Est-ce plus facile de cultiver du café en temps de paix qu’en temps de guerre ? Visite chez Jaime Marín, petit producteur colombien.
Le campesino ouvre la boîte à café et se rend compte qu’il ne reste plus qu’une cuillère. Il lève la voix : « Puede traerme más café ? » (« Tu peux me rapporter plus de café ? ») « Listo ! » (« Compris ! »), répond sa femme depuis la cuisine.
Jaime Marín verse de l’eau chaude dans des tasses, les remue et jette l’eau. « Il ne faut jamais laver les tasses avec du savon. Jamais ! Sinon le café prend le goût du savon », explique-t-il. Ensuite, il met une cuillère d’une poudre brunâtre dans chaque tasse. De la panela, faite à basse de canne à sucre, comparable à la cassonade. « Panela organica de mis tierras ! » (« Panela biologique de mes terres ! »), s’exclame-t-il non sans une certaine excitation.
Pendant qu’il verse le café dans les tasses, il prononce le mot « café » à plusieurs reprises. Il le dit quasiment en chantant : « ca-fé ! » Jaime Marín est petit, fin, musclé. Avec son large chapeau en paille qu’il n’enlève que pour manger et ses bottes en caoutchouc, les trois premiers boutons de sa chemise à manches courtes ouverts et son jean sale et délavé, il arbore le style typique des paysans de la région.
Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, le café consommé en Colombie est majoritairement de mauvaise qualité.
Il a un teint bronzé, les ongles sales, les mains couvertes de petites blessures. C’est qu’il cultive le café. Ici, sur les terres entourant sa finca perchée à 2.050 mètres d’altitude. Il possède 5.000 arbres, qu’il a tous plantés et dont il va cueillir les fruits de ses propres mains.
Nous sommes à la finca Carrizales, qui appartient à Jaime. Qu’il a construite de ses propres mains aussi sur un terrain hérité de sa famille, où il n’y avait rien avant. Pour arriver à la finca de Jaime depuis la grande ville la plus proche, Medellín – deuxième ville de Colombie –, quatre heures au moins sont nécessaires.
Il faut d’abord prendre un bus au départ du Terminal del Sur de la ville de Pablo Escobar et du cartel de Medellín. Un bus qui pendant trois heures et demie traverse les Andes du Suroeste de la province d’Antioquia, et dans lequel il vaut mieux ne pas souffrir du mal des transports. Ensuite, dans la petite ville de Jardín, il faut prendre un « bus » local – en réalité, c’est un 4×4 avec deux bancs sur sa surface de cargaison et une plate-forme pour s’accrocher debout à l’arrière du véhicule. Les bagages prennent place sur le toit. Depuis Jardín, il faut compter entre 20 et 45 minutes de piste à travers la montagne, en fonction des arrêts pour déposer des gens à leur domicile.
On traverse les champs de platanes et de bananiers ainsi que les plantations de café perchées dans la montagne. Puis on arrive à une maisonnette rouge et blanche au milieu de ces plantations. C’est ici qu’habite Jaime avec sa femme et les trois hommes qui travaillent avec lui.
Jaime ne possède pas de voiture. Mais il a des chevaux, quatre en tout, qui lui servent à transporter son café jusqu’à Jardín, ou des touristes jusqu’à une cascade qui est à quelques kilomètres de là. Quand il descend en ville, c’est pour aller y torréfier son café avant de le vendre à la coopérative locale, qui s’occupe ensuite de la revente : une petite partie, le café de mauvaise qualité, est à destination du marché colombien ; le reste est vendu aux États-Unis, au Canada, en Allemagne, en Suisse et en France. Sous label « bio » et « commerce équitable ».
Pour le reste, Jaime préfère rester sur ses terres. Depuis sa finca, il a vue sur toute la vallée et sur la ville de Jardín. La plupart du temps, il préfère la voir de loin. « Ici, je suis en paix », dit-il.
Depuis qu’elle existe, la Colombie a été en proie à des conflits armés extrêmement violents.
La paix. Depuis quelques années, elle est sur toutes les lèvres. En 2016, le gouvernement du président Santos, pourtant de droite, signe des accords de paix avec le premier groupe de guérilla du pays, les Fuerzas armadas revolucionarias de Colombia (Farc), comptant à l’époque 7.000 combattantes et combattants.
Ces accords de paix sonnent, après des années de négociations, la fin – provisoire – d’un conflit armé qui a mis le pays à feu et à sang pendant des décennies. L’actuel conflit armé colombien commence à l’issue de la période dite de « La Violencia » – une guerre civile entre parti conservateur et parti libéral, qui avait débouché sur un gouvernement d’unité nationale des deux partis, verrouillant le pouvoir et excluant de facto toutes les autres forces politiques.
C’est au milieu des années 1960 qu’à partir des premiers groupes « d’autodéfense paysanne » naissent deux groupes de guérilla marxistes : les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc) et l’Armée de libération nationale (ELN). Le conflit entre ces groupes, rejoints ensuite par d’autres moins importants, et l’État ainsi que des groupes paramilitaires d’extrême droite fondés par des « latifundarios », grands propriétaires terriens, avec le concours de la CIA, fera plus de 260.000 mort-e-s, 45.000 disparu-e-s et près de 6 millions de déplacé-e-s.
La province d’Antioquia, et particulièrement le Suroeste antioquienio où se trouvent les terres de Jaime Marín, est particulièrement touchée. Dans cette région rurale, difficile d’accès, la guérilla a une de ses bases arrière. Ce qui se traduit par nombre de combats entre guérilleros et forces du gouvernement – la caserne d’Andes, ville voisine de Jardín, fait régulièrement l’objet d’attaques et d’attentats –, mais aussi par des actions contre des touristes.
En 2001, 13 personnes, dont une majorité de touristes – de nationalité colombienne – sont séquestrées par les Farc à Jardín. Cinq d’entre elles trouveront la mort entre les mains de leurs ravisseurs, les autres seront finalement libérées.
À la fin des années 1990 et au début des années 2000, le secteur du café colombien est en crise suite à un effondrement des cours. Les producteurs de café d’Antioquia cherchent à compenser le manque à gagner en essayant d’attirer des touristes. Évidemment, des attaques comme celles de 2001 coupent court à ces efforts.
« Ca-fé ! », s’excite de nouveau Jaime. Il est en train de servir le café à un homme qui vient de lui livrer à moto une bonbonne de gaz. « Usted tiene el mejor café de todo Antioquia, patrón ! » (« Vous avez le meilleur café de tout Antioquia, patron ! »), le complimente le jeune homme. Jaime sourit. D’un geste de la main, il invite un couple de « gringos », des touristes américains qui logent chez lui, à venir prendre un café également.
Aujourd’hui, avec les accords de paix de 2016, le tourisme a repris dans la région. Nombreux sont les producteurs qui misent désormais sur l’« écotourisme » dans les montagnes environnantes. Comme Jaime, qui loue deux chambres dans sa modeste finca. On est loin du confort des hôtels des grandes villes ou de la côte : l’eau provient de réservoirs de pluie placés sur le toit, l’équipement des chambres est sommaire. Mais ce n’est pas pour le confort que les gens viennent chez Jaime. C’est pour la beauté des paysages andins qui entourent sa propriété, pour la qualité des repas préparés à base d’ingrédients cultivés dans le jardin servis par sa femme et pour la gentillesse des hôtes.
Et pour l’excellent café, évidemment. La Colombie en est le troisième pays exportateur dans le monde, après le Brésil et le Vietnam. 750 millions de kilos sont produits par an. 660 millions de kilos sont exportés à travers le monde. Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, le café consommé en Colombie est majoritairement de mauvaise qualité. Le « tinto », breuvage aqueux et sans goût, est produit à partir des grains de piètre qualité car trop ou pas assez mûrs, et donc ne contenant pas assez de sucres.
Le processus de sélection se fait tout de suite après la récolte. Pour ça, les grains, encore avec leur peau – qui est rouge quand les grains sont mûrs, verte quand ils ne le sont pas assez et noire quand ils le sont trop – sont versés dans une grande bassine. Ensuite, cette bassine est remplie d’eau. Les grains de mauvaise qualité flottent, ceux de bonne qualité restent en bas.
« Lo malo pa’ Colombia ! », dit Jaime pendant qu’il écume les mauvais grains à l’aide d’une planche en bois. « Todo lo malo pa’ Colombia ! » Toutes les mauvaises pour la Colombie, mais également : tout le mal pour la Colombie.
« Le changement climatique, on le ressent. »
Depuis qu’elle existe, la Colombie a été en proie à des conflits armés extrêmement violents. À commencer évidemment par la conquête du pays, après sa découverte au 16e siècle, qui a coûté la vie à des centaines de milliers d’indigènes, suivie par une période marquée par l’esclavagisme, lui aussi meurtrier.
De la guerre d’indépendance menée par le « libertador » Simón Bolívar et qui aboutit en 1819 naissent de nombreux conflits armés entre centralistes et fédéralistes. Des conflits qui se transformeront progressivement en guerre civile ouverte entre conservateurs et libéraux, entre groupes de paysans pauvres et propriétaires terriens, puis entre guérilla marxiste et groupes paramilitaires.
Les accords de paix de 2016 ont provisoirement mis entre parenthèses ce conflit armé qui traverse toute l’histoire moderne du pays. Provisoirement, parce qu’il est de nouveau en train de prendre de l’ampleur. Depuis les accords de paix, presque 200 anciens combattants des Farc ont été assassinés. De même que plus de 800 « leaders sociaux » : syndicalistes, militant-e-s indigènes, activistes pour la défense des droits humains. De nombreux ex-combattant-e-s des Farc ont rejoint l’ELN, qui reste active, et des groupes dissidents des Farc ont été créés.
Parallèlement, la contestation sociale, longtemps étouffée par les conflits armés et la violence générée par le narcotrafic atteint des sommets rarement vus pendant les dernières décennies. Depuis des mois, grèves et manifestations remettent en cause les politiques néolibérales et la présidence d’Iván Duque. Du 14 au 17 février, l’ELN a décrété une « grève armée », qui consistait essentiellement en un blocage des principaux axes de transport routier du pays ainsi qu’en un couvre-feu dans les régions contrôlées par la guérilla.
Chez Jaime, tout ça n’arrive que très partiellement. Pour lui, la vie de tous les jours n’a pas vraiment changé depuis les accords de paix. Se lever de bonne heure, donner à manger aux chevaux, descendre dans les champs, cueillir du café, planter de nouveaux caféiers, réduire ceux qui sont devenus trop grands.
Jaime Marín s’occupe du processus de production du début à la fin. Les grains sont utilisés pour planter de nouveaux caféiers. Ils sont d’abord plantés dans un bac avec du sable, où ils restent deux mois, avant d’être replantés dans un sac avec de la terre. Après six mois enfin, ils peuvent prendre leur place sur les terres entourant la finca. À l’âge de huit ans, ils doivent généralement être réduits pour ne pas devenir trop hauts – la cueillette se fait exclusivement à la main.
« Serenidad y paciencia », sérénité et patience. Voilà ce qu’il faut pour cultiver du café.
Le cafetero siffle pendant qu’il cueille le café. Il est de bonne humeur. Hier soir, il a plu. Pour la première fois depuis un mois. « Le changement climatique, on le ressent », dit-il, avec un air pensif. « Il pleut de moins en moins et il fait plus chaud que dans le temps. Surtout dans la plaine, en bas, ils ont des problèmes. Ils ont déjà perdu des hectares entiers d’arbres. »
Pour faire face au dérèglement climatique, Jaime utilise des méthodes d’un autre temps. Des méthodes que l’industrie a abandonnées dans les années 1950, quand il fallait produire de plus en plus. « Je plante des bananiers, des platanes et d’autres arbres entre les caféiers. Ça donne de l’ombre et ça donne un meilleur goût au café. » Pour lui, la monoculture est à la qualité de son café ce que la guerre civile est à la vie publique de son pays. Par-ci par-là, on peut même apercevoir des îlots avec des plants de tomates, en plein milieu des champs de café. « Tout est réutilisé ici. Les branches coupées, je les utilise comme engrais au lieu de les brûler comme les grands propriétaires de la vallée. Avec les peaux des grains, on produit de la liqueur, en bas dans la ville. »
250 kilos. C’est la quantité de café que Jaime produit chaque année. Il a de la chance : grâce au climat d’altitude, il peut récolter jusqu’à trois fois par an. Une fois la cueillette effectuée et les bons grains séparés des mauvais, on sépare la peau extérieure des grains. Ensuite, ceux-ci sont mis à sécher sur le toit de la finca, au soleil. Trois ou quatre jours plus tard, ils peuvent être amenés en ville, où ils sont torréfiés.
De la plantation du grain à la première récolte, il faut deux ans. « Serenidad y paciencia », sérénité et patience, voilà ce qu’il faut pour cultiver du café.
Le conflit armé s’oublie vite ici, à 2.050 mètres d’altitude. De toute façon, pour Jaime, le café, le « ca-fé ! », c’est plus important que tout le reste. « Ça fait 50 ans que je cultive du café. J’en ai 57 maintenant. T’imagines ? Mais il n’y a rien de mieux que le café pour rester en forme. Un tinto le soir, de la liqueur le matin… ah non, l’inverse ! »