« Le Quatrième mur », adaptation du grand roman de Sorj Chalandon, est sorti ce mercredi 29 janvier au Luxembourg. Le réalisateur David Oelhoffen et le producteur Alexander Dumreicher-Ivanceanu reviennent sur ce film où, même durant le tournage, fiction et réalité se confondent.

Georges se rend à Beyrouth pour un projet aussi utopique que risqué : mettre en scène Antigone afin de voler un moment de paix au cœur d’un conflit fratricide. (© Le Pacte)
L’avant-première du film « Le Quatrième mur » s’est déroulée, mardi 21 janvier, dans un lieu évocateur : le cinéma Utopia. Il s’agit en effet de l’histoire d’une utopie, celle de Georges, qui, pour respecter la promesse de son ami mourant, se rend au Liban pour y monter la pièce de théâtre « Antigone » de Anouilh. Nous sommes en 1982 et, alors que les différents camps politiques et religieux se font la guerre depuis sept ans, le passionné de théâtre veut rassembler des comédien·nes de chacune de ces communautés et ainsi apporter deux heures de paix à Beyrouth.
« Le Quatrième mur », c’est d’abord un livre de Sorj Chalandon. En 1982, alors que l’écrivain est encore reporter, il découvre avec horreur les centaines de Palestinien·nes massacré·es par les phalanges chrétiennes dans les camps de Sabra et Chatila. Parmi les victimes, le cadavre d’une jeune femme lui reste particulièrement en mémoire et il lui inventera une vie à travers le personnage d’Imane. Il lui aura fallu trente ans avant qu’il n’écrive son roman, sorti en 2013. Le personnage principal, Georges, est son double mais, alors que Sorj est rentré en France, a laissé la guerre derrière lui et construit une famille, Georges restera enfermé dans ce conflit qui le dépasse. « C’était la première fois que j’ai ressenti physiquement le tragique en lisant un texte », se rappelle David Oelhoffen, face au woxx. Grand fan des livres de Chalandon, il accepte tout de suite de le porter à l’écran lorsque Christine Rouxel, la productrice française, lui annonce qu’elle a obtenu les droits.
Ce n’est pas la première fois que le réalisateur français traite de la guerre. « Loin des hommes » (2014) se déroule durant la guerre d’Algérie et « Les derniers hommes » (2023) dans celle d’Indochine. Cependant, ce n’est pas la guerre en tant que telle ou la violence qui l’intéresse mais les « bascules historiques ». Dans ces moments-là, les repères et les habitudes s’effacent et les personnages sont alors obligés de se demander quelle loi suivre, voire qui ils sont. « J’essaie de faire des films existentiels », résume le cinéaste. Dans « Le Quatrième mur », Georges est jeté dans une guerre qu’il ne comprend pas et va questionner son identité profonde. Est-il français et doit-il rentrer chez lui si ça devient trop dangereux au Liban ? Non, ce n’est pas ce qui le définit. Après avoir embarqué des gens qui ont pris des risques pour lui, lui aussi se sent faire partie de cette communauté.
Du livre au film
Si toute la première partie du livre de Chalandon est consacrée au passé militant de Georges et de son ami Samuel, ce passé est seulement sous-entendu dans la version cinématographique. La femme et la fille du héros – Aurore et Louise – sont, elles, inexistantes. Dès le départ, David Oelhoffen et son équipe savaient qu’ils ne pourraient pas tout traiter et ce, pas seulement pour un problème de longueur. « J’ai l’impression que la narration de cinéma demande plus d’homogénéité que celle de la littérature et je me suis concentré sur la partie théâtrale libanaise », explique le réalisateur.
L’autre conséquence est que, dans le livre, Georges s’interdit de concrétiser son attirance pour Imane du fait de sa relation avec Aurore mais peut le faire à l’écran. « Dans les endroits où la pulsion de mort est partout, on a plus envie de vivre, plus envie de danser, plus envie d’aimer. J’avais envie de ça chez Imane aussi, une sorte de force vitale », détaille David Oelhoffen. Dans le film comme dans le livre, la jeune Libanaise représente un fantasme, une illusion dont Georges se méfie. Tombe-t-il amoureux d’Imane ou d’Antigone, le personnage qu’elle doit incarner pour la pièce ? On retrouve cette confusion entre la fiction et le réel lorsque Georges contemple Imane à travers des vidéos qu’il a lui-même tournées. Des séquences illustrant le retour de Georges à Paris et intégrant, comme dans le livre, les discours pro-palestiniens de ses ami·es, ont encore été retirées au montage. Finalement, ce retour est très elliptique et montre seulement l’abrutissement de Georges dans cette ancienne vie en paix qui lui paraît absurde.
La scène du massacre de Sabra et Chatila a elle aussi été délicate à tourner. Le réalisateur précise : « J’ai préféré filmer l’effroi sur un visage plutôt que l’effroyable ». Comme dans le roman, Georges n’est plus très sûr de ce qu’il voit ni de ce qu’il entend, le cerveau se déconnecte pour se protéger de l’horreur. « Si on était allé·es jusqu’au bout, il y aurait des têtes d’enfants coupées, des bouts de cerveau de nourrisson sur les murs… », détaille David Oelhoffen qui ajoute : « On est dans l’image limite du cinéma, représenter un massacre est très compliqué d’un point de vue éthique et esthétique ».
Lorsque le réel rejoint la fiction
Concernant le lieu du tournage, et alors que de nombreux films censés se passer au Moyen-Orient sont tournés au Maroc, David Oelhoffen n’a pas envisagé d’autre endroit que le Liban. Ce devait être un film d’époque mais, en septembre 2022, tous les stigmates de la guerre y étaient encore. « Le film aurait été moins fort s’il n’avait pas été traversé par ce réel », soutient David Oelhoffen. Le trou, qui date de l’explosion du port de Beyrouth en 2020, était toujours là et de la fumée en sortait encore. Le producteur Alexander Dumreicher-Ivanceanu, présent une semaine sur les trente jours de tournage libanais, témoigne : « Je vois ça un peu comme le symbole de cette ville, toujours sur le point d’éclater… ».
L’équipe libanaise s’est chargée du tournage au Liban et l’équipe luxembourgeoise de celui au Luxembourg. Alexander Dumreicher-Ivanceanu déclare, admiratif : « Sabine Sidawi Hamdan, la productrice exécutive libanaise, a rendu possible la réalisation d’un tel film, malgré les conditions difficiles ». Et des conditions difficiles, il y en avait. Privée d’électricité, Beyrouth n’était pas éclairée la nuit. Pas d’eau non plus. « Mais le plus difficile c’était émotionnellement », affirme David Oelhoffen. La scène du massacre de Sabra et Chatila a été tournée dans le village palestinien de Mar Elias, entre deux commémorations de cet événement traumatisant. Certain·es figurant·es palestinien·nes avaient des parents qui l’avaient vécu ou l’avaient elleux-mêmes vécu. Mais « tous·tes ont été héroïques, ont joué les mort·es avec discipline et application car iels savaient qu’iels jouaient quelque chose d’important pour elleux aussi », estime le réalisateur.
Mis à part les deux plans de coupe parisiens, toutes les scènes censées se passer à Paris ont été tournées au Luxembourg, comme celle du cimetière ou encore celle de la librairie. Plus surprenant, trois scènes censées se passer au Liban ont elles aussi été filmées au grand-duché : celle de la négociation avec le cheikh chiite, tournée dans l’ancienne bibliothèque nationale et celle de danse, dans le Grand Hotel Cravat avec une figuration luxembourgeoise d’origine maghrébine. « Et ça fonctionne très bien. Sorj Chalandon était venu et il n’en revenait pas de retrouver le Beyrouth des années 80 au Luxembourg en 2022 ! », s’amuse Alexander Dumreicher-Ivanceanu. « Ça c’est la magie du cinéma », complète David Oelhoffen.
Les trois rôles principaux ont été castés très tôt en France avec Laurent Lafitte dans le rôle de Georges, Simon Abkarian dans celui de Marwan – le guide de Georges -, et Manal Issa dans celui d’Imane. « Laurent Lafitte apporte de la légèreté à un film globalement âpre et, grâce à son expérience dans le théâtre, j’ai pu me reposer sur lui pour les scènes de répétitions », développe David Oelhoffen. Ce n’est pas « l’écorché vif » qu’est le Georges de Chalandon, il est plus moderne, désillusionné et déçu par la politique. La directrice de casting libanaise, reproduisant le rêve de Georges et de son ami Samuel, est parvenue à rassembler des comédien·nes de toutes les communautés tandis que le troisième casting a été fait au Luxembourg par Bady Minck, « comme toujours à Amour Fou », précise Alexander Dumreicher-Ivanceanu qui a fondé la société de production avec elle.
« L’art est une suite de défaites magnifiques »
Les deux hommes se réjouissent globalement des premiers retours. Les quelques critiques négatives concernent les séquences du massacre de Sabra et Chatila, jugées trop violentes voire inutiles, bien que cet événement soit l’épicentre du roman et de son adaptation. « Le Quatrième mur » fait l’événement, il a déclenché beaucoup de critiques et de discussions mais reste à savoir si le public ira le voir en masse. Si le film, actuellement projeté en France, en Belgique et au Luxembourg, est un succès, il sera alors distribué en Allemagne, en Autriche et au Moyen-Orient quand la situation s’améliorera. David Oelhoffen confie tristement : « C’est la première fois que ça m’arrive, que les gens qui ont fait le film ne soient pas les premiers spectateurs ».
Les invitations à des festivals francophones ont très bien marché et le film a déjà remporté six prix. Le réalisateur comme le producteur ne s’attendaient pas à ce qu’un film aussi dur remporte le prix du public. Ils estiment que cela est dû aux événements récents, depuis l’attaque du 7 octobre 2023, qui ont choqué et plongé tout le monde dans l’incompréhension. « Ce film apporte non pas une réponse objective mais ce qu’on peut faire en tant qu’individu face à un collectif défaillant, comment ne pas rester spectateur·rice… », veut croire David Oelhoffen. Le film aurait dû sortir en salle plus tôt mais, au vu de la crise au Moyen-Orient, Le Pacte a reporté sa sortie. « Et il a eu mille fois raison », assure le réalisateur. « Il y a un an, Netanyahou promettait de détruire jusqu’au dernier membre du Hamas, il n’y avait pas de place pour la complexité, ce n’était que des invectives. » Aujourd’hui, les négociations et les libérations d’otages apportent un peu d’espoir.
Un espoir qui n’existe pas dans le film qui, comme le livre, reprend la forme tragique. En commençant par la fin d’abord, prévenant déjà les spectateur·rices qu’elle ne sera pas hollywoodienne. Et, bien que ce ne soit pas montré explicitement, Georges, en refusant tout compromis et en ne parvenant pas à faire marche arrière, rentre dans la peau d’Antigone. Comme le chœur de la pièce de théâtre le rappelle, l’espoir c’est pour le drame. « La tragédie c’est sans espoir, ce sale espoir qui gâche tout. C’est pour les rois, la tragédie. » Mais si le film nous montre que la culture ne nous protège pas, il ne montre certainement pas qu’elle ne sert à rien. L’art sert à forger des représentations communes, il peut beaucoup. Pas d’une façon aussi directe et naïve, comme l’espère Georges, mais sur le long terme. Selon David Oelhoffen, l’art est ainsi « une suite de défaites magnifiques » mais « des défaites qu’il faut avoir ». Le réalisateur ajoute : « Je fais du cinéma pour ça. C’est tout le paradoxe, on peut faire des films assez marginaux et qui ne vont pas transformer le monde et, en même temps, il faut être assez mégalo pour le penser. Sinon on ne fait pas de film ! »