Durant la Guerre Froide, de nombreux Polonais découvrirent la musique occidentale grâce à Radio Luxembourg. Une histoire que l’ambassade du Luxembourg en Pologne et l’université de Varsovie ont voulu retracer dans une exposition qui ouvrira ses portes le 16 mai dans la capitale polonaise.
Si l’ancêtre de RTL est réputé pour avoir marqué la jeunesse de nombreux Luxembourgeois, Allemands, Français ou Britanniques des années 50 à 70, par son ton décalé et son programme moderne, son impact derrière le rideau de fer reste méconnu. En Pologne, le programme de Luxy, comme on la surnommait, toucha également une génération de jeunes auditeurs, en leur offrant le seul espace où écouter du rock et échapper au quotidien. Un phénomène de société dont il ne reste que quelques rares traces.
Comme dans un morceau de Perfect, le mythique groupe de rock polonais, encensé par le public et la critique depuis 30 ans : Autobiografia. Dans cette introspection écrite au début des années 80 et presque aussi célèbre que l’hymne national, le chanteur Grzegorz Markowski retrace son parcours et indirectement celui d’une génération : « Et le samedi soir, c’était Luxembourg, une chambre et un verre ».
Si les monuments du rock polonais l’ont évoqué dans leurs textes, il est aussi possible de fleurer son héritage dans des lieux bien tangibles, comme le Punkt & Radio Luxembourg, une salle de concert de la périphérie de Varsovie. A deux pas d’une sortie d’autoroute, ce haut lieu de la musique alternative locale attire un public bigarré d’amateurs de punk et de heavy metal. « Mais ça n’a pas toujours été le cas », explique Adam, le technicien du son. « Le club a été ouvert il y a une dizaine d’années par un ancien auditeur de la radio. Fan de la musique des années 50 et 60, il y faisait venir des groupes de rock’n’roll, de rockabilly ou psychédéliques. Les DJ passaient Elvis, les Stones et les Beatles, et la déco collait au style. » Le club est maintenant la propriété d’un couple de punks de la vieille garde. Lorsqu’ils le reprirent il y a trois ans, ils décidèrent d’en conserver le nom, une manière de s’assurer une partie des habitués et d’allier l’ancienne et la nouvelle contre-culture.
L’importance de Radio Luxembourg pour les Polonais se reconnaît aussi dans le parcours de certains musiciens et journalistes, qui découvrirent leur vocation adolescents, l’oreille collée au poste. C’est le cas de professionnels renommés tels que Wojciech Mann ou Jan Chojnacki, tous deux présentateurs de la troisième chaîne de radio du pays. Chojnacki déclarait récemment à la revue Polityka : « Au lycée, pour moi et mes collègues, écouter Radio Luxembourg était comme une obligation : la seule manière d’écouter la vrai musique, le rock’n’roll, dans toutes ses variations. »
Interpellé par les nombreuses anecdotes entourant Radio Luxembourg, Conrad Bruch, ambassadeur du Luxembourg en Pologne, initia au printemps 2011 une collaboration entre l’ambassade et l’université de Varsovie dans le but d’organiser une exposition sur l’impact de la radio en Pologne.
Mémoire d’un phénomène social
Anna Malewska-Sza?ygin de l’institut d’ethnologie et d’anthropologie culturelle de l’université en élabora le scénario. « Nous avons favorisé une approche typiquement anthropologiste », explique-t-elle. « L’exposition présente la mémoire d’un phénomène social : l’écoute de Radio Luxembourg. Dans ce sens, nous avons réalisé une trentaine d’interviews d’anciens auditeurs. » Ce matériel constitue le coeur de l’exposition, nommée « Se souvenir de Radio Luxembourg dans la Pologne communiste ».
Au cours des interviews menées avec l’aide de ses étudiants, Anna Malewska-Sza?ygin a identifié cinq axes principaux qui ont ensuite articulé l’exposition. « Il s’agit d’abord des problèmes de réception. Certains auditeurs nous ont raconté comment ils bricolèrent des antennes de vingt mètres ou transformèrent leur radiateur en antenne pour capter la radio ! »
Un autre problème compliquait la compréhension : les programmes et les chansons étaient en anglais. « Certains se mirent à l’apprendre, mais il restait malgré tout la difficulté de l’écriture des noms : sauriez-vous épeler Procol Harum sans jamais l’avoir lu ? » Une compétence indispensable puisque les auditeurs assidus actualisaient toutes les semaines le Top 20 sur les murs de leur lycée.
« Les auditeurs voulaient à tout prix mettre la main sur des vinyles de leurs artistes favoris pour pouvoir les écouter à volonté. » Un autre socle de l’exposition. « Le plus souvent, ils les obtenaient par des connaissances travaillant dans les avions de ligne. Ils rapportaient en douce des LP d’un voyage à l’Ouest. »
Les anciens auditeurs ont évoqué des souvenirs de soirées privées où Radio Luxembourg donnait le ton, soulignant l’aspect social de l’écoute, et précisé qu’à Varsovie les invétérés s’organisèrent au sein du Pops Fun Club, officiellement reconnu, ce qui lui permettait de s’abonner à des titres de la presse étrangère, dont le New Musical Express, indispensable pour être informé des dernières nouveautés.
L’impact de la radio sur la scène musicale polonaise a aussi fait partie des souvenirs partagés, tout comme son influence sur l’évolution de la société en général. « Radio Luxembourg était une radio apolitique », précise Anna Malewska-Sza?ygin. A ne pas confondre avec une Radio Free Europe ou une Voice of America, ouvertement orientées politiquement. « Les autorités polonaises ne s’y trompaient pas. Elles cherchaient à brouiller le signal de ces dernières mais pas celui de Radio Luxembourg, la considérant comme inoffensive. Au cours des années 70, le gouvernement demanda même au Pops Fun Club de conseiller la radio étatique en matière de musique. » Une forme de récupération. « Mais les thèmes traités dans les chansons diffusées ont pu avoir leur impact sur la société polonaise, en la sensibilisant à certaines questions, en l’ouvrant modestement. A travers les anecdotes des anciens auditeurs, mes étudiants ont souvent été surpris de découvrir une Pologne communiste moins terne qu’ils ne la soupçonnaient. »
Une radio apolitique
Sans nier l’authentique intérêt des organisateurs pour l’impact de Radio Luxembourg en Pologne, on peut se demander en quel honneur l’Etat luxembourgeois, à travers l’ambassade et les divers ministères impliqués, et l’industrie nationale, à travers RTL et Astra, sponsors de l’événement, veulent profiter de l’occasion à des fins promotionnelles.
L’exposition, qui se tiendra à l’ambassade, est aussi censée révéler « le rôle actuel du Luxembourg dans le domaine des technologies de l’information et des médias électroniques ». Dans ce sens, le catalogue de l’exposition contient quelques pages dédiées au groupe RTL aujourd’hui, rédigées par le groupe lui-même, et une présentation de « la transformation du Luxembourg en un centre internet et technologies de la communication » du service de communication du gouvernement grand-ducal. Les organisateurs assurent que cet aspect ne représente qu’une partie très modeste de l’exposition.
Si Radio Luxembourg avait à l’époque volontairement contribué à ouvrir « une fenêtre de liberté » en Pologne, si elle avait fait un geste philanthropique, on pourrait comprendre que son descendant utilise l’exposition pour sa propre promotion. Mais que les Polonais aient pu écouter Radio Luxembourg est le pur fruit du hasard. La radio disposait d’un puissant émetteur dont les destinataires étaient les juteux marchés publicitaires français et britanniques et non la Pologne. Et bien que les dirigeants de Radio Luxembourg savaient que leurs émissions traversaient fortuitement le rideau de fer, ils n’adaptèrent pas leur programme à ces auditeurs. Sans marché publicitaire à la clé, pas d’effort : ce qui est tout à fait justifié pour une radio commerciale. Mais que le groupe RTL profite aujourd’hui de ce qu’il n’a jamais volontairement construit a de quoi déranger.
C’est le revers de la médaille des partenariats public-privé. La limite entre communication d’entreprise et recherche scientifique s’estompe. Pour Conrad Bruch, il est clair qu’il n’aurait pas initié ce projet s’il n’y avait pas eu de « valeur ajoutée pour l’ambassade, dont l’une des missions est la promotion commerciale » de l’industrie du pays. Avoir obtenu le soutien scientifique de l’université a été un gage « d’objectivité et d’exactitude », pourtant, le travail de l’université devait être validé par l’ambassade. Anna Malewska-Sza?ygin assure qu’elle n’a à aucun moment été influencée dans son travail. L’université a été défrayée et c’est elle qui a trouvé les artistes qui réalisèrent la mise en forme graphique de l’exposition. Dans ces remerciements, l’universitaire espère que l’exposition parviendra à « promouvoir l’immense potentiel de l’industrie audiovisuelle luxembourgeoise. »
Sans douter de la pertinence et de la qualité de son travail scientifique, on peut toutefois craindre de voir l’université questionnée sur son indépendance et sur son rôle si elle participe à des projets ayant une portée promotionnelle pour des acteurs privés et institutionnels, notamment lorsqu’ils en sont les initiateurs. Aux visiteurs de se faire une opinion, à l’ambassade du Luxembourg du 16 mai au 25 juin et peut-être en fin d’année au Luxembourg.