Après l’effondrement du système communiste et trois décennies de politiques néolibérales, les questions liées au travail font leur retour en Géorgie sous l’impulsion de nouvelles initiatives syndicales et d’un rapprochement avec l’Union européenne.
« Je suis née en 1986. Pour la génération de mes parents, les syndicats sont associés au passé soviétique. Même le terme en géorgien a gardé une connotation communiste », affirme Ana Diakonidzé, professeure associée de sociologie à l’Institut géorgien pour les affaires publiques. Indépendant depuis 1991, le petit État du Caucase est encore fortement marqué par la période troublée de la dislocation de l’empire soviétique. Plusieurs conflits armés éclatent au début des années 1990 et la Géorgie plonge dans une profonde crise économique et sociale : son PIB se contracte de 78 pour cent entre 1990 et 1995 et un quart de la population quitte le pays entre 1989 et 2002.
Au début des années 2000, le retour de la croissance économique s’est aussi accompagné d’un fort mouvement de libéralisation et de dérégulation. Si les conditions de vie des près de 4 millions d’habitants se sont globalement améliorées durant la dernière décennie, le chômage, la pauvreté et la précarité restent à des niveaux préoccupants.
« En entrant sur le marché du travail, les jeunes doivent souvent passer par des stages non rémunérés et les salaires sont très faibles. On pourrait penser qu’ils se mobiliseraient plus, mais ce n’est pas le cas. Il existe un vide idéologique et en même temps, les valeurs du néolibéralisme dominant ont été complètement intériorisées par la nouvelle génération. Cela génère une attitude passive », observe la sociologue.
Comme dans d’autres pays postsoviétiques, le rejet de l’expérience communiste a marginalisé les questions sociales dans le débat public. En Géorgie, la gauche politique est quasi inexistante et les syndicats sont structurellement faibles. « Il n’existe pas réellement d’alternative moderne aux anciens syndicats », déplore la chercheuse, qui pointe aussi la trop lente transformation de l’unique confédération syndicale (la Georgian Trade Unions Confederation), héritière des syndicats soviétiques.
150.000 membres
Les bureaux de la GTUC se trouvent toujours dans l’immense bâtiment du quartier de Sabourtalo à Tbilissi, que les autorités soviétiques avaient alloué aux syndicats. La confédération n’en occupe plus qu’une aile, qu’elle partage avec une clinique dentaire. « Nous rassemblons 20 syndicats sectoriels. Nous avons environ 150.000 membres, dont plus de 40.000 sont des professeurs », affirme Raisa Liparteliani, la responsable du département juridique.
« Nous souffrons encore d’une mauvaise image liée à l’URSS », continue-t-elle. « Durant la période soviétique, être membre du syndicat permettait d’avoir des privilèges pour partir en vacances et d’autres formes d’avantages. Jusqu’au début des années 2000, les dirigeants syndicaux se préoccupaient surtout de gérer leur important héritage foncier, qui a été confisqué par l’État en 2005. Cette même année s’est enclenchée la transformation de la confédération, avec l’arrivée d’une nouvelle direction qui a redonné la priorité à la protection des droits des travailleurs. »
La confédération syndicale offre actuellement un service d’assistance juridique pour les travailleurs en conflit avec leur employeur. Elle est aussi active au niveau législatif pour promouvoir l’adoption de lois permettant d’améliorer les conditions de travail, l’égalité homme-femme ou encore le système des retraites. Une de ses principales campagnes porte sur l’augmentation du salaire minimum légal à 200 laris par mois (1 lari équivaut à 0,33 EUR, ndlr), dix fois le montant actuel qui est de 20 laris, un chiffre qui n’a pas été révisé depuis 1997.
« C’est très bas : nous sommes les derniers au niveau européen ! Bien sûr, ce n’est pas un montant réaliste, car personne ne va travailler pour si peu. Mais d’après les statistiques officielles, il existe 25.000 personnes qui gagnent autour de 100 laris par mois (le salaire mensuel moyen en 2017 était de 1.000 laris, ndlr). Nous avons mis cette question de l’augmentation du salaire minimum à l’ordre du jour de la commission tripartite. »
Lancée en 2014, la commission tripartite pour le partenariat social rassemble des représentants des employeurs, des employés et du gouvernement pour discuter des réformes du Code du travail et du marché du travail. La création de cette instance de dialogue social a été poussée par l’Union européenne, avec qui la Géorgie a signé en 2014 un accord d’association. « Je suis assez critique de l’approche de l’UE, car le gouvernement agit souvent par obligation et sans volonté de changement réel, mais il faut bien avouer que cela a permis d’ouvrir des débats sur les questions liées au travail, ce qui était inimaginable auparavant », commente Ana Diakonidzé.
Comme de nombreuses organisations de la société civile géorgienne, la GTUC reçoit des financements de bailleurs internationaux et axe sa stratégie sur les pressions qu’ils peuvent exercer pour orienter les politiques publiques. « Nous utilisons les mécanismes internationaux, nous interpellons l’UE et le BIT qui produisent des rapports critiques, des recommandations. Cela a de l’influence sur le gouvernement », déclare Raisa Liparteliani. « Bien sûr, nous aimerions recevoir plus de soutien de la part de population, mais c’est l’actualité politique qui reste au centre des préoccupations. Cependant, on perçoit ces dernières années le développement d’une nouvelle sensibilité aux questions sociales. »
La faiblesse du mouvement syndical s’explique aussi par les spécificités du marché du travail géorgien. D’après les chiffres de l’Agence nationale de la statistique concernant l’année 2017, le taux de chômage s’élève à 14 pour cent et la population active employée est composée à 48 pour cent de salariés et à 52 pour cent de travailleurs indépendants, dont une grande majorité sont des paysans qui pratiquent l’agriculture vivrière. Avec la désindustrialisation postsoviétique, c’est le secteur des services qui est devenu le moteur de l’économie géorgienne. Il est marqué par un fort turnover, des conditions de travail précaires et l’absence d’organisation collective des salariés.
« Aucun mouvement politique ou syndical n’a de réelle base militante. Nous essayons de la construire, mais c’est très dur », affirme Sopo Japaridzé, présidente de Solidarity Network (Réseau solidaire), un collectif de jeunes socialistes et anarchistes formé en 2015, est officiellement enregistré comme syndicat depuis 2017. Prenant en compte les évolutions socioéconomiques du pays, l’organisation entend d’abord se concentrer sur le secteur des services. En rupture avec l’institutionnalisme et l’inertie de la GTUC, Réseau solidaire défend un syndicalisme plus combatif, plus réactif et plus politisé. Avec le syndicat indépendant des employés de l’audiovisuel public et celui des conducteurs du métro de Tbilissi, il incarne une forme de renouveau du paysage syndical.
Repartir de zéro
La jeune organisation fonctionne avec un budget limité et grâce à l’engagement d’un noyau dur d’environ huit permanents, qui doivent souvent combiner le travail syndical avec des jobs alimentaires. « Comme en Géorgie nous avons une main-d’œuvre très précaire, nous avons choisi une stratégie flexible qui combine l’action directe, les recours juridiques et la construction de collectifs », explique Sopo Japaridzé.
C’est surtout sur ce dernier axe que les syndicalistes de Réseau solidaire concentrent leur énergie. « Nous disons aux travailleurs qui ont des problèmes et qui viennent nous voir de revenir avec quatre ou cinq collègues. La lutte collective syndicale ne peut être que collective, le combat individuel ne construit pas de rapport de force et n’apporte pas de changement », souligne la présidente. En l’absence de culture syndicale ou militante, il faut souvent repartir de zéro. Mais en quelques années, Réseau solidaire a réussi à faire émerger et à fédérer une petite dizaine de syndicats : traducteurs, employés de commerce, professeurs de l’enseignement technique, ouvriers des boulangeries industrielles…
Après le licenciement de 87 infirmières et docteurs d’une clinique privée de Tbilissi en 2017, les activistes se sont intéressés de plus près au secteur de la santé. « Plus de 90 pour cent des centres médicaux et des hôpitaux ont été privatisés, mais cela n’a amélioré ni les salaires ni la charge de travail du personnel », affirme Revaz Karanadzé, un membre de Réseau solidaire qui vient d’effectuer une enquête approfondie sur les conditions de travail des infirmières.
Cette étude a révélé qu’elles travaillent en moyenne 52 heures par semaine pour un salaire mensuel allant de 300 à 500 laris. « Recueillir des témoignages n’a pas été facile, car elles sont très suspicieuses : elles ne font pas confiance aux personnes extérieures et pensent qu’on veut les manipuler », note Sopo Japaridzé. « Avec ce rapport, nous essayons de sensibiliser l’opinion publique à la situation des infirmières. C’est une première étape avant de pouvoir les aider à s’organiser collectivement. »
Remobiliser, resyndiquer, réorganiser petit à petit les travailleurs de différents secteurs est une tâche colossale et périlleuse, qui prendra de longues années. Mais les membres de Réseau solidaire voient des signes d’espoir dans le succès de la grève inédite des conducteurs du métro de Tbilissi en juin dernier : « Ils ont obtenu une augmentation salariale de 30 pour cent pour eux et aussi de 15 pour cent pour tous les autres employés de l’entreprise des transports publics ! », se réjouit Revaz Karanadzé.