Le travail de la photographe documentaire franco-ukrainienne Aude Osnowycz se nourrit des histoires d’exil et des mémoires familiales et silencieuses. En décembre, le woxx publie une sélection de sa série intitulée « Lithuania/Heroines ».

Portrait de la photographe documentaire. Depuis 2011, Aude Osnowycz photographie l’impact social des politiques dans des régions comme l’Afrique du Nord ou l’Europe de l’Est, toujours avec une approche intime et artistique. (© Aude Osnowycz)
woxx : Vous n’avez pas commencé votre carrière en tant que photojournaliste. Vous avez d’abord obtenu un master en géopolitique et exercé différents métiers avant de travailler comme photojournaliste à partir de 2011.
Aude Osnowycz : Après mon master en géopolitique, j’ai travaillé plusieurs années avant de me tourner vers la photographie. J’ai notamment occupé des postes dans l’analyse géopolitique, la gestion de projets internationaux et la communication. Ces expériences m’ont donné une compréhension fine des rapports de pouvoir, des conflits et des sociétés en transformation – des connaissances que je mobilise aujourd’hui dans mon travail documentaire.
Pourquoi vous êtes-vous finalement tournée vers le photojournalisme ?
Le passage au photojournalisme s’est fait progressivement. Il n’y a pas eu un seul moment « révélation », mais plutôt une accumulation : le besoin de raconter, d’être sur le terrain, d’être au plus près des gens. La photographie est devenue une manière de m’engager, de donner une forme visuelle aux luttes et aux fragilités du monde.
Vous avez vécu et travaillé dans de nombreux pays, de la Tunisie à Haïti en passant par la Biélorussie et la Géorgie. Qu’est-ce qui vous pousse à voyager autant ?
Si j’ai beaucoup travaillé à l’étranger, c’est parce que les frontières, les identités mouvantes, les sociétés en crise ou en mutation sont au cœur de mes préoccupations. Je suis fascinée par les territoires où tout se joue – où les lignes tremblent. C’est aussi lié à mon histoire familiale faite d’exil. Mais depuis quelques années, je photographie aussi davantage en France.
Comment le fait d’avoir vécu en Tunisie et de travailler dans des régions difficile d’accès a-t-il influencé votre photographie ?
Vivre en Tunisie et couvrir des zones difficiles d’accès – notamment les territoires occupés et la Cisjordanie – a formé mon regard. Cela m’a appris la patience, la discrétion, l’humilité et aussi l’importance du lien humain dans des contextes de tension. Ces années ont façonné mon rapport à la lumière, au silence, aux gestes infimes qui disent beaucoup.
Vous présentez votre série « Lithuania/Heroines » sur les couvertures arrière du woxx. Comment avez-vous découvert les histoires de ces femmes qui, en Lituanie, ont fui les régimes russe et biélorusse ?
J’ai découvert l’histoire de ces femmes grâce à des contacts dans la diaspora biélorusse et russe. J’avais déjà travaillé en Biélorussie, et je suivais de près la répression croissante depuis 2020. À Vilnius, j’ai rencontré des collectifs d’exilées politiques, des journalistes, des artistes. Peu à peu, des histoires individuelles se sont imposées à moi. J’ai travaillé sur cette série pendant presque deux ans, avec plusieurs séjours en Lituanie et des entretiens réguliers, à distance, avec certaines des femmes photographiées.
Dans quelle situation se trouvent beaucoup de ces femmes ?
Ce sont des femmes qui ont fui les régimes de Loukachenko et de Poutine – des militantes, des étudiantes, des artistes, des mères. Beaucoup ont été emprisonnées, menacées, poussées à l’exil. Elles vivent aujourd’hui dans une sorte de suspension : en sécurité, mais déracinées ; libres, mais avec la conscience aiguë que leurs proches, restés au pays, vivent la peur au quotidien.
Comment se sont déroulés ces entretiens et rencontres ?
Les rencontres ont été intenses. Il y a eu beaucoup de pudeur, souvent des larmes. Une jeune femme m’a montré les objets qui l’ont accompagnée en prison : un bracelet, un morceau de tissu. Une autre avait toujours son sac prêt, par réflexe, comme si elle pouvait encore être arrêtée. À chaque fois, je devais trouver la bonne distance : être présente, mais ne jamais forcer.
« Je suis fascinée par les territoires où tout se joue – où les lignes tremblent. »
Pourquoi se concentrer sur les femmes en particulier ?
Je me concentre souvent sur les femmes parce que, dans les systèmes autoritaires, elles sont à la fois en première ligne et invisibilisées. Elles ne portent pas seulement leurs propres luttes : elles portent celles de leurs enfants, de leurs familles, de leurs communautés. Leur courage n’est jamais spectaculaire, mais il est immense.
Votre travail est intime, proche des gens, et, le plus souvent, il met l’humain au cœur de la photographie : qu’est-ce qui vous fascine dans le portrait ?
Le portrait me fascine parce qu’il repose sur une relation. Ce qui m’intéresse, c’est ce moment suspendu où la personne accepte de se laisser regarder – et où moi je dois me rendre disponible, sans jugement. Le portrait est un dialogue silencieux, un espace partagé.
Dans certaines séries, dont celle-ci sur les héroïnes en Lituanie, vous vous concentrez également sur des objets. Que nous racontent-ils des femmes photographiées ?
Les objets sont souvent des extensions de la mémoire. Dans cette série, ils disent ce qui reste quand on a tout perdu : un carnet, une photo, un vêtement, une lettre. Ils donnent une matérialité à l’absence. Photographier ces objets, c’est aussi raconter une vie sans montrer le visage.
En quoi le fait d’être originaire d’un pays postsoviétique a-t-il influencé votre façon de travailler ?
Être issue d’un pays postsoviétique détermine beaucoup de choses. J’ai grandi avec des récits de silences, de frontières, de survie. Quand je travaille dans ces régions, je comprends intuitivement certains codes, certaines peurs, certaines manières de se taire ou de se protéger. Cela crée une proximité immédiate, une confiance différente.
Quel sera votre prochain projet photojournalistique ?
Mon prochain projet s’inscrit dans la continuité : je travaille actuellement sur les nouvelles frontières entre l’Estonie et la Russie, notamment sur la vie à Narva et dans les communautés seto. C’est une enquête sur les identités frontalières, les mémoires imbriquées et la manière dont les tensions géopolitiques redessinent les territoires et les corps.
À propos de l’artiste
Issue d’une famille de Rivne, en Ukraine, Aude Osnowycz exerce plusieurs métiers avant de se tourner vers le photojournalisme en 2011. D’abord basée en Tunisie, où elle couvre l’actualité politique et l’impact social des printemps arabes, elle finit par retourner en France pour s’installer en Bretagne. Le travail de la photographe franco-ukrainienne est marqué par une approche intime et artistique, mettant l’humain au centre de séries de long terme qui abordent des questions liées au genre, aux minorités et aux conflits. En plus d’avoir exposé ses photographies dans de nombreux festivals, elle a travaillé pour « Le Monde », Médiapart et « The Guardian », entre autres. Plus d’informations : audeosnowycz.photoshelter.com

