Au pouvoir depuis 2012, le Rêve géorgien est critiqué pour son autoritarisme croissant. Ces dernières années, les purges se multiplient au sein des institutions culturelles publiques et provoquent un affaiblissement de la scène artistique. Face à ces dérives, les professionnel·les du secteur culturel se mobilisent pour défendre l’indépendance des créateurs·rices et des chercheurs·euses, ainsi que la liberté d’expression.

Le 11 mai dernier, des dizaines de milliers de personnes ont manifesté contre la loi sur les « agents étrangers » et pour l’adhésion à l’UE. (Photo : Clément Girardot)
Alors que la Géorgie est appelée aux urnes ce 26 octobre pour renouveler son parlement, le parti au pouvoir, le Rêve géorgien, fait face à des accusations croissantes d’autoritarisme. En quelques années, il est notamment parvenu à chambouler le secteur culturel de ce pays de 3,7 millions d’habitant·es situé aux marges orientales de l’Europe. En mars 2021, la nomination de la ministre de la Justice, Tea Tsouloukiani, à la culture marque une rupture avec une approche, jusque-là, plutôt libérale de la politique culturelle.
Connue pour sa fidélité indéfectible à l’oligarque Bidzina Ivanichvili (le fondateur du parti Rêve géorgien), son conservatisme social et ses méthodes musclées, elle purge tour à tour la direction et le personnel des principales institutions culturelles publiques pour renforcer leur allégeance au régime. Dans chaque secteur, des mouvements collectifs tentent, sans grand succès jusqu’à présent, de s’opposer à cette politique destructrice qui a mis en péril la réputation pourtant grandissante de la création et de la recherche géorgiennes au niveau international.
La nouvelle ministre s’attaque d’abord au Musée des Beaux-Arts et au Musée National qui rassemble des collections liées à l’archéologie, à l’ethnographie et aux sciences naturelles. « Tout le monde était content, nous venions de remporter 13 bourses européennes pour des projets de recherche, du jamais vu ! Une des premières décisions de Tea Tsouloukiani était de bloquer ces projets », explique Ana Mgeladze, professeure d’anthropologie à l’Université libre de Tbilissi et chercheuse en archéologie et en paléontologie.
La scientifique se lance alors dans l’activisme, organise des manifestations, envoie des lettres aux ministères et aux ambassades. Finalement, cette décision est annulée, sous la pression de l’UE, pense-t-elle. Mais la scientifique fait partie, en mai 2022, d’une vague de licenciement touchant 50 employé·es du musée : « Tous les gens visés sont ceux qui ont fait des études supérieures en Europe et qui ont des opinions pro-européennes. »
De la criminalité au cinéma

Une affiche type de la propagande du Rêve Géorgien dans le métro de Tbilissi. Ces affiches, qui font polémique, mettent en garde contre « l’ukrainisation » de la Géorgie, en opposant les destructions de la guerre aux réalisations du parti, qui se pose en seul garant de la paix. (Photo : Clément Girardot)
Comme elle, nombre de chercheuses et chercheurs du musée voient leur carrière brisée et sont dans la quasi-impossibilité de poursuivre leur travail en Géorgie. « Après nous, elle s’est attaquée à d’autres petits îlots démocratiques, aux rares institutions qui se rapprochent des standards internationaux, continue Ana Mgeladze. Elle nomme aux postes de direction des personnes proches d’elle, mais incompétentes, des gens qui ont travaillé pour le ministère de la Justice ou le système pénitentiaire. »
Avec ses collègues, elle crée un syndicat, organise d’innombrables manifestations, apparaît dans les médias. Ceux qui vont au tribunal du travail pour dénoncer leur licenciement gagnent, mais ne sont pas réembauchés. Deux ans plus tard, elle est désillusionnée : « La ministre s’est attaquée à la dignité et à la réputation des professionnels. Dans la science, ce qui compte c’est la stabilité, il faut que tu avances. Depuis trois ans et demi, je n’ai pas le droit de fouiller, je n’ai pas le droit d’accéder à mes propres collections. Tu te bats encore et encore, tu fais tout ce qui est possible, pour un résultat très maigre. »
Le rouleau compresseur poursuit son chemin : protection du patrimoine, théâtre, musique, littérature, opéra, etc. Un autre cas emblématique est celui du cinéma. Le septième art géorgien commençait pourtant ces dernières années à percer grâce à des œuvres de qualité et une présence régulière dans des grands festivals. En mars 2022, le directeur de Centre National du Cinéma Géorgien est à son tour licencié pour être remplacé, en juin, par le directeur adjoint de l’agence nationale pour la prévention de la criminalité, les peines non privatives de liberté et la probation. Il a ensuite pris pour adjoint un présentateur de télévision et propagandiste progouvernemental, connu pour sa verve anti-occidentale.
En réponse à ces nominations, près de 500 professionnel·les du cinéma se regroupent et annoncent leur boycott de la seule structure d’aide publique au cinéma en Géorgie. « Le CNCG ne soutient plus que des réalisateurs qui sont de leur côté et dont les contenus ne sont pas critiques. Les films qui reçoivent des financements sont soit des fictions pseudo-patriotiques ou pour les documentaires, des chronologies d’événements, mais rien de créatif », affirme la productrice et réalisatrice Keto Kipiani.
« Agents de l’étranger »
Durant le printemps et l’été 2022, les travailleuses et travailleurs du cinéma organisent de nombreuses actions, dont des grandes manifestations parfois conjointement avec les employé·es du musée. « Nous avons créé l’espoir et démontré que les gens du cinéma pouvaient s’unir, ce qui était loin d’être assuré », explique la réalisatrice et productrice Nino Gogua. De réunion en réunion, les participant·es ont, au-delà de la lutte contre les pressions politiques, pris également conscience de la nécessité, de créer un syndicat pour défendre les droits sociaux des professionnel·les du cinéma, un secteur où les conditions de travail sont très précaires. « Lorsque vous êtes opprimé en tant que travailleur pendant des années, vous devez vous habituer à un environnement injuste et il devient très difficile de parler d’autre chose », affirme Nino Gogua qui a pris la tête du nouveau syndicat.
Fondé en août 2023, celui-ci compte une centaine de membres. Mais son existence est déjà remise en cause par une loi votée en mai 2024, qui oblige les ONG (dont les syndicats) à se déclarer comme des « agents de l’étranger » si elles reçoivent des financements extérieurs à la Géorgie. Le gouvernement a imposé cette disposition impopulaire inspirée d’une loi russe similaire après plusieurs semaines d’une mobilisation citoyenne aussi massive qu’inédite. De nombreux·euses artistes ont joué un rôle actif dans les manifestations aux côtés de personnes issues de tous les horizons. « La foule était à la fois libre, égalitaire et forte, indépendante de tout parti politique. C’est pourquoi les manifestations ont duré si longtemps », observe le poète Rati Amaglobeli.
Au niveau culturel, après avoir fermé le robinet public, cette nouvelle loi sur les ONG permettra au gouvernement d’empêcher les artistes indépendants d’accéder à des sources de financement alternatives. « Nous ne nous sommes pas inscrits dans le nouveau registre pour les ONG. Nous nous attendons donc à recevoir une grosse amende, continue la cinéaste Nino Gogua. Comme les autres syndicats, je ne sais pas comment nous allons la payer et si nous allons devoir fermer. »
Certaines structures ont déjà cessé leurs activités, d’autres ont ouvert des bureaux à l’étranger pour continuer à recevoir des financements. C’est le cas du Musée de la photographie et du multimédia. Ouvert en 2019, il se situe dans un ancien bâtiment soviétique désaffecté de Tbilissi dans lequel se trouvent aussi un café, une ferme verticale et un hôtel.
La nouvelle loi a créé des complications administratives pour cette petite structure jusque-là gérée par une ONG enregistrée en Géorgie : « Nous avons été obligés de nous réorganiser. Nous avons créé une nouvelle ONG en Lituanie, dans un environnement légal plus sûr », explique la directrice artistique Nestan Nijaradze, qui s’inquiète aussi d’un retour de la censure avec l’adoption, le 17 septembre, d’une loi interdisant la « propagande LGBT », une mesure liberticide elle aussi inspirée de la Russie. « Après les LGBT, ils s’attaqueront à d’autres groupes. Nous avons réussi à construire une organisation solide qui est très active dans le soutien de communautés diverses et variées. Avec ces lois, ils veulent nous empêcher de continuer notre action », affirme Nestan Nijaradze, dont l’espace accueille en ce moment une exposition collective dédiée aux périphéries de l’Europe.
Tous les acteurs du secteur culturel craignent la période suivant les élections si le gouvernement actuel du Rêve géorgien se maintient au pouvoir. Les purges et les pressions devraient alors s’élargir pour toucher plus largement le monde universitaire, les médias indépendants et toutes les organisations liées aux partis d’opposition.
Le 26 octobre, un scrutin inédit
En Géorgie, les élections législatives du 26 octobre 2024 seront cruciales pour déterminer la trajectoire géopolitique du pays dans les années à venir. Le Rêve géorgien, au pouvoir depuis 2012, a opéré un virage autoritaire depuis les élections de 2020, en se rapprochant de Moscou. C’est la première fois depuis l’indépendance en 1991 qu’un grand parti se présente devant les électeurs avec une orientation aussi nettement pro-russe, bien qu’il tente, de manière maladroite, de brouiller les pistes dans sa communication politique. Depuis 2012, l’opposition géorgienne est extrêmement fragmentée, mais elle a réussi à s’unir en quatre coalitions principales, chacune capable de dépasser le seuil des 5 % des voix nécessaires pour obtenir des sièges au parlement. Cette division, loin d’être un handicap dans le nouveau système de scrutin à la proportionnelle intégrale, pourrait même permettre à chaque liste de capter une partie des déçu·es du Rêve géorgien. La principale force d’opposition reste le Mouvement National Uni, fondé par l’ancien président Mikheïl Saakachvili, qui continue d’exercer une influence sur le parti malgré son incarcération depuis 2021. Les trois autres coalitions défendent également une ligne pro-européenne et sont généralement d’orientation libérale sur le plan économique. Seul le petit parti social-démocrate « Pour le Peuple », membre de la coalition « Géorgie Forte », se distingue par un positionnement à gauche. Bien que soutenue par le Rêve géorgien lors de son élection en 2018 et malgré ses pouvoirs limités, la présidente Salomé Zourabichvili s’impose désormais comme la principale figure morale capable d’unifier l’opposition autour d’un projet pro-européen. Alors que la Géorgie ait obtenu en décembre 2023 le statut de pays candidat à l’Union européenne, le gouvernement du Rêve géorgien rechigne à entreprendre certaines réformes clés, notamment dans le domaine judiciaire, qui pourraient affaiblir son pouvoir. À l’initiative de Zourabichvili, les partis formant les quatre principales coalitions d’opposition ont signé une charte commune. Cette charte prévoit, en cas de victoire, la formation d’un gouvernement de transition chargé de mener des réformes démocratiques visant à accélérer l’ouverture des négociations d’adhésion à l’UE.