ALLOCATION UNIVERSELLE: « Intelligente, soutenable et socialement juste. »

L’allocation universelle (AU) sera le thème d’un workshop à l’Unversité du Luxembourg, ce vendredi après-midi. Le woxx s’est entretenu avec un des participants, Philippe Van Parijs, fondateur du Basic Income Earth Network.

Philippe Van Parijs (59 ans) est docteur en philosophie de l’université d’Oxford et docteur en sociologie de l’Université Catholique de Louvain. Par ailleurs, il a étudié l’économie politique, le droit, et la linguistique. Il est actuellement professeur à l’université catholique de Louvain (chaire Hoover d’éthique économique et sociale), ainsi qu’à Harvard. Promoteur de l’allocation universelle, il a fondé en 1986
le Basic Income European Network,
devenu le Basic Income Earth Network (BIEN) en 2004.

woxx : L’idée d’une allocation universelle payée de façon uniforme à chaque citoyen ne relève-t-elle pas de la pure utopie, si on pense au contexte politique actuel ?

Philippe Van Parijs : Il faut bien distinguer deux questions. L’une est de savoir quel est l’objectif à long terme d’une AU qui vise la réalisation d’une société plus juste. Ma réponse est alors très simple : il faut introduire une AU, éventuellement constituée d’éléments non pécuniaires, comme des modules de formation, au maximum économiquement et écologiquement soutenable et à l’échelle la plus vaste politiquement envisageable. On peut parfaitement objecter qu’à l’heure actuelle le climat politique n’est pas favorable pour prendre de telles mesures, mais on ne peut pas affirmer que ce soit économiquement utopique. Il s’agit là bien évidemment d’une approche très abstraite qui ne nous éclaire pas sur ce qu’il faut faire dans nos pays, dans l’immédiat. Il est beaucoup plus intéressant de savoir, pour un pays particulier, quel pourrait être une réforme allant dans le sens d’une AU. Pour la Belgique ou le Luxembourg, une première étape serait l’introduction d’une allocation strictement individuelle, mais partielle au sens où son niveau ne serait pas suffisant pour en vivre, si on vit seul. Par rapport au système de revenu minimum garanti qui existe en Belgique et au Luxembourg, on pourrait commencer par un niveau par individu équivalant à la moitié de l’RMG déboursé actuellement pour un couple, donc un peu moins de 900 euros pour le Luxembourg et 500 pour la Belgique. Dans le cas d’un couple, l’AU se substituerait donc complètement au RMG actuel. Pour ceux qui vivent seuls, une prise en charge partielle via le système social reste nécessaire dans cette phase pour atteindre les quelque 1.200 euros de l’RMG actuel. Donc il ne s’agit pas de remplacer, dans cette première phase, l’ensemble du système de protection sociale par l’AU. Il s’agit de glisser en dessous de l’ensemble des formes de revenus existants – soit de remplacement, soit professionnel – un socle d’allocation inconditionnelle.

Comment alors la financer ?

Il y a plusieurs cas de figure à prendre en compte. D’abord tous ceux qui disposent déjà d’un revenu social, p.ex. d’un subside d’étudiant, d’une pension, d’une allocation d’handicapé, du chômage ou justement du RMG. Pour tous ceux-là, l’AU se substituerait à la tranche inférieure de leur revenu. On ne modifie donc pas leur revenu net, mais on en remplace une partie par l’AU. La deuxième et très importante catégorie de personnes concernées sont celles et ceux qui ont un revenu professionnel égal ou supérieur au salaire minimum. Ils jouissent de différentes formes d’allègements fiscaux, d’exonération d’impôts ou même de bonifications sur les tranches les plus basses de leur revenu. En Belgique, on peut estimer le cadeau fiscal accordé à tous ceux qui ont un revenu professionnel à 400 ou 500 euros, donc l’équivalent de l’AU qu’on verserait à ces personnes. Par conséquent là aussi, il n’y aurait pas de coût net supplémentaire. Il reste en troisième position tous ceux et celles qui ne disposent d’aucun revenu. C’est une proportion décroissante de la population qui consiste surtout de femmes au foyer. Mais dans ces cas, il y a souvent une exonération fiscale pour le conjoint qui travaille, et qui paie alors beaucoup moins d’impôts que s’il vivait seul. Cette différence est souvent inférieure à l’AU, et il resterait donc un coût net à financer qui ne sera cependant pas très lourd. Puis il y a des personnes qui ont un revenu inférieur au salaire minimum, notamment ceux qui travaillent à temps partiel. Pour ceux-là l’exonération fiscale actuelle reste également en deçà des 500 euros, que nous avons calculé pour le modèle belge d’une AU. Donc il n’y n’a rien d’utopique et l’AU reste facilement finançable.

A première vue, il n’y aurait presque pas de changement pour les intéressés. A quoi le modèle peut-il alors servir ?

Il faut bien comprendre deux choses. On aurait alors mis en place uniquement la tuyauterie. Mais une fois en place, on peut augmenter graduellement, sans que cela crée de grosses perturbations, l’AU pour aller plus loin. Mais dès l’introduction d’une AU même partielle, on crée les dynamiques voulues. On redistribue du pouvoir vers les individus les plus vulnérables de la société, parce c’est un revenu inconditionnel qui leur permet de faire davantage de choix individuels, comme opter pour un temps partiel ou pour des activités moins bien rémunérées, mais éventuellement plus intéressantes car disposant d’une composante de formation. Substituer petit à petit l’AU au système actuel d’assistance sociale contribuera donc à contrecarrer les aspects négatifs de celle-ci, comme la dépendance, la trappe du chômage et de la pauvreté.

A long terme le système coûtera quand même de l’argent. Ne devra-t-il pas être financé par une ponction fiscale plus forte ?

Oui, mais il faut aussi réfléchir à d’autres formes de financement de l’AU, en dehors des seuls impôts sur les personnes physiques. On peut citer l’Iran, qui est en passe de devenir le premier pays au monde à introduire une véritable AU. En Iran, on veut abandonner une politique du prix du pétrole très faible et les comportements de consommation absurdes que cela peut induire, en matière de choix de mobilité par exemple. L’augmentation sensible du prix de l’essence a évidemment comme conséquence une augmentation considérable du coût de la vie. Après avoir essayé différentes mesures plus ciblées pour maintenir le pouvoir d’achat des plus pauvres, l’Iran a décidé d’introduire une AU avec un montant faible au départ aux alentours de 50 dollars par mois. Il va graduellement augmenter en fonction de l’évolution du prix de l’essence. Cela ne va pas seulement engendrer des comportements plus intelligents à long terme en ce qui concerne certains choix énergétiques, mais ce sera aussi bénéfique aux plus pauvres, faibles consommateurs de ces ressources, qui seront plus que compensés par le montant de l’AU. Au contraire, les gros consommateurs qui roulent en 4×4 seront moins compensés et devront changer leur comportement s’ils veulent retrouver leur pouvoir d’achat. C’est donc une mesure économiquement intelligente, écologiquement soutenable et socialement juste.

N’y a-t-il pas alors un risque du tourisme d’allocation ?

C’est justement le sujet auquel je dois contribuer lors du colloque à Luxembourg. Une chose est claire : moins une société est ouverte à la migration – et des riches et des pauvres – plus on est à l’aise pour introduire une AU. Dans une population moins homogène avec une forte migration, l’introduction d’un revenu de citoyenneté, comme on appelle parfois l’AU, est effectivement un défi. Mais il ne faut pas en exagérer le risque non plus, car tous les revenus de substitution traditionnels de l’assurance sociale sont déjà, à l’heure actuelle, soumis à ce risque. C’est le dilemme classique de la gauche dans les pays riches : on ne peut pas être aussi généreux qu’on le souhaite à l’égard des gens qui sont à l’extérieur de nos frontières qu’envers ceux qui sont déjà à l’intérieur.

N’y a-t-il pas un risque que les gens dotés d’un revenu régulier sans obligation de travailler vont complètement se retirer du monde professionnel, comme plus rien ne les inciterait au travail ?

On remplace justement un filet dans lequel les gens s’empêtrent par un socle sur lequel ils peuvent s’appuyer. Avec le système actuel, le gars qui se débrouille un petit peu et qui trouve du travail, même à temps partiel, est puni car on lui enlève l’intégralité ou la partie du complément RMG. L’AU, il peut la garder, indépendamment du fait d’avoir un boulot ou non. Et chaque fois qu’on lui propose un boulot mieux rémunéré, il peut l’accepter tout en améliorant sa situation personnelle. On change donc deux choses à la fois : l’allocation est universelle, donc pas uniquement réservée aux pauvres, et elle ne comporte pas l’obligation de se mettre à la disposition du marché de l’emploi. Cette non-conditionnalité donne justement une liberté plus grande à l’individu de pouvoir faire des choix et de refuser des propositions qu’autrefois il devait accepter. Il aura aussi plus de possibilités d’accepter des situations de travail rémunéré qui ne sont à l’heure actuelle même pas imaginables, justement parce qu’elles peuvent être combinées avec une allocation qui donne une sécurité. En cas d’introduction d’une AU, l’offre de travail ne sera pas moindre que pour le système très contraignant du RMG actuel. Au contraire, elle contribuera à une relation plus fluide entre l’emploi, la formation et la famille. C’est fondamental pour la formation du capital humain de la génération présente et de celle de demain.

Intitulé „Basic Income and Income Redistribution“, le workshop de l’Université du Luxembouirg aura lieu le vendredi 1er avril à partir de 13 heures sur le campus du Limpertsberg – bâtiment des sciences, salle BS 0.03 (162a, avenue de la Faïencerie). Le moment fort de cet événement sera la table ronde à 16 heures avec, pour invités, Serge Allegrezza (STATEC), Robert Kieffer (Caisse Nationale d’Assurance Pension), Fréderic Berger (CEPS/INSTEAD), Muriel Bouchet (BCL) et Pierre Picard (Unilux). Seront également présents Philippe Van Parijs (Université Catholique de Louvain), Tony Atkinson (Nuffield College, à Oxford) et Tito Boeri (Université Boccon, en Italie). La table ronde en langue française sera animée par le politologue Jürgen Stoldt.

Par ailleurs, une soirée-discussion
avec Philippe Van Parijs aura lieu le
soir à 19 heures sous le thème
« 1.500 euros par mois pour toi ! » au Campus Limpertsberg Salle BS1.04, organisée par l’initiative « Bedingungslost Grondakommes Lëtzebuerg ».


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