Euro 2016
 : « La violence est liée au foot »


Débordements, symboles nationalistes, violences… les premiers jours du Championnat d’Europe de football masculin ont été tourmentés. Interview avec l’historien Sébastien Louis.

Sébastien Louis est historien spécialisé sur les supporters de football radicaux et enseignant à l’école européenne du Luxembourg. Auteur du livre « Le phénomène ultras en Italie » (éditions Mare et Martin), il a contribué au livre « Soutenir l’équipe nationale » (Editions de l’Université de Bruxelles - juin 2016). (Photo: Sébastien Louis)

Sébastien Louis est historien spécialisé sur les supporters de football radicaux et enseignant à l’école européenne du Luxembourg. Auteur du livre « Le phénomène ultras en Italie » (éditions Mare et Martin), il a contribué au livre « Soutenir l’équipe nationale » (Editions de l’Université de Bruxelles – juin 2016). (Photo: Sébastien Louis)

woxx : Tu étais à Marseille lors des affrontements entre hooligans russes et anglais. Cette coupe d’Europe est-elle pire, en termes de violences et de débordements, que d’autres compétitions internationales ?


Sébastien Louis : Pour moi, c’est clairement pire. Depuis 1988, il n’y avait plus eu d’incidents dans un stade. Cette année, il y a eu des troubles extrêmement violents à l’intérieur même d’un stade. Des supporters russes ont chargé des Anglais, et s’ils ne s’étaient pas arrêtés d’eux-mêmes, ça aurait vite pu tourner au drame. À un certain moment, il y a eu une foule de plusieurs centaines d’Anglais qui se sont précipités pour sortir de là – c’était exactement la même situation que lors du drame du Heysel. J’ai été stupéfait par la passivité des forces de l’ordre en général, et leur méconnaissance totale des violences urbaines des supporters. J’ai aussi été effrayé par le comportement des stewards. J’ai parlé à quelques-uns d’entre eux, qui m’ont dit que c’était la première fois qu’ils étaient dans un stade. Ce qui me choque, c’est que l’UEFA, qui est responsable de la sécurité à l’intérieur des stades et qui fait quand même des centaines de millions d’euros de bénéfice, ne soit pas capable de former des gens qui puissent distinguer les différents types de supporters.

En quoi une meilleure connaissance des différents types de supporters aurait-elle pu prévenir les incidents ?


Il est fondamental de distinguer le spectateur du supporter, des ultras et des hooligans. À Marseille, il y avait vraiment des gens dangereux, qui, en plus, étaient assez facilement reconnaissables. Certains supporters russes ont par exemple exposé un drapeau avec une croix celtique pendant une bonne demi-heure. J’ai vu clairement des tatouages néonazis, des t-shirts avec des runes, bref, on sentait qu’on avait affaire à un public radical et potentiellement dangereux.

Les premiers jours de l’Euro ont donc été un échec pour les autorités françaises ?


Un échec total même. La DNLH (Division nationale de lutte contre le hooliganisme, ndlr), créée en 2009 pour faire face au hooliganisme suite à des faits de violence importants, a clairement échoué. Pourtant, après Marseille, le patron de la DNLH, le commissaire Boutonnet, a quand même été capable de dire qu’il ne faisait pas de constat d’échec. On a eu les débordements de Marseille, bien sûr, mais aussi des incidents avec des Hongrois, des accrochages entre Allemands et Ukrainiens, il y a pas mal de symboles d’extrême droite exposés… cet Euro, c’est une catastrophe.

« Cet Euro, c’est une catastrophe. »

La violence fait-elle forcément partie du football ?


La violence est liée au foot et l’accompagne, oui. En Angleterre, en 1895 déjà, il y avait les premiers envahissements de terrain, des bagarres… En Italie, alors que le premier championnat a eu lieu en 1898, il y a eu en 1905 les premières violences et, en 1920, le premier mort. En septembre 1969, l’équipe de Caserta est promue en deuxième division, mais est rétrogradée suite à des faits de corruption. La ville se soulève. Pendant trois jours, il y a des émeutes à travers la ville. Bref, les violences ont toujours été là, et partout, même au Luxembourg.

Pourquoi autant de violence au sein et autour des stades ? 


Il y a plusieurs aspects. Je pense que d’abord, il y a le match de foot en lui-même. C’est très basique, c’est très binaire, et c’est très facile de s’identifier. Il y a quelque chose d’assez tribal dans le football. Après, il y aussi une certaine exacerbation des identités. L’historien Eric Hobsbawn l’explique très bien, il dit notamment que le sport est un des reflets des conflits de la mondialisation. Une équipe de football, qui a une couleur, un hymne, un blason, ça permet de personnifier une identité et ça permet à tout un chacun de s’identifier. On le voit au Luxembourg, avec les drapeaux de tous les pays accrochés aux fenêtres. Des symboles qui en « temps normal » seraient perçus comme ceux d’un nationalisme chauvin et dépassé deviennent soudain acceptables et même sympathiques.

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(© Pexels)

Comment faire face à cette violence ? 


Je trouve que c’est important qu’on accepte d’une certaine façon que cette violence existe. On peut être hypocrite et dire : on veut un stade où il n’y a pas du tout de violence. Mais on vit dans une société où d’un côté la violence symbolique est partout, et, en même temps, il y a moins de violence physique qu’il y a encore quelques années. C’est pour ça d’ailleurs que les médias s’emparent de cette violence. Mais on a l’impression de vivre dans une société plus ou moins apaisée, et donc on ne supporte plus cette violence physique. Au stade, on a l’impression d’un lieu hors du temps. Mais pas du tout ! Le stade, c’est un miroir de nos sociétés. Un miroir déformant, certes, mais c’est un des rares lieux où les différentes classes sociales se mélangent – dans les mêmes tribunes parfois. Alors on dit qu’on ne veut pas de violence au stade. Mais c’est hypocrite ! C’est peut-être démagogique ce que je dis, mais pour moi, quelqu’un qui gagne 50 fois le salaire minimum en une année, c’est d’une violence symbolique très forte ! En même temps, le stade peut être une sorte de défouloir…

« Il y a quelque chose d’assez tribal dans le football. »

… qui servirait à canaliser ces violences ?


Oui et non. Pour moi, même les publics « à risques » doivent avoir leur place dans un stade. Avec des sanctions en cas de comportements déviants, bien entendu, mais des sanctions graduées. Lors de mes recherches sur le terrain, j’ai rencontré pas mal de jeunes fascinés par la culture du hooliganisme qui disent pourtant que le fait de se retrouver devant un procureur les a calmés. Mais la répression est un phénomène à double tranchant : comme il y a une répression féroce à l’encontre des groupes ultras par exemple, de plus en plus de jeunes, fascinés par les interdits, se tournent vers le hooliganisme. Or, les groupes de hooligans sont très convoités par des groupes identitaires, d’extrême droite, qui essayent clairement de récupérer ces jeunes. Ce qui n’est pas vraiment le cas pour la plupart des groupes ultras (woxx 1375) qui, et il ne faut pas être hypocrite là-dessus non plus, peuvent parfois adopter des comportements violents, selon les circonstances. Mais ce n’est pas la règle, au contraire.

En Angleterre, les autorités ont plus ou moins réussi à endiguer le phénomène du hooliganisme.


Le hooliganisme y est toujours présent, mais extrêmement minoritaire. Si avant, il y avait des « firms » (groupes de hooligans, ndlr) qui pouvaient mobiliser plusieurs centaines de personnes, aujourd’hui, leurs effectifs se sont extrêmement réduits. En cause : la surveillance policière assez forte en Angleterre, mais aussi un changement de mentalité par rapport à la violence, une rénovation des stades et une « gentrification » du public depuis le début des années 1990. Donc oui, le pays a plus ou moins réussi à contenir le phénomène.

D’autres pays, comme la France, suivent-ils le modèle anglais ?


La France aimerait le suivre, mais elle ne le peut pas. Elle n’est pas un pays de football, quoi qu’on en dise. Donc, augmenter le prix des places n’est pas forcément la meilleure solution, puisqu’il y aurait encore moins de gens qui iraient au stade. Aussi bien pour des raisons économiques – le pouvoir d’achat n’est pas assez élevé en France – que pour des raisons sportives : qui dépenserait une fortune pour aller voir des équipes comme Nancy, Metz, ou même Marseille ? En Angleterre, cette « gentrification » du stade est possible parce que la masse critique est là. La France, elle, suit plutôt le modèle italien, basé uniquement sur la répression, sans aucun dialogue. C’est la politique de la matraque. En Italie, certains élus proposent même d’appliquer les mêmes politiques à l’encontre des manifestants. En France, on assiste un peu au même phénomène, notamment lors des mobilisations autour de la COP21. On fait des lois d’exception, qu’on applique d’abord aux supporters de foot, puis, progressivement, au reste de la société.

« Le stade, c’est un miroir de nos sociétés. »

Le modèle allemand, basé sur le dialogue avec les supporters, est souvent cité comme succès par les supporters eux-mêmes.


Il faut dire que c’est un succès. Déjà, en Allemagne, contrairement à la France, le football est un fait social qui attire des centaines de milliers de personnes tous les week-ends. Et puis on mise effectivement beaucoup sur le dialogue, même avec les supporters « problématiques ». Après, s’il y a des débordements, il y a des sanctions strictes. C’est une approche très pragmatique, dans le bon sens du terme : on sait qu’il y a cette violence, mais en même temps on sait qu’il y a différentes catégories de public dans un stade et que, d’une certaine façon, il faut aussi qu’il y ait de la place pour tout le monde. Donc, il y a des sanctions pour les comportements déviants – qui sont extrêmement ciblées et graduées -, mais en même temps il y a des structures de médiation, des « Fanprojekte ». Les ultras, qui en France sont perçus comme des fauteurs de troubles notoires, jouent un rôle de régulateurs dans les tribunes en Allemagne.

Le stade en tant qu’endroit où se rencontrent les différentes couches sociales… est-ce vraiment le cas pour les compétitions comme l’Euro ?


Dans les compétitions internationales, il n’y a pas de mixité sociale. C’est clair et net, vu les tarifs. Les places les moins chères sont à 55 euros. Il faut être lucide là-dessus : ces compétitions, ce n’est pas du sport, ce sont des spectacles. Depuis la fin des années 1990, c’est un phénomène qui se répand aussi dans les différents championnats européens. On assiste à une sorte de « disneylandisation » du football. On veut clairement des gens qui viennent, qui prennent du pop-corn, qui consomment. D’ailleurs, les nouveaux stades se trouvent aux périphéries des villes et suivent plutôt un modèle de centre commercial. Donc, on construit des stades qui coûtent des sommes astronomiques avec l’argent du contribuable – en partenariat public-privé la plupart du temps -, mais après on les rend inaccessibles aux classes populaires à cause de leurs tarifs élevés.


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