À l’occasion de la sortie d’« Une dernière fois, la Méditerranée », ultime volume de sa trilogie des temps instables, le woxx s’est entretenu une troisième fois avec Jean Portante sur cette série passionnante.
woxx : Votre roman s’apparente à un retour aux sources. D’abord parce qu’il se déroule en grande partie sur cette mer dont le pourtour constitue le berceau des personnages rencontrés dans les tomes précédents, mais aussi parce que la mythologie y tient une place prépondérante. Quel a été votre cheminement littéraire pour parvenir à ce récit ?
Jean Portante : « Une dernière fois, la Méditerranée » clôt, comme vous le savez, une trilogie. Les deux tomes précédents, « L’architecture des temps instables » et « Leonardo », parlaient surtout de migration, dans un contexte de guerre, ce qui la verse dans la tragédie. Il y avait toujours un double voyage, aux États-Unis et au Luxembourg, par exemple dans « Leonardo », voyage qui, une fois mis en branle, ramène les personnages, leurs descendants surtout, sur le point de départ, et la tragédie peut se nourrir. J’ai, dans tous mes livres, décliné le thème de la migration, de toutes les manières possibles, le liant à la gémellité dans « Leonardo » afin que la déchirure soit plus intense. J’ai aussi, chaque fois, relié mes personnages à des partants littéraires, et me suis concentré souvent sur les « Fiancés » de Manzoni, qui est également un livre de la séparation, même si, chez lui, Lucia et Renzo, après bien des moments tragiques qui risquent de leur coûter la vie, finissent par se retrouver et vivront heureux, selon la formule consacrée. Ce qui manquait, dans tout cela, c’était le retour au voyage premier, au mythe fondateur du départ. J’ai ressenti le besoin de donner aux histoires, bien que je les aie inventées de bout en bout, et à cause de cela, avec des personnages voyageant d’un livre à l’autre, une légitimation plus profonde. Voilà pourquoi je me suis mis à fouiller dans la mythologie, et surtout dans l’« Énéide » de Virgile, qui m’a offert, comme l’ont fait pour lui l’« Iliade » et l’« Odyssée » d’Homère, la matière première du voyage, une matière tragique qui contraint Énée à quitter la ville de Troie, mise à feu et à sang par les Grecs. Or, si jusqu’ici mes migrants partaient surtout pour des raisons économiques, Énée incarne le mythe fondateur du réfugié de guerre. Il me permet d’inscrire la fuite dans le voyage. Mais Énée est aussi, puisqu’il arrivera en Italie, le symbole du retour vers la mère première… et la boucle est définitivement bouclée.
En quoi la réhabilitation d’Énée est-elle importante à l’époque actuelle ?
J’avais au départ, comme titre de travail de mon roman – écrit d’une traite pendant le confinement imposé par la pandémie –, « Contre Ulysse ». En relisant Homère, je m’étais en effet rendu compte que, même si Ulysse a eu la fortune littéraire que nous savons, en tant que symbole d’errant, d’exilé qui, finalement, retrouve son Ithaque, le vrai errant, le vrai réfugié, celui qui a dû fuir pour avoir la vie sauve, c’est Énée. Ulysse est un général qui a fait la guerre, et une fois la victoire remportée, il n’a qu’un seul souci, rentrer chez lui, chez sa femme et son fils. Certains dieux de l’Olympe en veulent autrement et le punissent, entre autres pour avoir versé le sang autour de lui, et c’est pour cela que le retour à Ithaque est retardé. Mais si vous y regardez à deux fois, Ulysse a passé sept ans dans les bras de Calypso et un an dans ceux de Circé. On ne peut pas appeler cela de l’errance ou de l’exil. Énée, par contre, est le vaincu, ballotté de naufrage en naufrage, jusqu’à ce qu’il touche la côte italienne, un peu comme les bateaux des réfugiés d’aujourd’hui… D’ailleurs, si vous regardez, dans l’art, les tableaux qui le représentent, vous verrez qu’il porte toujours sur ses épaules son vieux père Anchise qui ne peut plus marcher, et que traîne derrière lui son fils Ascagne en pleurs, alors que sa femme Créüse a disparu dans la fuite. C’est ce que nous voyons aujourd’hui à la télévision. Il a fallu attendre le poète italien Caproni pour que soit, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, réhabilité cet Énée-là. Un Énée devenu actuel, puisqu’il représente le mythe fondateur du réfugié. Mon roman est également cela. Il fait le lien avec ce qui se passe aujourd’hui dans la Méditerranée, qui est devenue un cimetière marin. Et c’est la figure du père qui permet de le faire, parce que non seulement il reconstitue le voyage d’Énée à travers la Méditerranée et y laisse sa vie, mais il rencontrera des embarcations de fortune de réfugiés ayant fait naufrage.
« Mes livres passés respirent tous dans ce dernier roman du cycle. »
On sent dans ce livre comme un désir d’épure, l’envie d’une construction moins éclatée que dans les épisodes précédents. Faut-il y voir une relation apaisée aux temps instables que nous vivons ?
Je ne dirais pas cela, car entre-temps les temps sont devenus plus instables, plus meurtriers aussi. Mais vous avez raison sur une chose. J’ai recentré le livre autour d’une relation fils-père, le fils étant une sorte de Télémaque moins chanceux que celui d’Homère, puisqu’il ne retrouvera le père perdu que lorsque celui-ci sera mort et reposera, comme des milliers de réfugiés, au fond de la Méditerranée. Mais ce recentrage structure l’architecture du livre, car tous les autres personnages gravitent autour du duo père-fils. Soit dit en passant, pour contribuer à boucler la boucle, j’ai fait, pour la figure du père, Fernand Rossi donc, appel au Fernand de mon roman « Mrs Haroy ou la mémoire de la baleine », le frère du petit Claudio, son aîné, souvenez-vous, de « trois ans et des poussières ». C’était un des rares personnages de mes romans qui s’était égaré au fil de l’écriture. Il est donc l’oncle du fils, que j’ai appelé Claude pour souligner la parenté… Dans ce sens, et dans beaucoup d’autres, mes livres passés respirent tous dans ce dernier roman du cycle, mais au centre du livre il y a, d’une façon moins éclatée, comme vous dites, le père et le fils jetant leurs ramifications non seulement dans leur passé, et par là ils rejoignent les autres romans, mais surtout dans la littérature qui tous deux les nourrit.
« La vie est la preuve que la littérature ne suffit pas », peut-on lire dans le titre d’un chapitre. Une phrase qui se retrouve d’ailleurs inversée dans le texte, comme si vous teniez à maintenir en permanence l’ambiguïté et à prévenir contre les propos péremptoires.
L’ambiguïté porte en fin de compte sur le dosage entre fiction et réalité, entre invention et autobiographie. La formule inversée, « La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas », est de Fernando Pessoa. Qui a décidé d’habiter dans la littérature. C’est ce que tente également Claude Rossi, alors qu’il est étudiant à Nancy et se met à la recherche de son père. Il fait son apprentissage de la vie, à travers les livres. Le « Werther » de Goethe, par exemple, lui permet de surmonter un terrible chagrin d’amour. Son père, lui, doit tout à la littérature, à celle de l’Antiquité surtout, et identifie son itinéraire, censé le ramener en Italie, à celui d’Énée, voire de Virgile… Mais la rencontre avec les réfugiés syriens nous raconte une autre histoire, et là, c’est la vie qui prime, la survie même, pas la littérature. Mes personnages oscillent sans cesse de l’une à l’autre des deux versions de la phrase que vous avez citée. Mais ils ne vivent, si tant est qu’on puisse dire que des personnages d’un livre vivent, que grâce à la dialectique qui joue à cache-cache dans le va-et-vient de la vie à la littérature.
On a du mal à vous imaginer abandonner vos personnages et les liens que vous avez tissés entre eux à travers les époques, tant les thèmes développés vous sont chers. Êtes-vous de ces auteurs qui finalement proposent un quatrième, voire un cinquième tome à une trilogie annoncée ?
Je crois que le temps est venu de passer à autre chose. C’est ce que dit le début du titre de mon roman : « Une dernière fois… » Il referme un cycle. Il dit que j’ai fait le tour de la thématique de la traversée, que je n’en ai peut-être pas exploré toutes les facettes, mais que l’essentiel est dit. Il y a, parallèlement, dans ma poésie cette fois, l’abandon de la langue baleine, de la langue dans la langue, qui, d’un recueil à l’autre, s’était forgée. Je n’ai plus besoin de faufiler l’italien dans la langue française, parce que depuis 2018 j’écris mes livres de poèmes deux fois, en français et en italien. Un autre cycle a commencé. Et je suis en train de réfléchir à comment il pourra se traduire dans mes romans. J’ai quelques pistes. Elles convergent vers ce qu’on pourrait appeler « le grand jeu de la mémoire et de l’oubli ».