Karabakh : Le défi de la réconciliation

La guerre entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie a mis en évidence une nouvelle donne militaire et géostratégique, mais aussi les limites des rares initiatives de la société civile visant à instaurer un dialogue. Dans cette période post-conflit incertaine, raviver la diplomatie citoyenne va s’avérer crucial pour instaurer une paix durable.

Carte de la République d‘Arménie et de la République d‘Artsakh (Haut-Karabakh) dans l‘école du village de Moshatagh (Bozlu en azéri) qui se situe dans les territoires entourant l‘enclave du Haut-Karabakh qui étaient peuplés d‘Azéris avant la première guerre du Karabakh et qui ont été restitués en novembre dernier à l‘Azerbaïdjan. (Photo: Julien Pebrel/MYOP)

L’accord de cessez-le-feu signé le 9 novembre par l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Russie a mis un point final à la deuxième guerre du Haut-Karabakh débutée le 27 septembre, un conflit dont le bilan humain et matériel est particulièrement lourd. Les décomptes officiels dénombrent 144 victimes parmi les civil-e-s et au moins 6.000 militaires. Des dizaines de milliers d’Arménien-ne-s ne peuvent retourner chez eux en raison de la destruction de leur habitation ou de la prise de leur localité par l’armée azerbaïdjanaise.

Les forces de maintien de la paix russe se sont rapidement déployées et resteront stationnées pour une durée minimum de cinq ans dans cette petite enclave montagneuse à majorité arménienne qui avait fait sécession de l’Azerbaïdjan lors d’une première guerre entre 1988 et 1994.

Mais la conflictualité est loin d’avoir disparue. En novembre et décembre, l’émotion a été vive autour de la rétrocession des territoires entourant le Haut-Karabakh qui a entraîné l‘irruption de nouveaux litiges concernant la délimitation précise de la frontière entre le Sud de l‘Arménie et l‘Azerbaïdjan.

« Les discours ultra-nationalistes sont toujours très présents en ligne, les discours de haine aussi d’autant plus que des vidéos circulent montrant les violences commises par chaque armée contre des soldats de l’autre camp », affirme Arzu Geybullayeva, journaliste azerbaïdjanaise et ancienne co-directrice du Centre Imagine pour la Transformation des Conflits. Cette ONG fondée en 2007 œuvre au renforcement du dialogue et de la coopération entre Arméniens et Azerbaïdjanais au travers notamment d’ateliers transfrontaliers, de conférences et de co-productions d’articles journalistiques ou académiques.

Les armes se taisent, 
la haine reste.

En marge des récits nationalistes auxquels adhèrent la grande majorité des deux sociétés, un mouvement prônant la réconciliation et la résolution pacifique du conflit existe depuis les années 1990 et fédère divers acteurs de la société civile. Ces dernières années, le travail de ces artisans de la paix est devenu de plus en plus ardu face au renforcement de l’autoritarisme du régime Aliyev en Azerbaïdjan et à la recrudescence des tensions entre les deux pays.

« Au début des années 2000, les membres de la société civile avaient la possibilité de se rendre mutuellement visite mais c’est devenu impossible avec la militarisation des deux sociétés, » regrette Christina Soloyan, coordinatrice actuelle du Centre Imagine basée à Erevan.

Durant le conflit, ces voix alternatives ont tenté de se faire entendre sur internet. Fin septembre, un groupe de jeunes Azerbaïdjanais-e-s de gauche a publié un manifeste anti-guerre auquel a fait écho quelques semaines plus tard un texte similaire signé par des jeunes Arménien-ne-s. Un appel à la paix multilingue diffusé sur le site Caucasustalks.com a quant à lui rassemblé plus de 1.700 signatures.

Mais en absence d’un accord politique complet, la paix reste un horizon précaire. Le texte signé le 9 novembre remet en cause le fragile statu quo qui tenait depuis 1994 – indépendance de facto du Haut-Karabakh et contrôle arménien sur sept districts azerbaïdjanais entourant l’enclave – mais ne tranche pas de nombreuses questions cruciales dont celle du statut final du territoire entre une autonomie rejetée par sa population arménienne et une indépendance inacceptable pour Bakou. Le risque d’éclatement d’une nouvelle guerre à moyen terme est toujours présent.

Lundi 11 janvier dernier, Nikol Pachinian – le premier ministre arménien – et le président de l’Azerbaïdjan Ilham Aliyev se sont rencontrés pour la première fois depuis la fin de la guerre à Moscou. Sous le patronage de Vladimir Poutine, ils ont principalement discuté de l’ouverture des frontières et de projets d’infrastructures routières ou ferroviaires.

« Le point neuf du cessez-le-feu mentionne spécifiquement la restauration des transports et des liens économiques dans la région. Cela ne pourra pas se faire sans une diplomatie multidimensionnelle qui inclut la société civile et les citoyens, » plaide le consultant et journaliste britannique Onnik James Krikorian qui couvre le conflit depuis les années 1990.

Le risque d’éclatement d’une nouvelle guerre à moyen terme est toujours présent.

Alors que les négociations ont débuté à huis clos, Onnik James Krikorian et d’autres expert-e-s plaident pour l’intégration de la société civile au processus mais aussi des échanges directs entre les membres des deux nations qui ont une longue histoire de coexistence.

« Il faut un changement dans le format des négociations. Jusqu’à présent, on a seulement organisé des discussions bilatérales entre les membres des deux gouvernements. Le même dialogue pourrait se tenir simultanément entre des représentants de la société civile, cela serait plus productif », estime Arzu Geybullayeva.

Depuis 1994, des rencontres sont organisées régulièrement par des ONGs entre groupes de jeunes, entre journalistes ou membres de la société civile des deux pays, mais avec des effectifs relativement réduits et sur des durées trop courtes pour avoir un impact significatif. « Nous avons besoin de plus de projets au niveau des communautés locales », affirme Onnik James Krikorian, « Il est aussi nécessaire de moderniser la communication autour de ces initiatives en utilisant les nouveaux médias et la culture contemporaine.” »

« Le principal point positif des programmes existants est la création de liens d’amitié entre Arméniens et Azerbaïdjanais, » constate Jeyhun Veliyev, chercheur azerbaïdjanais indépendant qui a rédigé en 2018 un rapport sur l’impact des projets des ONGs visant au renforcement de la paix dans le Sud-Caucase.

« J’ai personnellement participé à de nombreux projets, et j’ai eu de la chance d’avoir été en contact avec d’autres jeunes aux opinions très variées, des personnes ouvertes d’esprit mais aussi des nationalistes, cela permet de ne pas s’enfermer dans une bulle, » poursuit-il. Dans le rapport, il pointe les limites du système actuel centré sur la relation asymétrique et très bureaucratique entre ONGs et bailleurs de fonds internationaux. De plus, les participants-e- sont souvent recruté-e-s dans un cercle restreint de jeunes urbain-e-s et éduqué-e-s, déjà proches des initiatives pour le dialogue.

« Dans le meilleur des cas, une ONG reçoit des fonds pour un an ou deux », déplore de son côté Arzu Geybullayeva : « Les bailleurs internationaux manquent de vision, nous devons réparer des blessures très profondes et cela nécessite un investissement sur le long terme. » 
La dépendance des ONGs envers les financements internationaux et le faible impact de leurs activités sont aussi liés à l’absence de soutien, voire l’hostilité, des autorités d’Arménie, d’Azerbaïdjan et du Haut-Karabakh envers les activités visant à promouvoir la paix et la réconciliation.

« Pour l’instant, je ne crois pas qu’une coopération active entre les gouvernements et les initiatives de la société civile se mette en œuvre », déclare Christina Soloyan du Centre Imagine qui entend continuer ses programmes de formation dédiés à la transformation du conflit et lancer prochainement de nouvelles activités.

En Arménie, le premier ministre Nikol Pachinian est fortement fragilisé par la défaite militaire et a perdu une partie importante de sa légitimité héritée de la révolution du printemps 2018. En Azerbaïdjan, le clan Aliyev a consolidé son pouvoir mais a peu d’intérêt à voir émerger une résolution complète du problème du Haut-Karabakh qu’il a instrumentalisé depuis plus de deux décennies pour faire diversion des problèmes sociaux et démocratiques.

Cette période post-conflit verra sûrement un regain d’intérêt des donateurs pour le Karabakh et une augmentation des fonds alloués aux programmes de la société civile, mais leur impact devrait toujours rester limité : « J’ai bien peur que l’histoire ne se répète concernant les programmes dédiés à la paix et au dialogue si le soutien politique fait défaut à nouveau », confie Arzu Geybullayeva, avant d’ajouter : «  Alors que la communauté internationale a été inexistante durant le conflit, son rôle maintenant pourrait être de pousser chaque gouvernement à les adopter. »

En Géorgie, une coexistence ancrée dans le quotidien

Dans le troisième pays du Sud-Caucase, en Géorgie, Arméniens et Azéris constituent les principales minorités ethniques. Les deux communautés vivent côte-à-côte dans la capitale Tbilissi et certaines grandes villes mais aussi en milieu rural, notamment dans les villages de Tsopi et Khorjoni situés à proximité de la frontière avec l’Arménie.

Vadim Romashov, chercheur à l’université de Tampere en Finlande a effectué un travail ethnographique sur ces communautés rurales à la population mixte : « Les habitants ont une expérience positive du travail collectif dans les kolkhozes et les industries durant l’URSS. Ils ont maintenu de bonnes relations malgré la disparition de cette vie économique car ils partagent les mêmes problèmes quotidiens et effectuent les mêmes tâches agricoles. Ils s’entraident et partagent leurs compétences. »

Mais cette cohabitation pacifique ne signifie pas pour autant une absence de conflits ou de différends. Les deux communautés s’informent principalement par l’intermédiaire des médias arméniens ou azerbaïdjanais et sont influencées par les discours nationalistes.

« La nouvelle guerre a généré beaucoup de souffrance mais cela ne s’est pas traduit par des actes violents », note Vadim Romashov, « La question du conflit du Haut-Karabakh est un tabou, un sujet qui n’est jamais abordé dans les discussions publiques mais seulement dans les familles ou à l’intérieur de chaque communauté. »

Clément Girardot est journaliste indépendant spécialisé sur le Caucase et la Turquie. Il a aussi cofondé le site Mashallah News.

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