L’organisation non gouvernementale Finance Watch qui devra être le « Greenpeace de la finance » et assurer un contrepoids au lobby financier verra bientôt le jour. L’initiative tombe dans un contexte où les racines de la crise sont loin d’être éradiquées.
woxx : L’initiative de créer l’ONG Finance Watch tombe dans un contexte tourmenté. Peut-on dire que la crise financière est derrière nous ?
Thierry Philipponnat : Je ne veux en aucun cas diaboliser ou simplifier ce sujet extrêmement complexe, mais je constate depuis un an maintenant qu’un certain discours est de plus en plus dominant et particulièrement présent dans l’industrie financière. On a tendance à dire : on a fait ce qu’il y avait à faire, sous-entendu, on peut recommencer comme avant. Aujourd’hui, on a repris exactement les mêmes pratiques, on est toujours dans une logique où on travaille avec le crédit et avec un effet de levier. Les bulles spéculatives se regonflent. D’un strict point de vue financier, la crise semble à peu près absorbée, mais j’ai la grande conviction que tous les ingrédients sont mis en place pour que cela recommence au moins pareil voire de façon encore plus violente.
Quels sont les problèmes qui persistent ?
Même si les marchés financiers peuvent très rapidement se relever, le financement de l’économie réelle n’est toujours pas assuré de manière satisfaisante. La masse de liquidité créée par les politiques monétaires va de façon extrêmement marginale au financement des entreprises mais alimente au contraire dans une très grande proportion une bulle dite spéculative. On peut prendre des exemples très concrets comme la banque Barcleys qui réalise 83 pour cent de son profit avec sa banque d’affaires. Il suffit pour cela de regarder son rapport annuel. La majorité de son activité n’est pas allouée à faire son métier de financement de l’économie. Toutes les autres grandes banques sont dans le même cas.
Quelle sera la mission de Finance Watch ?
Une de nos missions consiste à dire que la finance doit servir l’économie et non pas l’inverse. L’économie a besoin d’investissements, mais si un institut financier le substitue par de la spéculation, Finance Watch avertira contre les risques qui y sont liés.
Pourriez-vous décrire la genèse de Finance Watch ?
A l’origine, il y avait un appel lancé en juin 2010 par 22 députés européens venant de tous les horizons politiques, c’est-à-dire de cinq des sept groupes parlementaires. Il s’agit donc d’un appel totalement transpartisan allant de la gauche à la droite en passant par le centre et les écologistes. Leur préoccupation résultait du constat que l’industrie bancaire faisait en permanence pression auprès des législateurs et des régulateurs. Le lobbying qui défend des intérêts privés est légitime, mais il est tout aussi important d’entendre l’autre version de l’histoire avec pour objectif de permettre à la société civile de mener un discours en faveur d’un fort intérêt général. Tout cela avec le bon niveau de compétences et de technicité qui permette d’équilibrer le discours et les arguments reçus par le législateur. C’est un peu le monde à l’envers puisque c’était le monde politique qui a interpellé la société civile, alors que souvent c’est l’inverse.
Comment expliquez-vous ce monde à l’envers, c’est-à-dire le manque d’engagement de la société civile ?
Ce que l’on observe, c’est qu’il y a des campagnes générales qui sont tenues par un certain nombre d’ONG et beaucoup d’entre elles font un vrai travail de fond et de grande qualité. Mais il n’y a pas d’organisation dont la mission serait d’aller jusqu’au bout, de faire des analyses pointues qui aient le même niveau de technicité que les banquiers, qui soient capable de faire des amendements prêts à être mis en oeuvre par le régulateur ou par le législateur.
Mais qu’en est-il avec des organisations comme Transparency International par exemple ?
Effectivement, ils sont extrêmement professionnels dans leur secteur, mais dans le cas de Transparency, leur champ d’action se limite à la lutte anticorruption et des sujets comme les paradis fiscaux. On pourrait trouver beaucoup d’autres exemples d’ONG qui couvrent un petit morceau très important du travail, mais aucune d’entre elles n’a pour vocation de couvrir tout le spectre de Bâle III(1), c’est-à-dire de capital réglementaire des banques, de « too big to fail » et toutes ces questions d’organisation de l’industrie financière.
Quelles seront donc les champs d’action de Finance Watch ?
Il s’agira d’une part d’un travail de production d’expertise et d’autre part d’un travail d’argumentation destiné à communiquer et à faire du lobbying. Les sujets traités seront d’abord des sujets de réaction par rapport à tout ce qui se passe à Bruxelles au niveau de la commission européenne ou concernant les textes qui passent au parlement. Mais ce travail de réactivité s’étend également à tout le travail fait par les régulateurs, les trois nouvelles agences européennes de supervision financière, la Banque des règlements internationaux et la BCE. Finance Watch a vocation de s’adresser à l’ensemble de ces acteurs. Un deuxième axe de travail sera la pro-activité, parce que certains sujets ne sont pas forcément sur l’agenda des régulateurs ou des législateurs, alors qu’ils peuvent paraître fondamentaux pour contribuer à faire évoluer le système.
Qu’est-ce qui sera important pour l’efficacité de son travail ?
Pour qu’un législateur ou un régulateur prenne des décisions, il lui faut trois choses : la pression de l’opinion publique, des rapports d’analyse si possible scientifiques et techniques ainsi que des amendements rédigés et prêts à être insérés dans un texte réglementaire. Aujourd’hui, on constate une pression publique forte et je pense que sans pression publique et sociale, rien ne se passera. Mais ce n’est pas suffisant. Il faut produire des rapports extrêmement précis qui expliquent pourquoi et comment telle ou telle mesure est la bonne chose à faire. Il faut aller beaucoup plus loin encore, jusqu’à la rédaction de textes réglementaires et législatifs et des propositions d’amendement. C’est un travail qui n’est quasiment pas fait aujourd’hui.
L’objectif de Finance Watch, c’est de compléter la chaîne, il faut maintenir une pression d’ordre publique et il faut fabriquer les lois qui vont organiser l’industrie financière de demain en Europe.
Vous parliez du fait exceptionnel que l’ONG a été initiée par des députés. Comment sera assurée son indépendance politique ?
La réponse est très simple. La gouvernance de Finance Watch sera organisée de façon totalement indépendante des députés. C’est-à-dire que les députés ne seront ni membres de Finance Watch, ni représentés dans la gouvernance. Par définition, il n’est pas possible qu’une ONG soit liée à la sphère politique. « L’animal » que l’on veut créer ne peut pas être et ne sera pas un animal politique. Les députés n’auront aucun pouvoir. Ils seront bien sûr des interlocuteurs naturels au niveau du travail technique, mais ils n’auront pas leur mot à dire ni sur les orientations, ni sur les positions prises. Il est rare mais aussi rassurant de voir des gens qui montent un projet mais qui renoncent au pouvoir après.
Ce qui est particulièrement important, c’est que Finance Watch est en train de se construire sur une transparence totale : les textes de décisions, les gens qui auront du pouvoir ainsi que les sources d’argent, tout sera public et il n’y aura pas de jeu caché.
Quels seront les prochains pas de Finance Watch ?
Les 22 députés sont aujourd’hui 88 plus presque 90 élus politiques dans les différents pays européens. Aujourd’hui, on est entre la conversion de l’idée et le stade d’avoir une organisation qui fonctionne effectivement. On a à peu près bouclé toutes les questions concernant les règles du jeu, la mission précise, la gouvernance, l’opération et le budget. Pour la fin mars, on aura la liste des fondateurs, une étape très importante, puisque la légitimité de Finance Watch viendra de ses membres fondateurs. En avril, l’association sera créée et en mai elle se mettra en route. L’objectif est d’ouvrir le premier bureau qui sera probablement à Bruxelles en juin et de se mettre à travailler pendant l’été.
Qu’est-ce que vous répondriez à tous ceux qui craignent le phénomène David contre Goliath ?
Si mes souvenirs sont bons, c’est David qui gagne, n’est-ce pas ? Je ne veux pas entrer dans une logique de confrontation, la réalité est plus subtile. A ma connaissance, en Europe il y a environ 700 personnes de l’industrie financière qui font ce travail de lobbying. A Finance Watch, le petit David, nous seront effectivement juste une petite douzaine pour commencer. Mais je ne pense pas qu’il y ait un rapport numérique, tout dépend des bons arguments. Je pense à des arguments comme « la régulation va créer du chômage » et des arguments encore beaucoup plus incohérents avancés par le lobby de l’industrie financière. Demain, quand Finance Watch existera, il faudra avoir des arguments un petit peu meilleurs.
(1) Accords de régulation des marchés financiers entrant en vigueur le 1er janvier 2013.
Finance Watch – « Greenpeace de la finance »
L’eurodéputé Pascal Canfin (Europe Ecologie – Les Verts) s’engage depuis juin dernier pour la création d’une organisation non gouvernementale dénommée Finance Watch. Nombre de députés européens lancent ensuite l’appel pour la création de Finance Watch, constatant « tous les jours la pression exercée par l’industrie financière et bancaire pour influencer les lois qui la régissent ». L’idée de Canfin est de donner vie à une organisation qui utilisera la contre-expertise, la communication et le lobbying pour créer un contrepoids à cette pression afin d’équilibrer l’asymétrie entre le lobbying des banques et l’absence d’une mobilisation de la société civile. Le quatre février 2011, Pascal Canfin annonce sur son blog « Le Greenpeace de la finance verra le jour au printemps prochain ». L’ONG Finance Watch devra donc être pour la finance ce qu‘est Greenpeace pour l’environnement : une voix crédible et critique.
Thierry Philipponnat
Thierry Philipponnat, ancien membre du bureau exécutif d’Amnesty International et fort de son expérience sur les questions de responsabilité sociale des entreprises et dans l’industrie bancaire et financière, est chargé de mettre en place le projet de l’ONG Finance Watch. Outre ses expériences dans le secteur, une de ses « grandes motivations résulte du constat que les banquiers amènent très rapidement le débat sur des questions extrêmement techniques. Finance Watch aura une équipe qui sera tout à fait au niveau de compétences des représentants des banques d’affaires pour mener le débat. »