Backcover : Samantha Wilvert

Par le biais d’une photographie posée, Samantha Wilvert explore les perceptions autour d’endroits peu, voire mal représentés dans l’imaginaire public. Entretien avec l’artiste, qui, ce mois de mai, présente une série inédite sur les dernières pages du woxx.

L’appareil de l’artiste : lourd et doté de 10 photos seulement par film, il apporte ce regard posé, devenu caractéristique des œuvres de Wilvert. (© Samantha Wilvert)

woxx : Samantha, vos séries « Les Provinces » et « Les enfants de Corbusier » immiscent le public dans des quartiers et des cités particulières, comme Briey. Quel est votre rapport à ces lieux ?

Samantha Wilvert : C’est tout d’abord une préférence personnelle : j’aime l’architecture et, parmi les architectes, Le Corbusier est un des plus connus. Quand j’ai appris qu’il y avait cette Cité radieuse à Briey, à environ 40 minutes de chez moi, je suis allée la visiter plusieurs fois. Je l’ai trouvée fascinante : il y a cinq cités en tout, mais celle à Briey est la seule qui se trouve au milieu de la forêt, dans un village un peu perdu.

Qu’est-ce qui vous fascine dans l’architecture de cet endroit ?

Principalement la fonction de l’architecture, qui est toujours pensée pour certaines personnes. Le bâtiment de la Cité radieuse est très brut. Or, en regardant mes photos de cette cité, les personnes ont souvent l’impression que c’est un peu utopique, du fait que la plupart de ces photos ont jusqu’à présent toujours été prises en été ou par beau temps. Mais j’ai des amis qui y sont allés quand il pleuvait et, dans ce cas, le gros bloc en béton peut faire peur. Je trouve ce jeu de perceptions et de projections par ceux qui n’y habitent pas intéressant. On peut penser que quelqu’un qui vit dans un immeuble pareil est issue de classe populaire, alors que ce n’est peut-être pas du tout le cas. Ce qui influence cette idée, c’est l’architecture. Il y a bien sûr aussi le design de la cité, qui pour moi est très attirant. J’essaie alors de décortiquer un peu ces perceptions afin de voir si l’objectif de Le Corbusier a finalement été atteint.

Ces séries explorent-elles alors surtout la fonction d’architecture « sociale » ?

Elles sont avant tout un commentaire. Quand j’étais à l’université, j’habitais à Laxou, juste à côté de Nancy. Il y a un quartier qui s’appelle « Les Provinces ». Au moment d’y déménager, on me déconseillait d’y habiter, on me disait que c’était le « ghetto » de Nancy. Alors qu’il n’y avait rien d’inhabituel. J’ai voulu casser ce stéréotype. Par exemple, il y avait bien des jeunes qui vendaient de la drogue dans le quartier. Mais il faut se rappeler que c’est un quartier populaire de la ville et qu’il s’agit juste de personnes qui, contrairement à d’autres, n’ont pas les moyens de s’installer à Nancy. Dans mes projets personnels, je me sens obligée d’informer le public et de donner une voix à ceux qui n’ont pas les mêmes moyens de s’exprimer.

Vous apportez un regard extérieur, mais vous vous sentez responsable de raconter la perspective des habitant·es. Comment alignez-vous vos intentions avec le fait de ne pas habiter dans ces endroits ?

L’appareil de l’artiste : lourd et doté de 10 photos seulement par film, il apporte ce regard posé, devenu caractéristique des œuvres de Wilvert. (© Samantha Wilvert)

Je trouve cette question très compliquée. Il y a des moments où je questionne mon travail. Je pense qu’il faut trouver le juste milieu et ne pas ignorer les gens qui vivent dans ces quartiers, afin que cela devienne plus proche d’une collaboration. Ces échanges ne légitiment pas ma position, certes, mais le moins que je puisse faire avec mon privilège, c’est d’essayer de donner une voix à ces gens à travers ces séries : c’est pourquoi j’apporte beaucoup d’importance au fait de parler avec les habitants. Je toque aux portes – mentalement, le processus est dur parce qu’on peut toquer à 30 portes et il y n’en a qu’une ou deux qui s’ouvrent – puis je parle avec eux pendant plusieurs heures ; il arrive que je ne fasse même pas de photos. Par exemple, j’ai passé trois heures chez la dame âgée qu’on voit dans « Les provinces », alors que j’ai filmé peut-être 20 minutes à peine.

En mai, vous présentez cinq images inédites dans le woxx. D’où est venue l’idée de cette série ?

Ces derniers mois, j’ai continué à travailler dans la Cité radieuse. Je n’avais donc pas de nouvelle série à présenter dans le woxx. Cela m’a poussée à aller chercher dans mes archives. C’est là que j’ai retrouvé cette série, que j’avais faite en deuxième année d’université, en 2021 ou en 2022. En la revoyant, j’ai eu l’impression que ce n’était pas moi qui l’avais faite, parce que le sujet est si différent de ce que je fais maintenant. Mais cette redécouverte m’a motivée à essayer de trouver de nouvelles idées.

Elle se démarque en effet des autres séries : elle est plus fantastique, voire théâtrale. Reconnaissez-vous toutefois des similitudes avec vos œuvres plus récentes ?

(© Samantha Wilvert)

On y retrouve l’idée de narration et de quelque chose de très posé et de réfléchi. Cela est principalement dû à l’appareil que j’utilise encore. Ce qui est curieux, c’est que j’avais créé la série pour l’université : le but était de réaliser un magazine pour une marque de jeans sur le thème « We Are Animals » (« Nous sommes des animaux », n.d.l.r) – d’où le port des jeans et des masques de la part des personnages. Ce n’est que des années plus tard que je me suis rendue compte qu’il y a beaucoup plus derrière la série que des photos commerciales. Les masques permettent notamment de questionner l’humain et l’animal en nous. J’avais joué avec cet inversement à l’époque, mais n’avais pas réalisé tout ce que cela pouvait provoquer. C’est pourquoi j’ai trouvé intéressant de montrer cette série ouverte à toute interprétation dans un journal.

Vous avez dit que la série vous a motivée à trouver d’autres idées. Avez-vous déjà des projets en tête ?

Quand j’ai re-découvert cette série, je me suis dit qu’il fallait que je réapprenne à faire des photographies sans cette recherche approfondie derrière, qui, parfois, est plutôt un frein. J’aimerais bien retourner à l’exploration et l’expérimentation et voir où cela me mène. De même pour le côté théâtral de la série : je photographie plutôt la réalité telle qu’elle est, mais il y a aussi une approche documentaire qui raconte la réalité sans forcément la photographier, par exemple par une mise en scène, comme le fait le photographe Jeff Wall. Parfois, ces images sont plus fortes, parce qu’on peut « contrôler » la façon de relater la réalité. Plutôt de prendre en photo un moment, on le confectionne.

À propos de l’artiste

Née à Esch, Samantha Wilvert grandit au Luxembourg et fait un bachelor en photo et images animées à Nancy, de 2020 à 2023. Pendant ces études, elle se spécialise dans la photographie documentaire et commence à documenter la vie dans des quartiers mal connus d’un public plus aisé. Médiatrice à mi-temps à la Konschthal à Esch, elle combine son travail d’accueil du public avec des ateliers et des cours ainsi que ses projets personnels. Sa série « Les enfants du Corbusier » est à voir dans le cadre de l’exposition « Novum Aspectum » de la Cité de l’Image à Clervaux, jusqu’au 7 septembre. Plus d’informations : www.samanthawilvert.com

 


Cet article vous a plu ?
Nous offrons gratuitement nos articles avec leur regard résolument écologique, féministe et progressiste sur le monde. Sans pub ni offre premium ou paywall. Nous avons en effet la conviction que l’accès à l’information doit rester libre. Afin de pouvoir garantir qu’à l’avenir nos articles seront accessibles à quiconque s’y intéresse, nous avons besoin de votre soutien – à travers un abonnement ou un don : woxx.lu/support.

Hat Ihnen dieser Artikel gefallen?
Wir stellen unsere Artikel mit unserem einzigartigen, ökologischen, feministischen, gesellschaftskritischen und linkem Blick auf die Welt allen kostenlos zur Verfügung – ohne Werbung, ohne „Plus“-, „Premium“-Angebot oder eine Paywall. Denn wir sind der Meinung, dass der Zugang zu Informationen frei sein sollte. Um das auch in Zukunft gewährleisten zu können, benötigen wir Ihre Unterstützung; mit einem Abonnement oder einer Spende: woxx.lu/support.
Tagged .Speichere in deinen Favoriten diesen permalink.

Die Kommentare sind geschlossen.