À proximité de la Libye, le Sud tunisien voit passer des Africains subsahariens qui empruntent la route parsemée d’embûches vers l’Europe. Dans cette région marginalisée se retrouvent espoirs douchés, drames et illusions.
Houssein Bahri rêve de réunir assez d’argent pour partir en Libye et prendre un bateau vers l’Europe. Mamadou Kourbaï a perdu sa famille, noyée en Méditerranée, et ne pense qu’à rentrer chez lui. Deux hommes viennent d’être enterrés. Ils resteront probablement des inconnus à jamais. Le Sud tunisien, à deux pas de la Libye, est devenu un carrefour : les routes migratoires s’y entremêlent pour les Subsahariens en chemin vers la Libye – étape incontournable avant l’Europe -, pour ceux qui reviennent épuisés et choqués, et enfin pour les corps noyés rejetés par la mer du côté tunisien.
Un quart prêts à rentrer chez eux
À Médenine, à une centaine de kilomètres de la frontière libyenne, un refuge du Croissant-Rouge a ouvert en début d’année. Il accueille aujourd’hui une centaine de migrants. Mamadou Kourbaï en fait partie. Le Malien s’apprête à partir pour Conakry, en Guinée, grâce à l’Organisation internationale des migrations (OIM). « Ils sont environ un quart à accepter de rentrer chez eux », explique Mongi Slim, président du comité régional du Croissant-Rouge. « La plupart sont bloqués dans leur tête et ne savent pas quoi faire. » Mamadou Kourbaï, lui, a hâte de partir. Des membres de sa famille sont prêts à l’accueillir. Et l’homme a besoin de repartir de zéro, loin de la Méditerranée qui lui a pris, en décembre dernier, sa femme et ses trois enfants, âgés de 3 à 9 ans : « Nous sommes partis de Sabratha (entre Tripoli et la frontière tunisienne, ndlr), c’était juste avant Noël. Notre passeur libyen, Oussama, payait une taxe à d’autres Libyens. Une fois en mer, ceux-ci se sont rendu compte qu’Oussama n’avait pas payé pour 45 Bengalis. Alors ils ont mis un coup de couteau dans le Zodiac et nous avons coulé. » Mamadou Kourbaï est sauvé par les garde-côtes libyens. C’est la case prison, à Zawya (à 50 kilomètres à l’ouest de Tripoli). « Il n’y avait pas assez à manger, on buvait de l’eau salée, on dormait par terre. Ils violaient des femmes devant nous. Ils battaient des gens pour n’importe quoi. J’ai enterré quatre personnes battues à mort, deux Ivoiriens, un Congolais et un Nigérien. » Mamadou est finalement libéré pour raisons de santé. Il parvient à rejoindre la frontière tunisienne et à trouver refuge à Médenine.
Lorsqu’il a quitté son pays, il y a presque un an, Mamadou espérait une belle vie en Europe et des conditions correctes pour prendre soin de sa santé fragile. Las, le voyage, à travers l’Algérie et le Sahara, et des mois de travail dans des conditions difficiles en Libye l’ont épuisé. « J’ai travaillé deux mois comme maçon pour Oussama. Gratuitement. C’était en échange des places dans le bateau. J’ai aussi travaillé six mois à Sabratha. Quand ils considèrent que tu n’as pas bien travaillé, ils te tirent dessus ! » Alors Mamadou ne se pose plus la question d’un retour chez lui ou pas : « Partir a été la plus grosse erreur de ma vie. »
Réunir l’argent pour partir en Libye
Une phrase que son camarade, Houssein Bahri, écoute mais n’entend pas. Le jeune homme de 26 ans cherche du travail dans l’informel, secteur particulièrement important dans le Sud tunisien. Son objectif est celui de tous les migrants qui n’ont pas encore tenté l’aventure : « Réunir 600 à 800 euros et rejoindre la Libye pour tenter la traversée. » Originaire de Guinée-Conakry, Houssein Bahri n’envisage pas un retour : « Je ne peux pas rentrer vide comme cela », explique-t-il. Au début, pourtant, il n’avait pas vraiment pensé à émigrer. Certes, la vie au pays n’était pas facile. « Conakry, c’est la merde », lâche-t-il sans hésiter. Mais s’il s’est finalemen
t décidé à partir, c’est parce qu’un de ses meilleurs amis l’a appelé depuis Tunis et lui a conseillé de venir. Le jeune homme a donc acheté un billet d’avion et est entré en Tunisie comme touriste. « J’ai cherché un travail, mais c’est interdit. On ne peut pas rester sans manger et boire. Je suis venu dans le Sud parce qu’il paraît qu’il y a plus de travail ici, et que ce sera plus facile pour rejoindre la Libye ensuite. »
Malgré ce qu’ont vécu certains de ses camarades de chambre, comme Mamadou Kourbaï, il sait aussi « que beaucoup arrivent en Italie ». La présence d’ONG étrangères, au large de la Libye, le rassure un peu : il ne s’agit plus de faire toute la traversée de la Méditerranée sur une embarcation de fortune, mais simplement d’arriver à sortir des eaux libyennes. Mongi Slim, le chef du Croissant-Rouge, a également noté une différence : « En 2015, nous avons recueilli 1.200 personnes dans des embarcations de fortune en difficulté. En 2016, pas une seule. »
Une décharge en guise de cimetière
Une fois en Europe, que fera Houssein Bahri ? « Mon rêve, c’est le Royaume-Uni. J’aimerais élever des chèvres là-bas. » Lui expliquer que ce n’est pas le secteur d’activité le plus rentable, que l’Europe connaît une crise économique, que la vie y est beaucoup plus chère ne sert à rien. « On ne peut pas comparer l’Afrique à l’Europe. Quoi que vous disiez, nous n’avons rien chez nous. En Europe, je trouverai toujours un peu plus que rien. »
Son rêve d’Europe tiendrait-il encore s’il vivait quelques jours avec Chamseddine Marzoug ? Ce volontaire du Croissant-Rouge s’occupe d’enterrer les corps de migrants depuis une dizaine d’années dans sa ville de Zarzis, à 60 kilomètres à l’est de Médenine. Le 13 mai, le woxx a assisté, avec lui, à l’enterrement de deux corps en état de décomposition avancée. Le cimetière des migrants se trouve à une dizaine de kilomètres au sud-ouest du centre-ville. Il s’agit en fait d’une ancienne décharge mise à disposition par la municipalité. Dans les années 2000, les migrants étaient accueillis dans un cimetière musulman de Zarzis. C’est ce qui se passe encore, un peu plus au sud, au cimetière d’El Ketf, pour les corps retrouvés vers Ben Guerdan (à une trentaine de kilomètres de la frontière libyenne). « Mais à Zarzis, des gens ont dit que ce n’était pas bien d’enterrer des inconnus avec des musulmans », explique Chamseddine Marzoug. « En fait, à Zarzis, les enterrements ont principalement lieu dans des cimetières de quartier réservés aux familles et gérés par elles. Certaines ont eu peur de manquer de place », nuance Valentina Zagaria, doctorante en anthropologie à la London School of Economics, qui travaille sur les migrations dans le Sud tunisien.
SOS
Depuis le début de l’année, une trentaine de corps de migrants, pour la plupart originaires d’Afrique subsaharienne, ont rejoint le cimetière improvisé. Entre mi-mai et mi-juin, Chamseddine Marzoug en a compté 22. Un record qui dépasse le nombre total des enterrements sur l’année 2016. Le chômeur ne pense plus qu’à cela. Il passe ses journées à observer la météo et à se tenir informé des naufrages en Méditerranée. Encore a-t-il de la chance, puisque les chiffres des disparus en mer ont diminué : selon le Haut-Commissariat aux réfugiés, la baisse atteint 45 pour cent pour ce début d’année par rapport à la même période en 2015.
Chamseddine Marzoug se sent seul : « Je lance un SOS à l’État, aux ONG. Il ne reste que 5 à 7 places dans le cimetière. Ces conditions ne sont pas respectueuses pour les morts, il faut faire quelque chose. » Difficile en réalité d’appeler ce lieu un cimetière. En mai, seules les bosses de sable laissaient deviner que des corps avaient été enterrés récemment. Les inhumations plus anciennes sont repérables, elles, à la verdure qui pousse. Les deux cadavres que Chamseddine Marzoug enterre en ce début du mois de mai rejoindront le même trou. Découverts une semaine plus tôt, ceux-ci ont eu exceptionnellement droit à une autopsie, car des pêcheurs tunisiens sont portés disparus. Il fallait être certains qu’il ne s’agissait pas d’eux. Sans moyens particuliers, à part des sacs mortuaires et des masques de chirurgien, Chamseddine Marzoug a fait deux heures de route, entre Gabès – où a eu lieu l’autopsie – et Zarzis avec ces personnes mortes probablement deux mois plus tôt. L’odeur dans l’utilitaire, véhicule privé prêté par Mongi Slim, est à la limite du supportable.
Partenaire d’un crime
C’est à la tractopelle que le trou est creusé. Les deux corps y sont transférés rapidement avec l’aide de deux agents de la garde nationale (équivalent de la gendarmerie). « Que Dieu leur pardonne », murmure Chamseddine Marzoug en guise de cérémonie. L’engin de chantier recouvre les corps de sable.
Chamseddine Marzoug reprend ses esprits dans un café du centre-ville. Cela fait plus de dix ans qu’il enterre les migrants trouvés en mer ou échoués sur les plages. Le père de famille laisse éclater sa tristesse et sa colère : « Parfois, j’ai l’impression d’entendre des cris. J’ai le sentiment d’être partenaire d’un crime. Je sens que ces âmes ne sont pas calmes. » La cinquantaine passée, l’homme pense probablement à son fils, qui a eu plus de chance que ceux qu’il enterre : il y a un an, son aîné a pris un bateau sans lui dire. Lui est arrivé sain et sauf en Italie. Aujourd’hui, le rêve de Chamseddine, c’est d’avoir un cimetière fermé où il pourrait installer des plaques, un lieu pour laver les corps et une voiture réfrigérée pour les transports. « C’est l’histoire de 30.000 à 40.000 euros », s’exclame le chômeur. « Ce n’est pas grand-chose à l’échelle d’un État ou d’une ONG, mais personne ne s’active. »