BELGIQUE: Alors, on danse ?

L’imbroglio belge ne met pas uniquement l’unité de la nation en danger. C’est aussi un danger pour les conquêtes sociales.

La crise belge a aussi ses côtés positifs. Pour le caricaturiste Pierre Kroll, elle constitue une aubaine créative et fait le bonheur des lecteurs du Soir. (Illustrations : Pierre Kroll dans « Le Soir ». A lire aussi son dernier ouvrage « Alors on danse », Editions La renaissance du Livre)

Le tube lancinant du Bruxellois Stromae est un peu devenu l’hymne de la belgitude. Le caricaturiste Pierre Kroll a d’ailleurs repris le titre « Alors on danse » à son compte, pour illustrer avec une bonne dose de dérision les malheurs de la Belgique. On y voit notamment le Roi des Belges danser (ou tituber ?) avec un lion noir et un coq rouge (emblèmes respectifs de la Flandre et de la Wallonie).

L’humeur des Belges oscille entre lassitude et colère sourde en voyant, jour après jour, leur pays s’enfoncer dans la crise politique. Fait relativement nouveau, cette lassitude s’est exprimée dans la rue, par une manifestation qui a rassemblé quelque 25.000 personnes, suite à une initiative lancée par quelques jeunes sur Facebook, et largement relayée par les médias. Le problème, c’est que le message de cette manifestation était tout sauf clair : il se limitait à demander un gouvernement, en dénonçant la politique politicienne… Les organisateurs avouaient d’ailleurs sans rougir qu’ils ne comprenaient pas grand-chose aux problèmes communautaires. Du côté politique justement, chacun a pu interpréter le message à sa manière sans rien changer à sa stratégie.

Dans la catégorie des réactions cocasses, il faut citer l’appel de l’acteur Benoît Poelvoorde à se laisser pousser la barbe tant que la Belgique n’a pas de gouvernement. L’idée a fait son buzz, mais la population féminine a eu un peu de mal à suivre le mot d’ordre… Si bien que ce lundi 7 février, une sénatrice du SP.a (socialistes flamands) proposait aux femmes de décréter une grève du sexe tant qu’un gouvernement ne serait pas formé. Une illustration de plus du sens bien belge de la dérision ? Peut-être, mais aussi d’une belle débandade dans un climat tendu.

Le gouvernement en position démissionnaire (ou plutôt en « affaires courantes ») depuis plus de 240 jours est-il appelé à durer indéfiniment ? Il a en tout cas reçu l’injonction royale de préparer un budget 2011 qui réponde aux exigences internationales et notamment européennes et de mettre en route des « réformes structurelles » pour les années qui viennent… Le renforcement des prérogatives d’un gouvernement en affaires courantes fait débat parmi les constitutionnalistes, mais ne devrait pas poser de véritable problème juridique. Par contre, le problème démocratique est bien là : ce gouvernement a été clairement désavoué lors des dernières élections et le fait qu’il prenne des décisions de cette importance, sans aucune pression de l’électeur, pose une question très simple : à quoi servent les élections ?

Après l’échec de Johan Vande Lanotte (SP.a), dont la note a été refusée par la N-VA et le CD&V, c’est au tour de Didier Reynders (MR) de tenter de relancer les négociations pour la formation d’un nouveau gouvernement. Cadeau empoisonné pour une formation politique qui supportait mal sa mise à l’écart depuis plus de 6 mois ? Didier Reynders a sans doute flairé le piège et a d’emblée placé la barre très bas. Il faut dire que le délai qui lui est imparti est plutôt court. Passer du constat de rupture à l’idylle communautaire au lendemain de la Saint Valentin relève de la mission impossible. Didier Reynders a donc pour seule ambition de « remettre les gens autour de la table ».

L’enjeu bruxellois

Sur le fond, on voit mal comment le MR pourrait faire avancer les négociations, avec un Olivier Maingain (FDF) dans ses valises. En effet, le FDF a toujours montré la plus grande fermeté sur le dossier « BHV » (Bruxelles-Halle-Vilvoorde), en s’opposant à la scission de l’arrondissement BHV voulue par les partis flamands. Alors que Didier Reynders débutait ses consultations, Olivier Maingain remontait au front en déclarant que « les Flamands n’auront pas Bruxelles ». On peut trouver mieux pour détendre l’atmosphère… Quant à Caroline Gennez (SP.a), habituellement modérée sur les questions communautaires, elle prévenait : « Si le MR vient avec l’élargissement de Bruxelles, alors Didier Reynders peut faire ses valises ». Alors que depuis quelques jours, les partis francophones relançaient cette idée.

Bref, plus de 240 jours après les élections, on a toujours l’impression de tourner en rond dans la même quadrature du cercle. Car pour le résumer très succinctement, le problème est le suivant :

Forte de son succès électoral, la N-VA veut mener une profonde réforme de l`État afin de donner beaucoup plus d’autonomie à la Flandre sur le terrain socio-économique. Pour le parti nationaliste flamand, il s’agit en fait de mener une politique ultra-libérale qui serait difficile à mettre en ?uvre à l’échelle nationale, étant donné le poids des socialistes en Wallonie. Sur le terrain purement communautaire, la N-VA, suivie par tous les partis flamands, veut imposer la scission de l’arrondissement BHV, en remettant en question les facilités accordées aux francophones vivant dans la périphérie bruxelloise, sur le territoire flamand.

Du côté francophone, le PS montre une certaine souplesse sur le plan communautaire, en acceptant de discuter de BHV, mais se montre beaucoup plus réticent sur le terrain socio-économique et notamment sur la question de la Sécurité sociale. Côté MR, c’est à peu de chose près le contraire : souplesse sur le socio-économique et crispation sur Bruxelles et BHV. Jusqu’à présent, la N-VA et le CD&V ne semblent rien vouloir céder. Et les tentatives d’« user » la N-VA ou de l’isoler du CD&V semblent pour l’instant vouées à l’échec.

Récemment, la N-VA a toutefois utilisé un ton plus conciliant, en laissant entendre qu’« une solution est toujours possible ». Fait plus marquant, un discours nouveau sur Bruxelles, dont l’existence comme Région à part entière n’est plus niée comme par le passé. Réelle concession ou repli tactique de la N-VA? Côté francophone, la méfiance est de mise. Un éditorialiste du quotidien « Le Soir » y voit plutôt un moyen d’accélérer la marche vers l’indépendance de la Flandre en la débarrassant du « poids » de Bruxelles.

Alors, au final, quelle solution pour la Belgique ? Le retour aux urnes ? Personne n’en veut. « C’est pourtant le scénario le plus probable », pour Demetrio Scagliola, éditorialiste du groupe Sud Presse. Reste qu’il faudra attendre que le gouvernement en affaires courantes boucle le budget 2011 avant de pouvoir l’envisager sérieusement. Un plan B ? C’est un peu le monstre du Loch Ness belge. Tout le monde en parle mais personne ne l’a jamais vu. Pourtant il existe. Un groupe de travail portant le doux nom de « 4P3U » (4 partis et 3 universités francophones) planche sur un scénario de scission du pays depuis plusieurs années. Des notes circulent sur le volet financier d’un tel scénario. Mais c’est une hypothèse lointaine.

« Le problème, c’est pas la langue, c’est le SEX »

En attendant, l’impasse est toujours complète. Faudra-t-il un élément extérieur pour briser le cercle vicieux ? Et si les marchés financiers venaient à « s’occuper » du cas belge avec la même rapacité que pour la Grèce, l’Irlande ou le Portugal ? Les partis politiques reviendraient-ils à un peu plus de réalisme pour sauver le bateau contre les flibustiers de la haute finance ? A voir. Et si ce n’était pas le Capital, mais le Travail qui passait à l’offensive ? La grogne sociale monte en Belgique, au Nord comme au Sud du pays, pour plusieurs motifs. Le principal est l’accord interprofessionnel, que deux syndicats ont refusé (la FGTB socialiste et la CGSLB libérale) tandis que le troisième, mais aussi le plus important, la CSC (chrétienne), l’acceptait. Un appel à une journée nationale de grève pour le vendredi 4 mars a déjà été lancé par la FGTB. Et le gouvernement (toujours en affaires courantes) est appelé à jouer les arbitres entre le patronat et les syndicats, ce qui ne sera pas simple dans le contexte actuel.

La « petite gauche », quant à elle, s’est toujours tenue à l’écart de la bagarre communautaire. Une position qui ne lui a pourtant pas apporté les faveurs de l’électeur. Pour lutter contre les dérives séparatistes, le PTB a lancé une campagne au slogan racoleur : « Le problème, ce n`est pas la langue mais le SEX ». SEX signifiant « les menaces sur la Sécurité sociale, les pertes d`Emploi et les dangers de la Xénophobie ».

Anja Deschoemacker, porte-parole du PSL, ne mâche pas ses mots envers la N-VA et son programme ultralibéral : « Il semble totalement échapper à la N-VA que c’est cette politique libérale qui a conduit à la crise mondiale actuelle. La N-VA pense-t-elle que le néolibéralisme mène partout à un bain de sang social et à l’appauvrissement, mais que par magie la population flamande peut être sauvée ? » Et Anja Deschoemacker d’ajouter : « Ce qui échappe aussi à la N-VA, c`est le fait que la Flandre est tout sauf unanime – même si les partis flamands le sont – sur la nécessité d’un démantèlement des dépenses sociales et des services publics. » Ce n’est pas Luc Cortebeeck, le président de la CSC (syndicat chrétien, majoritaire en Flandre) qui dira le contraire, lui qui critique ouvertement la N-VA, notamment dans ses velléités de scinder la Sécurité sociale ou l’Administration de l’emploi.

La LCR, de son côté, dénonce « le coup d`État en catimini » que représente les pouvoirs élargis du gouvernement en affaires courantes. Il s’agit pour la LCR d’un gouvernement illégitime au service des marchés, pour casser les acquis sociaux. Et la Ligue d’appeler les travailleurs à se mobiliser : « Une lutte commune des travailleurs-euses flamands, wallons pour des objectifs anticapitalistes est le meilleur moyen de créer les conditions d`une réforme de l`État démocratique et juste, respectueuse à la fois des peuples et des personnes ». A bon entendeur…

Jean Larock est collaborateur pour le woxx.

 

Petit lexique de la politique belge
BHV  : Bruxelles-Halle-Vilvoorde. C‘est la pomme de discorde communautaire par excellence. Il s‘agit à la fois d‘un arrondissement judiciaire et d‘une circonscription électorale qui s‘étend sur deux régions : la Flandre et Bruxelles-Capitale. C‘est la seule circonscription bilingue du pays. Les partis flamands veulent la scinder et supprimer les facilités linguistiques octroyées aux francophones vivant dans la périphérie bruxelloise, en territoire flamand. Les partis francophones sont plutôt pour le statu quo, ou bien revendiquent l‘élargissement de la Région bruxelloise comme contrepartie.
CD&V  : chrétiens-démocrates flamands
CDH  : chrétiens-démocrates francophones
CSC  : syndicat chrétien, majoritaire en Flandre, minoritaire en Wallonie
Ecolo  : écologistes francophones
FDF  : Front Démocratique des Francophones, partie intégrante du MR
FGTB  : syndicat socialiste, majoritaire en Wallonie, minoritaire en Flandre
Groen  : écologistes flamands
MR  : libéraux francophones
N-VA  : « Nouvelle alliance flamande ». Parti nationaliste flamand, grand vainqueur des dernières élections.
PS  : socialistes francophones
SP.a  : socialistes flamands
VLD  : libéraux flamands


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