Avec « Le sens du calme », Yannick Haenel livre un vibrant autoportrait autour du Saint Julien l`Hospitalier de Flaubert.

En lisant le dernier livre de Yannick Haenel, on peut être amené à penser que ce qui nous est donné à voir ressemble bien trop souvent aux débris fumants qu`un esprit un peu monstrueux aurait extrait de lui-même. Or, pour employer cette expression stupide : pas de fumée sans feu. En somme, l`auteur ne demande pas moins que de suivre son exemple : « Un dieu est un corps qui maintient en lui un point de faveur. A tout moment, il habite ce point. Ainsi a-t-il la force de donner un nom à tous les instants qui le traversent. On est un dieu quand on nomme son propre temps. » On est loin du classique conte initiatique, d`une narration didactique qui se retourne sur la passé pour se le représenter. « Je suis à la recherche de ces instants qui, précisément, ne se racontent pas, où le temps se met à glisser hors de lui-même – où l`on passe par le trou. » Le récit est minimal ; il n`est là que pour tenir compte du temps ordinaire – celui de la métaphysique, qui va de la naissance à la mort mais où parfois s`ouvre une brèche qui donne sur un autre temps qui est le vide dans lequel naissent les phrases.
Ainsi la découverte d`un crucifix dans une poubelle, à dix ans, la phrase « J`ai trouvé Jésus dans une poubelle » prononcée à haute voix – « pour que le geste existe » – procure-t-elle à l`auteur pour la première fois « la sensation d`exister sans recours ». Mais cette découverte de la solitude coïncide avec une autre découverte, celle du Mal. On enjoint l`enfant de rapporter l`objet trouvé – le retour à la poubelle s`apparente à un chemin de croix. Là, il assiste à l`arrivée des éboueurs qui brisent la croix qui disparaît à jamais: « J`avance avec un plaisir ambigu, comme si je portais en moi la mort de Dieu. » Enfin, la projection en classe, la même année de « Nuit et Brouillard » d`Alain Resnais, raconté par l`auteur, et le mot « savon », renvoient à l`effet dévastateur que peuvent avoir sur nous les documents témoignant de l`extermination des Juifs d`Europe – et dont la ruine de la parole, la copie-commentaire blanche que le narrateur rend à l`enseignante, est peut-être une des illustrations les plus troublantes. En tous cas, d`avantage que les méthodes sinon grotesques du moins douteuses du système éducatif républicain. « Je viens de retrouver mon premier souvenir : il porte sur la criminalité humaine.», écrit Haenel. Depuis, une question obsède le narrateur : « Est-il possible de ne pas mourir ? »
On imagine pourquoi l`auteur s`est intéressé au destin de Jan Karski, auquel il a consacré son précédant roman. De qui sinon du messager polonais, qui se considérait lui-même comme catholique juif, pourrait-on dire qu`il a porté la mort de dieu en lui ? Qui d`autre sinon Karski aurait pu attirer l`attention d`Haenel, compte tenu de la « hantise du secours » qui anime ce-dernier depuis la vision de « Nuit et Brouillard » ?
« Est-il possible de ne pas mourir ? »
L`histoire est un cauchemar dont j`essaie de m`éveiller : la phrase de Joyce figure en exergue à un roman de Yannick Haenel. Là où W.G. Sebald décrit les séquelles laissées dans la vie de ceux qui ont survécu au désastre, Haenel s`interroge sur ce qu`implique un tel savoir sur l`inhumain et pose la question du salut. Dans son livre sur Jan Karski, il essayait (ce qui lui a été beaucoup reproché), par les moyens de la fiction, de faire parler l`énigmatique silence de celui-ci, après 1945. Le sens du calme peut être compris comme une réponse aux attaques subies dans le passé. Mais c`est aussi, à cause du Saint Julien l`Hospitalier de Flaubert, autour duquel les autres motifs tournent en écho, et à travers qui l`auteur dresse son autoportrait, un livre qui lie la question du salut au sacrifice et par là-même à la souffrance. Certains de ses lecteurs, explique l`auteur « se demandaient d`où venait la voix de Jan Karski en moi. Autrement dit, ils voulaient savoir qui j`étais. Si j`écris ce livre, c`est pour tenter de leur répondre. »
Le jeune Julien préfère s`aventurer loin du château parental au milieu de la forêt pour s`adonner à la chasse, tuer des animaux lui procure une étrange jouissance. Son destin le poussera même à tuer ses parents, ce qui l`amènera à choisir une vie solitaire. Or, quel rapport entre ce récit foncièrement pervers sur l`infamie humaine, comme le qualifiait Sebald dans Campo Santo et le salut d`autre part ? « La radicalité du saint lui vient de la violence qui l`a mis au ban des hommes » explique l`auteur. On ne sait ce qui est arrivé à Julien. En revanche, si votre premier souvenir porte sur la « criminalité humaine », il y a de fortes chances que vous ne sortez jamais du cauchemar. Le monde actuel tend au crime, parce qu`il en provient, écrit François Meyronnis avec qui Haenel anime la revue « Ligne de risque ». A moins de capter tous les liens, impossible de se défaire de ce qui vous enferme. Mais à la fin, cette cruauté, « l`absence de pitié » sera la même pour vous que pour les autres. « Toute ta personne ! » ordonne le lépreux à la fin à Julien, qui doit le réchauffer dans l`étreinte et Julien obéit.
Yannick Haenel – Le sens du calme. Traits et portraits. Mercure de France, 225 pages.