António Paiva, né en 1949, a reçu son appel militaire en 1970. Face à un régime portugais autoritaire et à une guerre coloniale qu’il dénonçait, le jeune militant de gauche choisit la voie de la désertion. Son chemin d’exil devait le mener au Luxembourg. De 1974 à 1976, il a rejoint le Portugal pour y participer aux luttes, avant de revenir au grand-duché.
woxx : Comment s’est passé ton parcours personnel ?
António Paiva : À Coimbra, bien qu’étant encore écolier, j’ai participé au grand mouvement étudiant de 1969 autour d’Alberto Martins, président de l’association estudiantine. Lors d’une inauguration de la faculté de mathématiques, en présence du président de la république Américo Tomás, on avait refusé de donner la parole à Martins. Suite à ce mouvement, une cinquantaine d’étudiants qui s’étaient opposés à côté de lui ont été renvoyés de l’université et admis dans l’armée, comme punition. C’est ce qui a amené le mouvement estudiantin à se focaliser sur la lutte contre la guerre coloniale. Lorsque je suis arrivé en tant qu’étudiant à Porto, je suis entré dans un groupe qui était surtout engagé contre la guerre coloniale, et qui a fondé « O grito do povo » (« Le cri du peuple »). De ce groupe est sortie l’organisation communiste marxiste-léniniste portugaise, de tendance maoïste. Notre refus de la guerre était surtout anticolonial. Nous soutenions le principe du droit à l’autodétermination des peuples. On se voyait donc mal aller prendre les armes pour lutter contre ces mouvements indépendantistes. En 1969, suite à des élections législatives qui n’étaient pas tout à fait libres, un mouvement de gauche s’était formé qui s’engageait pour une participation électorale de l’opposition. Dans ce contexte, nous avions organisé une soirée de rencontre et de débat, que la PIDE a pris d’assaut. Nous avons réussi à nous enfuir, mais des camarades m’avertissaient et me conseillaient de me sauver du pays. J’aurais dû aller à l’armée en septembre 1970. On a donc organisé ma désertion et ma sortie du pays. Une partie des camarades qui m’ont aidé étaient même membres ou sympathisants du parti communiste – on coopérait, dans ce domaine, entre les divers mouvements de gauche.
Comment tu t’es imaginé ta vie à cette époque ?
J’ai fait un choix. J’ai quitté le Portugal sans que personne ne le sache, sauf quelques camarades, même ma famille n’était pas au courant. Laisser la famille, les amis, le travail, les études, c’était très dur. On allait commencer une autre vie, et on ne savait pas ce qui allait arriver. Je pensais que je ne pourrais plus jamais poser les pieds au Portugal.
Lorsque je suis arrivé à Paris, je me suis engagé dans le mouvement des déserteurs et de la résistance anti-fasciste. Nous travaillions dans plusieurs domaines pour transmettre le message anticolonialiste, par exemple le théâtre ouvrier, la chanson, les brochures etc. En octobre 1970, nous avons été mis en contact avec le « Lëtzebuerger Aarbechterverband » (LAV) qui nous a invités à présenter un spectacle de théâtre au Luxembourg. José Afonso, chanteur militant engagé qui était de passage à Paris, nous a accompagnés. C’est ainsi qu’on est monté sur scène à la Maison du Peuple à Esch ainsi qu’au Casino syndical à Bonnevoie. Nous avons joué notre spectacle devant des salles pleines. Évidemment, beaucoup de gens s’attendaient à de la musique populaire portugaise et pas à des chansons contre la guerre coloniale. La mission catholique avait une grande influence sur l’immigration portugaise à l’époque : ainsi, le journal « Contacto », fondé par l’Amitié Portugal-Luxembourg, était sous son influence. À Esch, Il y en avait qui n’étaient pas de notre avis. À Luxembourg-Ville, on avait eu plus de succès, mais on avait eu la visite de provocateurs, probablement de la PIDE, pendant le spectacle. Plus tard, en 1973, il y avait même des sortes de « commandos fascistes » provocateurs qui nous importunaient, notamment lorsqu’il y avait des journées de solidarité avec les peuples des colonies. Nous avons aussi été espionnés par la police luxembourgeoise, qui collaborait avec la PIDE. Je l’ai su seulement plus tard, lorsque j’ai pu consulter mon dossier de la PIDE aux Archives nationales de la Torre do Tombo au Portugal.
Tu t’es installé ensuite plus durablement au Luxembourg.
Il y avait énormément de Portugais au Luxembourg, et notre organisation politique voulait les toucher. J’ai été choisi pour y faire connaître notre lutte antifasciste et anticoloniale. Dans le temps, l’organisation voulait qu’on aille rejoindre les masses, et je m’étais trouvé une place dans une usine où travaillaient 75 pour cent de Portugais. Il y a eu une grève et je me suis fait le porte-parole des travailleurs. C’est à cette occasion que j’ai été contacté par le LAV, dont je suis devenu le secrétaire national pour l’immigration portugaise et espagnole. J’ai organisé des permanences régulières dans tout le pays, qui étaient très suivies : à Esch, j’avais parfois 65 personnes dans une soirée. J’étais plus souvent assistant social que militant syndical : j’accompagnais les gens chez le patron, mais aussi dans les administrations. J’aidais les personnes illettrées, dont il y en avait beaucoup, à lire les lettres de leur famille ou des administrations et à écrire les réponses.
Mes articles sur la situation au Portugal dans la presse nationale syndicale intéressaient le public luxembourgeois, car on ne savait pas grand-chose sur le Portugal et la guerre coloniale. Suite à la guerre et à l’occupation nazie, l’esprit antifasciste était encore très fort au Luxembourg. Le consul portugais par contre, un collaborateur très actif de la PIDE, a demandé mon extradition.
Comment c’est développé la question des déserteurs ?
Les jeunes Portugais en âge d’effectuer leur service militaire et qui étaient au Luxembourg avec leurs parents, ne pouvaient pas non plus retourner au Portugal, s’ils ne voulaient pas risquer d’être incorporés. Nous, on voulait les convaincre de ne pas participer à la guerre coloniale. J’étais un des rares déserteurs au Luxembourg. Je voulais créer au Luxembourg un comité des déserteurs, mais le Luxembourg, contrairement à des pays comme la Hollande ou la Belgique, à l’époque ne donnait pas l’asile politique. On expulsait même les gens que la police soupçonnait d’activités politiques. Après le 25 avril, il y avait eu très vite une amnistie pour tous les déserteurs.
Au Portugal, certains de ceux qui ont, à l’époque, répondu à l’appel militaire trouvent aujourd’hui qu’eux, ils ont accompli leur devoir et que nous non. Il y en a qui nous appellent des traitres à la nation. Moi je réponds toujours : Oui, j’étais traitre au régime de Salazar, c’était pour moi un honneur. Mais je dis aussi que ceux qui ont participé à la guerre coloniale n’étaient pas nécessairement des fascistes. Ils l’ont fait parce qu’ils y étaient bien obligés, ils n’avaient pas de conscience politique. Par contre, ceux qui ont refusé la guerre coloniale l’ont justement fait parce qu’ils avaient une conscience politique, car on prenait un très grand risque en désertant.