Backcover: Alessia Bicchielli

Entre art, décoration et mode, les installations tissées d’Alessia Bicchielli revendiquent une ancienne technique artisanale. Dans l’entrevue avec le woxx, l’artiste dévoile les émotions à l’œuvre derrière son choix de couleurs minimales et d’espaces vides.

L’artiste Alessia Bicchielli devant sa collection de mode en noir et blanc. L’absence de couleurs, explique-t-elle, permet aux spectateur·rices de centrer leur regard sur l’essence des œuvres.
(Copyright : DS Visuals)

woxx : Alessia, vous présentez dans le woxx une création de votre collection de mode ainsi que deux installations d’art abstraites. Comment alliez-vous la mode avec l’art ?

Alessia Bicchielli : Ce que souvent les gens ignorent, c’est que la mode et l’art vont ensemble. La mode s’inspire de l’art et vice versa. En faisant mes études dans la mode, les œuvres d’art et les artistes ont été des sources d‘inspiration. Moi-même, j’ai commencé comme dessinatrice et ai toujours eu cette envie de faire de l’art à côté de la mode, mais n’ai jamais eu le temps pendant mes études. Les trois pièces que je présente dans le woxx sont les plus importantes à titre personnel, parce qu’elles m’ont pris beaucoup de temps. Les trois sont un travail artisanal.

Pour vos premières grandes œuvres d’art, vous vous êtes inspirée d’une technique artisanale de tissage. Qu’est-ce qui vous fascine dans cette technique ?

Vers la dernière année de mes études, je me suis inscrite à un atelier en manipulation textile à l’université, sans vraiment savoir ce qui allait m’attendre. Pour développer les vêtements, il faut faire beaucoup d’essais avec les matériaux, mais le but de l’atelier était de tester différentes techniques pour développer un tissu nouveau. C’est là que j’ai découvert le tissage, qui est une technique très ancienne. Au début, je la détestais, mais au fur et à mesure, elle m’a plu de plus en plus, car elle apaise. Les mouvements sont monotones, il faut beaucoup de patience, comme pour une pièce de couture. Je trouve le processus très méditatif, intuitif et émotionnel, et c’est quelque chose qui me fascine parce que je n’ai pas besoin de suivre des règles. Il y a bien sûr beaucoup de règles et de techniques variées, qui permettent de créer un certain visuel. Mais à partir de celles-ci, j’arrive à en sortir quelque chose d’abstrait, en laissant parler mes mains. Je peux vraiment créer mon propre monde.

Comment avez-vous accompli le saut de la mode à l’art ?

Normalement, le tissage est fait avec des fils ou des fibres, mais j’ai décidé d’utiliser des chutes de morceaux de tissus de ma collection de fin d’année ainsi que les fils restants. Lors de l’atelier à l’université j’avais créé environ dix échantillons de manipulation textile à petite échelle qui m’ont vraiment beaucoup inspirée et animé à les développer au futur. Quand je suis retournée au Luxembourg après mes études, la galerie « Kamellebuttek » à Esch venait de lancer un appel à des artistes émergents pour une exposition. C’est une chose qui m’a surprise lors de mon retour dans le pays : il y a beaucoup plus d’art et de culture qu’avant, même s’il reste très difficile de se former ici en tant qu’artisan. Quand j’ai vu l’appel de Kamellebuttek, j’ai à nouveau regardé tous ces petits essayages de tissu que j’avais faits et je me suis dit que je voulais les refaire à grande échelle.

C’était pour l’exposition « Hidden Gems ». Après est venue l’exposition « Lost Symbiosis » à Differdange. Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce titre ?

C’est un sujet qui a immédiatement retenu mon attention, parce que c’est quelque chose que je ressens moi-même : malgré les réseaux sociaux et toutes les possibilités de connexion aujourd’hui, je me sens détachée des autres. J’ai l’impression qu’on ne connecte plus entre nous de la même manière ou, du moins, qu’on se connecte d’une façon moins intime et profonde. Pour moi, « Lost Symbiosis » représentait cette perte de connexion émotionnelle, que ce soit entre individus ou en tant que collectif. Je sens la société de plus en plus individualiste et frénétique.

Comment traduisez-vous cette solitude dans vos créations ?

Je garde des espaces vides et abstrais la représentation. Que ce soit la mode, les vêtements ou les œuvres d’art, les deux métiers sont des métiers de solitude. Si on travaille pour des créateurs, bien sûr, on est entouré de gens, mais je trouve le processus créatif en soi très individuel et solitaire. Je pense alors que mes œuvres ressemblent à la vie, dans le sens qu’on ne sait pas comment elles vont évoluer demain ou après-demain. Ce sont des œuvres solides et fluides tout à la fois parce qu’il y a du mouvement et des volumes. Pour moi, les espaces vides représentent cette incertitude future, comme une feuille qui est encore blanche et doit être écrite.

« Mes œuvres ressemblent à la vie, dans le sens qu’on ne sait pas comment elles vont évoluer demain ou après-demain. »

Pourquoi avez-vous commencé à sentir ce besoin de représenter la solitude et l’incertitude ?

Le secteur artistique est un monde très incertain. Personne ne sait s’il va réussir ou pas. Les deux métiers nécessitent du matériel, donc de l’argent. Il est très difficile de se lancer indépendamment, parce que le financement manque et parce qu’au début on n’arrive pas à vendre ses œuvres. D’autre part, je pense que l’incertitude a commencé quand j’ai entamé mes études en Italie. La pandémie avait frappé l’Italie plus durement que le Luxembourg. Le fait de devoir rester chez soi mais de devoir continuer à créer en tant qu’artiste était difficile pour moi, parce qu’il est nécessaire de faire des expériences à l’extérieur. Elles nous forgent et nous donnent de l’inspiration. Alors que là, c’était juste moi, mes pensées, les murs et mon matériel. Et en plus, je trouvais le fait d’être en train de créer des collections de mode un peu hypocrite. Je me suis posé beaucoup de questions au moment-là, des questions qui persistent encore.

Quelle valeur attribuez-vous alors à votre art ?

L’art a bien sûr une valeur. Mais je trouve que les œuvres ne commencent à prendre une valeur qu’au moment où elles rencontrent des personnes qui peuvent les voir et interagir avec elles. Si je crée de l’art chez moi ou dans mon atelier et n’arrive pas à l’exposer, je me pose la question sur sa valeur, parce que je crée beaucoup à base d’émotions et j’aimerais que mes œuvres provoquent quelque chose chez les observateur·rices aussi. Cette interaction avec l’être humain qui le regarde et les émotions que mes œuvres peuvent déclencher est très importante.

Vos installations sont en noir et blanc, avec seulement quelques couleurs vives. Pourquoi ce choix de limiter l’usage des couleurs ?

Si j’utilise des couleurs, c’est un choix sélectif pour évoquer certaines émotions. Dans l’œuvre que j’avais exposée dans « Lost Symbiosis », j’ai ajouté un peu de rouge pour évoquer l’amour. Mais pour le reste, je n’aime pas utiliser des couleurs, parce que je trouve qu’elles enlèvent l’attention de l’œuvre-même. Dès que l’œil humain aperçoit une couleur, il ne prête plus vraiment attention à ce que l’objet est en soi. Idem pour les vêtements. Dans un magasin, la plupart des personnes choisissent ce qu’elles porteront en fonction des couleurs. Beaucoup ne regardent pas la coupe, le matériel… Le noir et le blanc ne sont pas des couleurs, mais sont infinis par leur totalité ou l’absence de toute couleur. Ils rentrent tous les deux dans un spectre énorme. Alors, je m’exprime mieux avec ces deux « couleurs » et me centre sur la forme et le matériel.

Après des études dans le design de la mode à Milan et un travail en tant qu’assistante de mode, Alessia Bicchielli est retournée au Luxembourg début de 2023, où elle a participé aux expositions « Hidden Gems » et « Lost Symbiosis ». Caractérisées par leur taille, l’utilisation de tissu et des peintures abstraites, on retrouve aussi l’une des œuvres de Bicchielli dans le restaurant Bao 8 dans le quartier gare de Luxembourg-ville. L’artiste est actuellement inscrite à un master de mode à Trèves. Plus d’informations : www.archiveofsselvi.com et sur Instagram @sselvi____


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