ÉGYPTE: Entre Charybde et Scylla

Depuis les manifestations monstres du 30 juin et la mise à l’écart subséquente du président Mohammed Morsi par l’armée, soutenue par une coalition hétéroclite comprenant aussi bien des partisans de l’ancien régime que des révolutionnaires libéraux, de gauche, voire islamistes, l’Egypte vit à nouveau des heures très incertaines.

« Winning hearts and minds »: l‘armée de l‘air égyptienne dessine des cœurs dans le ciel cairote.

Le soulagement, voire l’euphorie avec laquelle beaucoup d’Egyptiens avaient initialement accueilli ce qu’ils considéraient comme un « coup d’Etat populaire » commence à faire place à des sentiments plus mitigés. A la crainte d’un retour au pouvoir de l’armée s’ajoute le spectre d’une guerre civile avec les islamistes.

Dès le 30 juin au soir, l’armée égyptienne fit comprendre qu’elle lâchait Mohammed Morsi. Ayant mis en ligne des images montrant l’ampleur – réellement impressionnante – des manifestations organisées ce jour-là au Caire et dans l’ensemble du pays, elle donna aussitôt son estimation du nombre de participants : alors que le journal al-Ahram, traditionnellement proche du gouvernement égyptien (quelle que soit sa couleur), parlait de 2 millions de manifestants, l’armée déclara avoir compté 14 millions de personnes, soit un sixième de la population du pays. Et, accessoirement, un million de plus que les 13 millions de personnes qui, au second tour des élection présidentielles de 2012, avaient préféré Mohammed Morsi au « fouloul » (rescapé de l’ancien régime) Ahmed Shafiq. La rupture entre l’armée et le président fut officialisée le lendemain, lorsque le général Abdelfatah al-Sisi, président du Conseil suprême des forces armées, nommé à ce poste en août 2012 par Mohammed Morsi lui-même pour succéder à l’encombrant maréchal Tantawi, donna au chef de l’Etat 48 heures pour satisfaire les demandes des manifestants, bref, de démissionner. Quelques minutes après la fin de cette annonce, des escadrilles d’hélicoptères de l’armée de terre sillonnaient le ciel du Caire, drapeaux égyptiens à la traîne.

Des coeurs dessinés dans le ciel?

La destitution de Morsi par l’armée, rendue publique le 3 juillet au soir, provoqua des explosions de joie dans une grande partie du pays. Cependant, au cours des jours suivants, alors que l’armée ne cessait d’afficher sa proximité avec le peuple, et que la patrouille acrobatique des forces aériennes agrémentait plusieurs fois par jour le ciel cairote de dizaines de coeurs dessinés au fumigène blanc, des débats houleux se firent jour quant à la manière dont l’ancien président avait été mis à l’écart. Bon nombre d’articles écrits par des intellectuels égyptiens au lendemain de cet événement visaient à affirmer, à l’adresse des responsables occidentaux, considérés comme largement hostiles à la déposition forcée de Morsi, que l’éviction du président islamiste était non pas le résultat d’un simple coup d’Etat, mais d’un mouvement social dont l’ampleur avait été telle que l’armée, afin de prévenir de graves troubles, avait été obligée de l’aider à traduire ses revendications en réalités. Il est vrai que les observateurs occidentaux, en se concentrant sur les rapports de forces entre institutions, avaient généralement eu tendance à négliger l’influence de la dynamique révolutionnaire qui n’avait jamais quitté le pays depuis 2011. Or, pour les mouvements des jeunes révolutionnaires égyptiens, le 30 juin 2013 forme, avec les manifestations de 2011 ayant entraîné la chute de Mubarak et celles de 2012 qui ont permis de mettre fin au régime militaire du maréchal Tantawi, la preuve irréfutable que le peuple égyptien n’est plus prêt à se laisser gouverner par la voie de l’autorité. L’idée selon laquelle un « coup d’Etat populaire » avait permis au peuple souverain de se débarrasser de ses dirigeants devenus illégitimes par le biais des forces armées fut ainsi développée par certains intellectuels pour contrer le discours souvent pour le moins sceptique ? si ce n’est ouvertement condescendant – des politiques et des médias occidentaux.

…aux rafales de mitrailleuse lourde.

L’image consensuelle cultivée par les artisans du coup d’État vola en éclats à partir du vendredi 5 juin. En journée, l’armée tua un manifestant pro-Morsi devant le club de la Garde républicaine, où le raïs déchu avait, d’après des rumeurs, été placé sous résidence surveillée. En soirée, de violents heurts se produisirent entre autres sur le pont du 6-Octobre et dans le quartier d’el-Manial entre les islamistes et leurs opposants. Des tirs de mitrailleuse lourde pouvaient être entendus pendant quelques minutes, sans qu’il n’y eût cependant de « bavure » significative pouvant être attribuée à l’armée. Celle-ci finit par se réaliser dans la nuit du dimanche 7 au lundi 8 juillet, lorsqu’au moins une cinquantaine de pro-Morsi furent tués devant le lieu de détention présumé de leur ancien leader.

Si les circonstances exactes de cet événement ne sont toujours pas connues – l’armée dit avoir agi en légitime défense, les islamistes parlent d’un « massacre » effectué à dessein au moment de la prière de l’aube -, il est indubitable qu’il porte en lui les germes d’affrontements beaucoup plus graves. Le précédent de la guerre civile algérienne (1991-2002, entre 60.000 et 150.000 morts), déclenchée à la suite de l’annulation d’élections législatives remportées par les islamistes du Front islamique du Salut, est invoqué comme image-repoussoir.

A première vue, la comparaison peut paraître excessive : en Algérie, les islamistes, victorieux dans les urnes, ont été éloignés du pouvoir par les militaires sans avoir jamais eu l’occasion de l’exercer, si ce n’est au niveau local. En Egypte, les Frères musulmans ont eu l’occasion de goûter aux plus hautes fonctions de l’Etat avant de s’en faire expulser par un mouvement social à l’ampleur incontestable. Toutefois, comme le note le journaliste algérien, vivant en Egypte, Yassine Temlali, une des raisons principales du déclenchement de la « décennie noire » algérienne est à chercher dans la politique de répression tous azimuts menée par l’armée contre les islamistes, politique qui obligea ceux-ci à quitter l’arène politique pour rejoindre le maquis jihadiste. Or la tentation d’une telle politique anti-islamiste primaire est aujourd’hui bien réelle en Egypte, alors que le pays commençait paradoxalement à faire preuve de désaffection à l’égard des « solutions » proposées par l’islam politique.

Tandis que les chaînes islamistes sont toujours interdites d’antenne, les présentateurs des chaînes « libérales » se lancent dans des monologues dignes de l’époque prérévolutionnaire, employant systématiquement le terme « terroristes » plutôt que « Frères musulmans » ; tel ce jeune blogueur révolutionnaire n’ayant cessé de vilipender le manque d’indépendance de la justice sous Morsi qui propose aujourd’hui de traduire l’ancien président en justice? pour s’être illégalement échappé des geôles de Mubarak en 2011 ! Plus que jamais, l’Egypte se trouve aujourd’hui dans une situation périlleuse : face à la campagne de répression dont ils sont frappés, les islamistes pourraient sombrer à nouveau dans la clandestinité et le terrorisme ; confrontée à la menace d’une guerre civile, l’armée pourrait suspendre indéfiniment le processus de transition.

Michel Erpelding est doctorant en droit international et diplômé de l’Institut national des langues orientales (Inalco). De janvier à juillet 2013, il a vécu au Caire, où il a enseigné entre autres le droit constitutionnel français aux étudiants de l’Institut de droit des affaires internationales (IDAI), antenne de l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne en Egypte.


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