Un moment d’effroi traverse de nouveau la Colombie, malgré l’indifférence et la confusion générales. Depuis les élections du 17 juin 2018 et les huit millions de votes pour le candidat Gustavo Petro, nombre de partisans et responsables locaux de sa campagne sont menacés et assassinés. Cette chaîne de meurtres répond à un schéma historique, à travers lequel la signature des accords de paix aboutit à une extermination de ceux qui militent pour sa défense.
« ¿ Será posible que antes de que nos maten a todos seamos capaces de reaccionar ? » Jaime Garzón (1993)
Aujourd’hui encore, le pays est en état d’alerte. Depuis le Parlement européen, 38 eurodéputés, dont José Bové, dénoncent « l’assassinat systématique et désormais accéléré des leaders sociaux et des défenseurs des droits de l’homme ou de l’environnement, voire depuis récemment, des personnes qui soutiennent de façon pacifique les partis de l’opposition ». Depuis le 1er juin, une quarantaine de personnes ont été assassinées et beaucoup d’autres vivent désormais cachées ou en exil.
La Coupe du monde n’a pas seulement été un instant d’exaltation nationale comme en France, mais aussi un moment de deuil résigné, car plusieurs militants ont été tués à bout portant, y compris pendant le visionnage des matchs. De la signature des accords de paix au 30 juin 2018, la Defensoría del Pueblo, agence gouvernementale chargée de la protection des droits civils, reporte plus de 311 cas d’assassinats de défenseurs des droits de l’homme.
Selon une information d’Amnesty International du mois de juillet 2018, la violence contre les leaders sociaux revêt « un caractère généralisé ». Carlos Guevara, coordinateur du programme Somos Defensores, souligne que « les agressions contre les personnes qui défendent les droits de l’homme en Colombie ont atteint le niveau d’une crise humanitaire. Dans certains territoires, on est en train d’en finir avec la vie de tous, un à un ».
Les citoyens partisans de la paix et de la protection de l’environnement craignent d’une manière ou d’une autre pour leur vie. Journalistes, enseignants, travailleurs sociaux, mais également généraux des forces armées voulant dénoncer l’injustice des terres usurpées et le lien entre les politiciens, en particulier Álvaro Uribe, et les paramilitaires s’entendent dire au quotidien : « Vos jours sont comptés. »
Corruption et brouillage des pistes
Non seulement la peur, mais également la tristesse accompagnent les pensées des résistants colombiens. Le journaliste Jorge Gomez Pinilla écrit : « Durant des années, au moins quatre, tu te réveilleras chaque jour avec la certitude que tu vivras et peut-être mourras dans un pays gouverné par un délinquant accusé de crimes contre l’humanité ayant réussi à reprendre le pouvoir par un habile stratagème. »
Le désarroi et la solitude sont le pain quotidien des personnes menacées. À qui se fier ? Plusieurs cas dénoncés à la police n’ont fait qu’accélérer les risques d’assassinat, créant un lien direct entre les autorités et les tueurs à gages. Le procureur nie la dimension politique de ces faits en les assimilant à des crimes passionnels ou à des règlements de comptes entre bandes criminelles. De fait, la majorité des dénonciations sont faites à Bogota, car les victimes ne savent plus à quelles entités recourir dans leur région.
Ariel Ávila, de l’Institut paix et réconciliation, souligne que « les Águilas Negras (les aigles noirs, ndlr) sont des tueurs à gages employés par des agents légaux » tels que des hommes politiques. Il s’agit selon lui d’une violence administrée au niveau régional, dans des États mafieux dans lesquels des groupes paramilitaires tels que le Clan del Golfo placent des maires au pouvoir. « Il existe un caractère politique à tous ces homicides. » Dans son tweet du 16 juillet, Gustavo Petro parle même d’un « nouveau crime contre l’humanité ».
Beaucoup se demandent à quoi est due la lenteur démesurée de la justice. Depuis 1991, Álvaro Uribe figure en 82e place sur une liste des narcotrafiquants répertoriés par la Defense Intelligence Agency américaine. Mais cette double posture des États-Unis, qui créent des liens avec l’État colombien et disposent de son territoire tout en dénonçant d’un autre côté sa politique, démontre que les intérêts économiques sont plus importants que la recherche d’équité. Uribe a toujours mis en place une politique d’État de « nettoyage social » et politique. Cette guerre est également possible car de nombreuses multinationales ont des intérêts économiques dans ce pays dont la biodiversité est sans égale. On y extrait de l’or, du pétrole, des émeraudes, du coltan, du charbon, on y produit du café, etc. Comme l’écrivait Eduardo Galeano, l’Amérique latine porte en elle « la malédiction de ses propres richesses », car « [sa] richesse a toujours généré [sa] pauvreté » dans une sorte « d’alchimie coloniale » non dépassée.
Parmi les 300 procès contre Uribe, des anciens chefs paramilitaires tels qu’Alberto Sierra dénoncent sa participation dans l’éradication systématique des leaders qui s’opposent à lui. « Uribe était notre commandant. »
Mais d’après le journaliste Jorge Goméz Pinilla, « Uribe n’ira jamais en prison ». « Le président éternel », ainsi que le nomme le président élu Duque, a su mêler ses intérêts avec ceux d’autres puissants mondiaux, et de nombreux gouvernements font la sourde oreille.
Le sociologue Orlando Fals Borda disait qu’« en Colombie, la terre est synonyme de pouvoir », d’autant plus que les grands propriétaires terriens payent des impôts dérisoires. Pour Gustavo Petro, « le monde féodal colonial se perpétue encore aujourd’hui et fait de la terre un instrument de pouvoir. L’autre fardeau de la Colombie est l’esclavage… et c’est ainsi qu’est pensée la politique qui gouverne le pays ». Les six millions d’hectares volés aux petits paysans ont fait de ce pays celui dont les exilés internes sont les plus nombreux au monde. Selon Ariel Ávila, « ceux qui ont toujours gouverné ont paniqué en voyant que près de 50 pour cent des votants étaient dans des partis politiques alternatifs. [Les propriétaires terriens] savent que si la paix arrive, ils vont devoir rendre ces terres ».
Les contours d’un nouveau crime contre l’humanité
Ainsi que l’avaient prédit de nombreux intellectuels et journalistes, la Colombie est revenue à la « nuit noire ». Même si la Commission nationale des garanties de sécurité a été convoquée par le président sortant, le président élu Duque n’a pas daigné se présenter. Les garanties pour la protection des victimes resteront-elles lettre morte ? En attendant, il s’agit d’une « situation de violence massive » contre laquelle Amnesty International a demandé au gouvernement de prendre des mesures d’urgence depuis des mois. Le journaliste Antonio Morales affirme que désormais « l’ennemi interne de la Colombie est la légitimité de la démocratie », ainsi que les huit millions de personnes qui ont voté pour Gustavo Petro et pour un changement politique et social.
Malgré plusieurs rappels à l’ordre faits par l’ONU au gouvernement colombien, pour Erika Guevara Rosas, directrice pour les Amériques d’Amnesty International, ces assassinats ont lieu « sous le regard impassible des autorités ». D’ailleurs, ce moment de passation de pouvoirs est propice aux assassinats, à cause de « l’inertie du gouvernement sortant et [du] silence complice du gouvernement élu ».
Selon le représentant en Colombie du haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, « la situation est si grave qu’en Colombie le risque et la peur sont des éléments normaux et intériorisés dans la défense des droits de l’homme ».
Plusieurs personnalités, dont l’avocat dénonçant des connexions entre la famille d’Uribe et les meurtres des organisations paramilitaires, sollicitent avec insistance l’intervention urgente d’instances internationales, dont la Cour pénale internationale.
Pour espérer, mobilisation citoyenne d’envergure
La seule possibilité d’un changement réside dans les mobilisations citoyennes. Des milliers de personnes ont déjà participé le 6 juillet à une mobilisation « pour la vie » en Colombie et dans de nombreux pays. Même heure et même message : « Nos están matando » (on nous assassine). Par ailleurs, Gustavo Petro a convoqué une mobilisation internationale le 7 août, jour de la prise de pouvoir de Duque.
Maria José Pizarro, fille de Carlos Pizarro, un homme politique assassiné en 1990 six semaines après avoir signé les accords de paix avec la guérilla M-19, a évoqué lors de sa visite à Paris cet intervalle crucial de l’histoire où l’on assassine « une nouvelle génération de leaders ». Mais elle fait également référence à l’espoir en demandant à ses compatriotes de « sortir manifester avec allégresse » pour « une politique qui défende la vie ». « Nous allons lutter pour nos enfants qui ont aussi le droit d’avoir un pays à la hauteur de leurs rêves. »
Les conversations des citoyens abasourdis par la vague de violences qui traverse le pays tournent autour de la peur, mais avant tout autour du désir d’agir. Des musiciens, des artistes, des prêtres et des enseignants répondent « qu’ils nous tuent tous s’ils veulent… Mais on va dire à Uribe que son temps est fini ! » En dépit de cette vague de violence massive, le pays commence tout de même à changer. Face aux grands médias qui restent la voix officielle du pouvoir central, les réseaux sociaux permettent que plus d’informations soient diffusées et que la société civile s’organise pour une dissidence immédiate.