PAYS BASQUE: Nouvelle donne

ETA a déclaré lundi 10 janvier un cessez-le-feu « permanent, général et vérifiable internationalement ». Pour la première fois, l’organisation semble renoncer à son propre agenda pour se soumettre aux exigences du parti politique représentant sa base sociale, Batasuna.

64.000 personnes défilent à Bilbao le 8 janvier 2011 contre le régime d’exception imposé aux quelque 700 prisonniers d’ETA.

C’est un pas historique. ETA a rendu public lundi 10 janvier un communiqué annonçant un « cessez-le-feu permanent, général et vérifiable par la communauté internationale ». Les termes sont choisis. Ils répondent d’une part aux exigences de sa base sociale, les indépendantistes basques représentés par le parti Batasuna, interdit en 2002 pour ses liens supposés avec ETA. Ces exigences ont été énoncées dans l’accord de Gernika pour la mise en place d’un processus de paix, accord adopté le 25 septembre dernier par des représentants de Batasuna, de cinq autres partis et de 25 organisations sociales et syndicales.

Les mots utilisés par ETA répondent également aux demandes des 21 signataires de la déclaration de Bruxelles s’engageant pour la résolution du conflit basque que sont, entre autres, les Prix Nobel de la Paix sud-africains et irlandais Desmond Tutu, Frederik de Klerk, John Hume et Betty Williams, la fondation Nelson Mandela et Raymond Kendal, ancien secrétaire général d’Interpol. Réunis au Parlement européen le 30 mars 2010, ils ont posé comme condition, avant de faire pression sur Madrid, qu’ETA déclare un cessez-le-feu unilatéral, permanent et vérifiable.

ETA a donc accepté de cesser ses actions pour laisser la place à la négociation entre forces politiques et sociales, sans assurance sur le sort de ses quelque 700 prisonniers ni sur la portée de l’accord politique qui pourrait être obtenu avec Madrid. En ce sens, l’on peut considérer que même si c’est encore ETA qui focalise l’attention des observateurs, l’organisation n’est plus l’acteur principal du conflit qui oppose depuis des décennies le Pays basque à l’État espagnol (une chronologie est disponible sur notre site Internet). C’est bien la gauche abertzale (patriotique) autour de Batasuna qui a aujourd’hui le premier rôle et détermine le calendrier politique.

Batasuna change la donne

La gauche abertzale a su s’opposer à ETA dans un rapport de force où a été mis dans la balance le fait qu’ETA ne conservait plus comme soutien que celui des dirigeants de Batasuna et d’un noyau de plus en plus réduit de ses militants. Une phrase clé a été prononcée par le principal porte-parole de Batasuna depuis sa prison de Logroño, Arnaldo Otegi (voir encadré). Interrogé par El País après l’annonce par ETA d’un premier cessez-le-feu (ni général, ni vérifiable, donc insuffisant) le 5 septembre dernier, il répond à la question : « Si l’ETA tuait demain, vous condamneriez ? ». « Si de tels événements se produisent », indique Arnaldo Otegi, « la gauche abertzale, selon sa propre réflexion et selon ses engagements avec la communauté internationale pour mettre en ?uvre les Principes Mitchell, s’opposerait à une telle action. » Batasuna affirmant publiquement qu’elle est prête à s’opposer à ETA, l’avancée est sans précédent. « Nos positions actuelles sont le résultat d’un long processus de maturation qui a été, ou n`est pas, exempte de complications (?) », poursuit Arnaldo Otegi. « Le plus important est qu’il se soit produit en dépit de puissants agents de l’État qui ont cherché à l’empêcher par la répression, et par notre emprisonnement. Eh bien, ils n`ont pas réussi. » (1)

Comment s’est passée cette évolution ? La meilleure chance qu’a eue ETA d’arrêter son action dans de bonnes conditions a été le processus de paix de Lizarra-Garazi, en 1997. Les nationalistes modérés qui dirigeaient la Communauté autonome basque depuis 1980 s’étaient unis à la gauche abertzale pour porter face à Madrid la revendication de l’autodétermination du peuple basque, majoritaire en son sein, ce qui avait conduit à une trêve de l’ETA suscitant un espoir considérable, mais vite déçu. Devant le manque d’avancée des négociations avec Madrid, ETA a repris les armes. A commencé alors un lent mais inexorable éloignement des sympathisants abertzale, accentué par la répression qui a suivi de la part des autorités espagnoles : interdiction de Batasuna, fermeture de journaux, poursuite de la torture des militants arrêtés, emprisonnement de militants associatifs, etc.

Et aujourd’hui ? « ETA », selon le professeur à l’Université du Pays basque Mario Zubiaga, interrogé par woxx, « se fait l’écho de la volonté des mouvements souverainistes et de gauche, une volonté qui s’appuie sur une analyse très simple : la meilleure contribution qu’ETA puisse faire au souverainisme basque est la fin de ses activités. Ce nouveau contexte est ce qui permet une lecture nouvelle, beaucoup plus profonde, du concept de `trêve‘, qui évidemment ne suppose pas une dissolution unilatérale en tant que telle, cette décision devant intervenir dans le cadre d’un dialogue qui envisage le dépôt des armes et la libération progressive des prisonniers politiques en Espagne et en France. »

Frères ennemis ?

L’interdiction du parti politique Batasuna, décision hautement antidémocratique et unique en Europe, a été un élément décisif. Ne pouvant participer aux élections, Batasuna s’est retrouvé hors-jeu. Par ailleurs, les dizaines d’arrestations de membres de l’ETA opérées par les polices espagnoles et françaises, et la pression politique internationale et mise en ?uvre par le gouvernement espagnol dans le contexte de la lutte mondiale contre le terrorisme depuis 2001 ont fini d’affaiblir ETA.

On peut donc d’une certaine manière considérer aujourd’hui que Batasuna et ETA sont devenus deux frères ennemis, aux intérêts divergents, la survivance de l’un signifiant la disparition de l’autre. En février 2010, Batasuna a soumis à ses militants la motion Zutik Euskal Herria, qui peut se résumer ainsi : Batasuna doit privilégier la lutte politique pacifique, et si les attentats se poursuivent, s’y opposer. Une autre motion prônait le maintien de la stratégie en vigueur jusque-là, qui laissait davantage l’initiative à ETA pour attendre une fenêtre de négociation possible. La première motion l’a massivement emporté. « La direction a connecté avec sa base, c’était nécessaire », résume pour woxx Jean-Claude Aguerre, porte-parole de Batasuna. « Une force politique n’a de force que si elle représente sa base. » Privée d’expression politique, la gauche abertzale n’en a pas moins conservé sa place dans la société basque, où elle représente à elle seule entre 150.000 et 250.000 militants. À eux s’ajoutent des centaines de milliers de citoyens favorables à l’indépendance, et d’autres réclamant une plus grande autonomie et le droit d’autodétermination, sans être pour autant favorables à l’indépendance, pour constituer un mouvement nationaliste majoritaire. « On ne peut pas imaginer qu’une lutte comme la nôtre dure si longtemps sans qu’elle soit profondément enracinée dans la société », indique Jean-Claude Aguerre.

Et maintenant ?

Samedi 8 janvier, 64.000 manifestants ont défilé à Bilbao en faveur du rapprochement du Pays basque des prisonniers de l’ETA, dispersés par Madrid aux quatre coins de l’État espagnol. Une manifestation record pour ce petit pays et un signe que la société basque est prête à se mobiliser sur le terrain politique. Le communiqué de l’ETA est intervenu moins de 48 heures après. Selon Txelui Moreno, autre porte-parole de Batasuna, ce communiqué historique ouvre la voie, mais il y en aura d’autres : ETA « aura beaucoup d’autres choses à dire », a-t-il estimé, notamment concernant l’irréversibilité de sa décision.

La réponse de l’Espagne et de la France ne s’est pas fait attendre : dès le 11 janvier au matin, elles arrêtaient Itsaso Urteaga, en Gipuzkoa, et son compagnon Iraitz « Tximas » Gesalaga, côté français, pour collaboration avec ETA. Tout sauf un geste d’apaisement. L’ensemble des partis politiques espagnols, de même que les socialistes au pouvoir dans la Communauté autonome basque depuis 2009, ont par ailleurs jugé ce communiqué insuffisant. « La réaction de Madrid était prévisible, explique Mario Zubiaga. Elle répond à des motifs divers, certains assez inavouables. Beaucoup de partis se satisfont très bien de la situation de violence plus ou moins résiduelle ; l’activité d’ETA renforçait le nationalisme espagnol le plus virulent, permettait l’illégalisation de 15 pour cent de l’électorat basque et la création de majorités artificielles comme celle au pouvoir actuellement au Pays basque, et fragilisait les positions les plus progressistes en Euskal Herria. »

En outre, la question basque est un enjeu électoral entre le PSOE, parti du premier ministre socialiste José Luis Zapatero, et le Parti populaire (PP, opposition de droite). José Luis Zapatero peut, même en maintenant le statu quo, se prévaloir d’une victoire sur ETA. En revanche, s’il acceptait de négocier et échouait, le PP ne manquerait pas de profiter de sa « faiblesse » pour accroître l’avance qu’il a déjà dans les sondages. Il semble donc difficile que des négociations s’ouvrent avant les prochaines élections législatives espagnoles, en 2012.

Indispensable médiation internationale

Pour faire bouger les lignes, il faudra donc un élément nouveau, que pourrait constituer la pression internationale. L’avocat sud-africain Brian Currin, coordinateur de la Déclaration de Bruxelles, va annoncer sous peu la composition du Groupe international de contact qui se rendra au Pays basque pour commencer son travail de médiation. Une mission difficile, car le gouvernement espagnol rejette toute ingérence internationale, indiquant que la vérification du cessez-le-feu ne devait impliquer que les forces de sécurité espagnoles. Ce qui revient à demander une humiliante reddition.

De son côté, un Friendship pour le Pays basque constitué en 2005 par des députés européens a souligné qu’après le « geste courageux d’ETA » le gouvernement espagnol « devrait répondre positivement et s’engager à résoudre le conflit ». François Alfonsi, membre actif de ce Friendship qui avait fait adopter en 2006 une délibération du Parlement demandant à la Commission d’agir pour promouvoir la paix au Pays basque, annonce que le Friendship va bientôt solliciter le Parlement, la Commission et le président du Conseil, Herman Van Rompuy. Il s’agit de « mettre tout le poids politique nécessaire » pour pousser l’Espagne à négocier et à mettre fin à une situation « inacceptable pour l’Europe » : « Nulle part ailleurs n’existent de tels écarts entre les libertés publiques effectives et les standards démocratiques de l’Europe. »

Qu‘ ETA ait réellement décidé d’abandonner la lutte armée, ou qu’elle n’ait que cédé aux pressions de Batasuna importe peu. Dans les deux cas, maintenir la paix implique d’ouvrir un dialogue pour rendre impossible politiquement une réactivation du dernier mouvement armé d’Europe.

(1) L’intégralité de l’entretien est sur www.paysbasqueinfo.com, rubrique Archives, semaine du 18/10/2010.

Dante Sanjurjo est journaliste indépendant et vit à Bayonne.

 

Libérer Otegi
Arnaldo Otegi est un homme clé de la pacification du Pays basque. C’est lui qui a mené avec le socialiste basque Jesús Egiguren les négociations préalables à la trêve de 2006. Il est aussi l’un des principaux acteurs de l’affirmation de Batasuna face à ETA, et donc du cessez-le-feu actuel. Pourtant, le gouvernement espagnol l’a fait arrêter le 14 octobre 2009, en même temps que sept autres responsables politiques et syndicaux avec qui il travaillait au scénario de fin de la lutte armée se mettant aujourd’hui en place. Dix ans de prison ont été requis contre lui pour avoir voulu créer une « alliance indépendantiste » ayant pour but la « confrontation entre le Pays basque et l’État ». L’État espagnol craint-il davantage d’avoir à se battre sur le front politique que militaire ? La libération d’Otegi et de ses codétenus sera l’un des éléments qui permettront de juger des intentions de Madrid.

 

Pays basque : une chronologie
10 janvier 2011 : ETA déclare un « cessez-le-feu permanent, général et vérifiable par la communauté internationale ».
5 septembre 2010 : communiqué d’ETA annonçant un premier cessez-le-feu, avec la fin de ses actions offensives.
2007 : des dizaines de militants indépendantistes de la mouvance associative et politique sont condamnés à des années de prison.
30 décembre, 2006 : en tuant deux personnes dans un attentat à la bombe à l’aéroport de Madrid, ETA enterre de fait le processus de négociation, qui était dans l’impasse.
22 mars 2006 : ETA déclare un cessez-le-feu permanent.
2003 : le gouvernement espagnol, après avoir interdit de nombreux journaux et associations de la mouvance indépendantiste, interdit le très respecté quotidien Egunkaria. Son directeur, Martxelo Otamendi, affirme avoir été torturé. Forte réaction de la population basque dans son ensemble.
2002 : Interdiction judiciaire puis légale de Batasuna (parti successeur d’Herri Batasuna) en raison de ses liens présumés avec ETA.
2001: l’Union européenne inscrit ETA sur la liste des organisations terroristes créée après l’attentat du World Trade Center, à New York.
2000 : Assassinat du journaliste José Luís de la Calle.
Novembre 1999 : Après l’échec des négociations entre le gouvernement espagnol et ETA, ETA annonce la fin de son cessez-le-feu.
Septembre 1998: ETA annonce un cessez-le-feu illimité.
Avril 1998 : Accord de paix en Irlande du Nord. La voie semble tracée pour les indépendantistes basques.
Septembre 1998 : Accord de Lizarra-Garazi entre partis, syndicats et associations nationalistes modérés et indépendantistes pour promouvoir ensemble face à Madrid une négociaiton politique créant les conditions pour l’arrêt des actions d’ETA.
1997 : ETA commence à s’attaquer à des élus locaux au Pays basque. Kidnapping et assassinat de Miguel Angel Blanco, jeune élu de droite. La réprobation en Espagne est sans précédent. 23 leaders d’Herri Batasuna sont mis en prison pour coopération avec ETA. C’est la première fois que le mouvement politique est visé par la justice.
1980 : ETA tue 118 personnes, c’est l’année la plus meurtrière.
1978 : Adoption de deux statuts d’autonomie distincts, pour deux entités séparées : la communauté autonome basque (Biskaia, Araba et Gipuzcoa) et la Navarre. Création du mouvement politique Herri Batasuna, qui porte les mêmes revendications qu’ETA.
1977 : Amnistie des prisonniers politiques, dont ceux d’ETA.
1975 : mort de Franco. Début de la négociation entre les démocrates espagnols et les militaires pour une transition vers la démocratie. Ces derniers font du maintien de l’unité de l’État espagnol une condition sine qua non de la transition. La Constitution de 1978, toujours en vigueur, verrouille les institutions en ce sens.
1973 : ETA assassine à Madrid le dauphin politique du dictateur Franco, le premier ministre Luis Carrero Blanco.
1968 : ETA commet son premier assassinat, celui du chef de la police secrète de Saint-Sébastien et tortionnaire notoire Melitón Manzanas.
1959 : Fondation d’ETA, organisation politique visant l’indépendance du Pays basque.
1937 : le général Franco occupe le Pays basque, qui a bénéficié sous la République d’un niveau d’autonomie sans précédent. Les aspirations indépendantistes sont brutalement réprimées.
 


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