Azerbaïdjan : Le combat de deux frères pour la démocratie

Mehman Huysenov, célèbre blogueur anticorruption, sort de prison en cette fin de semaine. Son frère aîné Emin a été contraint de s’exiler en Suisse. Deux destins brisés par les violations des droits humains en Azerbaïdjan et un combat fraternel pour la liberté d’expression et la libération des prisonniers politiques.

Mehman Huseynov lors d’un reportage dans le quartier historique de Sovetsky à Bakou en 2015. Dans le cadre d’un plan de rénovation urbaine, de nombreux bâtiments ont été détruits dans ce quartier. Le blogueur est allé rencontrer les derniers habitants qui refusent de quitter leur logement. (Photo: Nicolas Brodard)

Scène rare en Azerbaïdjan : malgré les intimidations des autorités, ils étaient plusieurs milliers de citoyens (2.800 selon la police, 20.000 selon les organisateurs) rassemblés samedi 19 janvier dans un petit stade de la périphérie de Bakou, pour demander la libération du blogueur de 29 ans Mehman Huseynov et celle de la centaine de prisonniers politiques enfermés dans les geôles de la nation caucasienne.

Ces dernières semaines, le sort du jeune blogueur anticorruption, connu pour ses vidéos satiriques, a fortement ému la population. Durant la nuit du 9 au 10 janvier 2017, il est détenu arbitrairement par la police et torturé. Le 10 janvier, il est condamné à une amende pour désobéissance aux forces de l’ordre. Devant le tribunal, il dénonce le traitement inhumain dont il a été victime. Le chef de la police de Bakou porte alors plainte pour diffamation, et c’est pour ce chef d’inculpation que le jeune homme est condamné à deux ans de prison en mars 2017.

Fin décembre 2018, il s’apprête à sortir de prison, sa peine arrivant bientôt à son terme. Mais l’administration pénitentiaire l’accuse alors d’avoir agressé un gardien et lance de nouvelles poursuites pénales.

« Cela devient une pratique courante des autorités d’ajouter des charges juste avant l’expiration de la peine, pour faire taire les activistes à n’importe quel prix », affirme Giorgi Gogia, directeur adjoint pour l’Europe et l’Asie centrale de l’ONG Human Rights Watch, dont le récent rapport annuel critique l’Azerbaïdjan pour les nombreuses arrestations d’opposants politiques, l’usage systématique de la torture et les restrictions de la liberté de la presse.

Mehman Huseynov sait qu’il risque jusqu’à sept années supplémentaires d’emprisonnement. Il entame le 26 décembre une grève de la faim pour dénoncer cette injustice. Il est rapidement soutenu par des centaines d’internautes qui inondent de messages les comptes Facebook et Twitter du président Ilham Aliyev, au pouvoir depuis 2003.

Dans les jours qui suivent, d’autres prisonniers politiques décident d’entamer à leur tour une grève de la faim. Ils sont rejoints par des militants de l’opposition et par Khadija Ismayilova, la plus célèbre journaliste d’investigation d’Azerbaïdjan. Cette spécialiste de la corruption du clan Aliyev, récompensée par de nombreux prix, a été incarcérée entre 2014 et 2016. La campagne pour la libération du jeune blogueur trouve alors un écho croissant dans les médias étrangers, alors que le Parlement européen adopte le 17 janvier une résolution demandant la libération immédiate et inconditionnelle de Mehman Huseynov.

Pour le gouvernement azerbaïdjanais, cette crise n’a pas seulement des enjeux de politique intérieure ou d’image. Elle pourrait avoir des conséquences sur les négociations débutées en février 2017 avec l’UE pour adopter un nouvel accord de partenariat bilatéral. « Quel que soit le texte final, il doit recevoir l’aval du Parlement européen », déclare Giorgi Gogia. « L’adoption d’une résolution est un signal fort adressé à la Commission européenne pour qu’elle insiste auprès de Bakou, qu’elle réaffirme que la libération des autres défenseurs des droits humains est le chemin à suivre pour la conclusion d’un partenariat. »

Confronté à une contestation populaire d’une ampleur inédite et à des pressions internationales croissantes, Ilham Aliyev décide finalement le mardi 22 janvier d’abandonner les nouvelles poursuites contre Mehman Huseynov, qui doit donc retrouver la liberté ce vendredi 1er mars, voire le 28 février selon certaines sources (la libération n’a pas été confirmée avant la clôture de rédaction du 28 février, ndlr).

« Dans les jours qui viennent, Mehman ira se recueillir sur la tombe de notre mère (décédée le 6 août dernier, ndlr), puis il a besoin d’effectuer des examens médicaux. Ensuite, il reprendra ses activités de défenseur des droits de l’homme et de journaliste avec encore plus d’ardeur », affirme son frère Emin Huseynov, 39 ans. Lui aussi défenseur des droits de l’homme et fondateur d’une ONG de défense de la liberté d’expression, il a été victime de la répression du régime Aliyev voici quelques années. Contraint à l’exil, il vit depuis l’été 2014 en Suisse, suite à des péripéties dignes d’un film hollywoodien.

En août 2014, une grande vague d’arrestations frappe la société civile. Les bureaux de son ONG IRFS (Institut pour la liberté et la sécurité des reporters) sont fermés par la police. L’activiste craint pour sa sécurité personnelle et décide de trouver refuge à l’ambassade de Suisse. Pour entrer, il se teint les cheveux et la barbe en blond afin de ne pas être reconnu par la police.

Derrière les barreaux 
ou en exil

Il reste calfeutré dans l’ambassade durant de longs mois. La diplomatie suisse négocie une solution en secret avec les autorités azerbaïdjanaises. Son départ du pays est finalement organisé le 12 juin 2015, peu après la cérémonie d’ouverture des premiers Jeux européens, la déclinaison continentale des Jeux olympiques. Pour l’Azerbaïdjan, ces jeux sont une vaste opération de communication financée grâce à ses pétrodollars. Son but : redorer l’image du pays ternie par les pratiques antidémocratiques du régime.

De nombreux dirigeants étrangers sont dans les tribunes, dont le conseiller fédéral suisse chargé des Affaires étrangères. Après la cérémonie, Emin Huseynov quitte définitivement le territoire dans l’avion du responsable politique.

« Je devais partir en Suisse pour sauver ma peau », confie-t-il. Quelques semaines après son départ, son ami et collègue Rasim Aliyev, le président d’IRFS, décède d’une hémorragie interne dans des circonstances troubles, après avoir été lynché en pleine rue.

Le défenseur des droits humains continue désormais ses activités de plaidoyer depuis Genève et voyage fréquemment dans les différentes capitales européennes. « En Azerbaïdjan, la situation est de plus en plus désespérante », déplore-t-il. « L’Union européenne a une position attentiste par rapport au régime Aliyev, en raison notamment de l’accord sur le corridor gazier sud-européen. » Initiative de l’Union européenne pour diminuer sa dépendance envers la Russie, le nouveau gazoduc reliant l’Azerbaïdjan à l’Italie devrait en effet être mis en service en 2020.

Malgré de nombreuses pressions et deux années d’emprisonnement, son frère cadet n’a jamais pensé à quitter le pays. Le jeune blogueur, qui travaille aussi pour IRFS, est dans le collimateur des autorités depuis 2012, année où l’Azerbaïdjan accueille un autre grand événement médiatique : la finale de l’Eurovision, une occasion que Mehman Huseynov voulait utiliser pour sensibiliser l’opinion publique internationale aux violations des droits humains commises par le pouvoir azerbaïdjanais.

Avec sa tignasse brune rasée sur les côtés, son sourcil gauche naturellement coupé en deux, son sourire juvénile et sa faconde, Mehman Huseynov est devenu en quelques années une personnalité publique grâce à des vidéos diffusées sur Facebook où il se met souvent en scène.

« Mehman est une sorte de Navalni, l’opposant politique russe. C’est le visage du mouvement anticorruption, les gens le reconnaissent dans la rue, même dans les villages. Sa popularité est dix fois plus importante que la mienne », note avec humour son frère.

Dans ses vidéos, il aborde avec un regard satirique les problèmes de la vie quotidienne des Azerbaïdjanais-e-s. Durant les mois qui précèdent son arrestation, il réalise une série de reportages portant sur la corruption des hauts dignitaires du régime.

« Je pense que ce sont ses dernières vidéos mettant en cause des personnes spécifiques dans le gouvernement qui lui ont attiré des problèmes », affirme Arzu Geybullayeva, journaliste azerbaïdjanaise basée à Istanbul. « C’est une chose de parler des nids de poule, c’en est une autre d’aller filmer les villas luxueuses construites par des députés ou des ministres. Son travail devenait plus investigatif, et les autorités sont très inquiètes quand elles sont visées par une révélation sérieuse et factuelle. »

Avec son bureau scellé et son directeur en exil, les activités d’IRFS en Azerbaïdjan se sont fortement réduites. Les raisons sont autant politiques que financières : « Nous ne sommes plus en mesure de recevoir de fonds venant de l’étranger », constate amèrement Emin Huseynov. « Plus aucune organisation ne soutient les médias ni les droits humains en Azerbaïdjan. Nous sommes très dépendants de l’aide étrangère, car nous n’avons pas d’autres sources de revenus. Comme tout est contrôlé par l’État, il est impossible de recevoir des dons des citoyens. »

Depuis juin 2015, IRFS a donc redéployé ses activités depuis Tbilissi, la capitale de la Géorgie, qui se trouve à huit heures de route de Baku. « Des journalistes persécutés se réfugient régulièrement ici en cas d’urgence », indique Giorgi Jghenti, le coordinateur local. La maison louée par l’ONG abrite aussi Obyektiv TV, la webtélé d’IRFS qui diffuse des bulletins d’informations sur les violations des droits humains et la répression des opposants en Azerbaïdjan.

« Tout est produit ici, car il est devenu impossible de travailler depuis Bakou », affirme Fira Jabrailova, la présentatrice du programme quotidien. « Mais nous avons des correspondants locaux qui nous envoient des vidéos tournées clandestinement. »

La liberté et la sécurité dont jouissent les journalistes azerbaïdjanais-e-s exilé-e-s en Géorgie sont pourtant précaires. En mai 2017, le journaliste d’investigation Afgan Mukhtarli est mystérieusement kidnappé à Tbilissi avant de réapparaître de l’autre côté de la frontière, où il purge actuellement une peine de six ans de prison.

Pour Emin Huseynov, la mobilisation autour de son frère et sa libération pourraient enclencher une dynamique positive : « Je pense que ce mouvement peut s’élargir. Beaucoup de gens ont compris que maintenant, il faut revendiquer la libération des autres prisonniers politiques et plus de liberté. »

Le régime semble fébrile et multiplie les opérations de communication pour discréditer toute forme d’opposition. « Après la manifestation pour Mehman, le gouvernement a commencé à faire quelques concessions. Il a augmenté le salaire minimum et les bourses pour les étudiants », analyse l’activiste réfugié en Suisse, qui espère pouvoir bientôt revoir son frère dans un pays tiers, après plus de quatre ans de séparation.

Clément Girardot est journaliste. 
Il est basé à Tbilissi, Géorgie.

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