dit qu’il interdit telle ou telle ?uvre, il est beaucoup plus facile d’organiser des mobilisations.

De plus, ces types de censure sont beaucoup plus difficiles à subvertir.

Absolument. Et à cela s’ajoute la prise en compte des phénomènes économiques dans la censure qui peut résulter dans l’auto-censure. L’artiste qui veut se faire subventionner sait ce qu’il ne doit pas dire. Cela aboutit à un certain formatage tout à fait regrettable.

Le colloque « culture-argent-censure » est organisé par le parti de la gauche européenne, Attac et l’abbaye de Neumünster. Il se tiendra du vendredi 11 avril (début 14.30) au samedi 12 avril (toute la journée) à l’abbaye de Neumünster.
Plus d’infos sous : www.culture-argent-censure.eu


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