Tunisie 
: La grogne sociale dans la rue


La jeune démocratie, qui fêtait dimanche 14 janvier l’anniversaire de sa révolution, est en proie à des manifestations pour cause de hausse des prix.

Foued el-Harbi (à droite), professeur originaire de Monastir, fait plutôt partie de la classe moyenne. Il a pourtant dû limiter ses achats, notamment en fruits et légumes, ces derniers mois. (Photo : Maryline Dumas)

Depuis dix jours, la Tunisie vit au rythme des protestations sociales. La principale revendication est l’annulation de la loi de finances 2018 qui, par l’augmentation de différentes taxes, a provoqué une hausse de certains prix au 1er janvier. Mais au-delà de ce texte, les manifestations, parfois violentes, révèlent surtout un malaise économique et social.

« Pas besoin de téléphone »

Adoptée en décembre, la loi de finances prévoit la revalorisation d’un point de la TVA sur certains produits, mais également la hausse des taxes douanières pour les importations. L’objectif affiché par le gouvernement est de réduire son déficit. La jeune démocratie, qui a fêté dimanche 14 janvier les sept ans du départ du dictateur Ben Ali, doit faire face à une lourde dette publique qui devrait représenter 22 % du budget de l’État en 2018, soit son premier poste de dépenses. Résultat, les prix des carburants ont augmenté de 2,85 %, ceux des biscuits de 8,3 % et ceux des produits de beauté de 26 %. Les médias locaux rapportent également que 2.500 médicaments sont touchés. Le gouvernement soutient que l’augmentation ne concerne que les produits de luxe. Cela n’atténue pas la colère. D’autant qu’avec une inflation de 6,4 % en 2017, les Tunisiens ont déjà vu les prix augmenter ces derniers mois.

Face à cette colère, le gouvernement n’a pas brillé par ses réponses. Le ministre des Domaines de l’État et des Affaires foncières, Mabrouk Korchid, a beaucoup agacé en déclarant à la radio, au sujet de l’augmentation du coût des cartes téléphoniques : « Le Tunisien n’a pas besoin de téléphone. »

Un avis que Hazem Chihaoui, un des manifestants, rejette : « On est au 21e siècle, tout le monde a besoin d’un téléphone ! » Depuis le 1er janvier, l’étudiant en philosophie tente de limiter sa consommation téléphonique. Pour recharger son crédit d’appel, il se contente de cartes à 1 dinar (0,34 €) qui lui coûtent désormais 1,25 dinar (0,42 €) contre 1,20 dinar auparavant (0,40 €) : « Ça n’a l’air de rien, mais tout compte pour nous. »

Abdeljelil Bedoui, économiste et cofondateur du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, juge que le gouvernement s’est trompé en touchant aux cartes téléphoniques : « Ils ont touché là une partie de la population qui ne fait habituellement pas attention à la dégradation du pouvoir d’achat : les jeunes. Aujourd’hui, ceux-ci rencontrent des difficultés pour recharger leur téléphone, et c’est une catégorie de population particulièrement sensible. » Les événements de la semaine dernière l’ont prouvé.

Les protestations ont dégénéré dans une trentaine de villes et quartiers tunisiens. Le mouvement Fech Nestanew (« Qu’est-ce qu’on attend ? ») a eu du mal à structurer les manifestations. Issu de la société civile, Fech Nestanew est né le 3 janvier dernier – date anniversaire des « émeutes du pain » de 1984, pendant lesquelles le peuple s’était opposé à la levée des subventions concernant les produits céréaliers.

La colère de Tebourba

« Nous cadrons les choses dans les villes, mais nous avons plus de mal dans les régions internes », explique Wael Naouar, un des porte-parole du mouvement. « Il y a des manifestations la nuit, car certains redoutent d’être reconnus et arrêtés, mais nous condamnons les milices qui pillent et dégradent. » Le trentenaire a recensé l’arrestation de 50 militants alors qu’ils distribuaient des tracts ou taguaient. Le ministère de l’Intérieur évoque 900 personnes interpellées en une semaine pour violences. 80 agents de sécurité ont été blessés et 50 voitures de service abîmées. Des entrepôts de stockage ont été attaqués, des magasins pillés. Les jeunes ont également bloqué des rues en mettant le feu à des pneus.

Cela a été le cas, par exemple, à Tebourba, ville située à 35 kilomètres de Tunis, où un manifestant est mort le 8 janvier. Deux jours plus tard, mercredi 10 janvier, la cité de 20.000 habitants offrait des scènes de guérilla urbaine dès 16h30. Il a suffi que des jeunes lancent deux ou trois pierres en visant la ligne formée par les policiers pour que la tension monte. Pourtant, les manifestants plus âgés appelaient au calme.

L’annonce de la visite du premier ministre Youssef Chahed à Al-Battan, à huit kilomètres de là, avait exaspéré. Les manifestants espéraient que le chef du gouvernement viendrait les voir. « Où est Chahed ? », hurlaient certains. Soudain, la première bombe lacrymogène est jetée, annonçant le début d’une véritable course-poursuite dans la ville. Les cailloux volent, le gaz blanc obscurcit la vue et prend à la gorge.

Sur l’avenue Farhat-Hached – premier secrétaire général du syndicat UGTT –, un camion de police déboule à toute allure et freine brutalement à la hauteur d’une dizaine de manifestants qui s’abritaient au coin d’une ruelle. Le véhicule redémarre et stationne plus loin. Un manifestant interpelle les journalistes présents : « Comment croire à la version de l’asthme ? » Ils accusent les forces de l’ordre d’être responsables de la mort, lundi 8 janvier, de Khomsi el-Yeferni, 43 ans. Avant même l’autopsie, le ministère de l’Intérieur avait évoqué une asphyxie liée à des problèmes respiratoires. La famille et les militants affirment au contraire qu’il a été heurté par un véhicule de police.

« Je n’en peux plus »

Un groupe se réfugie dans une station essence Oil Libya. La police avance, lançant des grenades lacrymogènes que les manifestants tentent de renvoyer à l’expéditeur. Une jeune fille s’écroule, étouffée par le gaz, en tentant de traverser la route. En face, les policiers ramassent les pierres et visent les manifestants qui leur font des bras d’honneur. Ceux-ci installent au milieu de la route ce qu’ils peuvent trouver : pneus, panneaux de signalisation.

Une heure plus tôt, l’ambiance était pourtant calme. Fatma Ben Ghzeil était accompagnée de ses deux filles adolescentes : « Je suis venue car je n’en peux plus. Mon salaire de 1.400 dinars (473 euros) de professeur de collège ne me permet pas de vivre. Dès la fin de la première semaine du mois, je n’ai plus rien. On mange, on travaille, on dort. On ne peut rien faire de plus, ni avoir une voiture, ni voyager. » Un homme précisait : « Ce n’est plus possible. La dose individuelle de café est passée de 200 à 250 millimes (0,067 à 0,084 €), la petite bouteille d’eau de 300 à 350 millimes (0,10 à 0,17 €) ! » Le salaire minimum, pour 48 heures hebdomadaires, est d’environ 140 € par mois en Tunisie.

Moustapha, lui, semblait plus à l’aise financièrement. Belle montre au poignet, il n’insistait pas sur les prix et préférait s’attaquer aux politiques publiques : « Notre ville est peu développée. Pour avoir du travail, il faut aller à Tunis. Pourquoi on ne crée pas des zones industrielles ailleurs que dans les grandes villes de la côte ? » Le militant voudrait voir les régions hors de Tunis se développer, notamment sur le plan des infrastructures : « La station de bus est pleine dès 3 heures du matin tous les jours de la semaine, car tout le monde va travailler à Tunis. Il n’y a qu’un seul train pour rejoindre la capitale le matin. Les bus sont plus que pleins, on nous prend pour du bétail ! »

Le père de famille regrette également que, sept ans après la fin de la révolution, rien n’ait été fait pour les jeunes : « Un enfant qui avait 20 ans en 2011, il va commencer à vivre à quel âge ? 30 ans ? » Avec 15,3 % de chômage – dont 30,6 % chez les jeunes diplômés – au troisième trimestre 2017, il n’est pas rare, en Tunisie, de croiser des personnes qui ont derrière eux sept, huit ou neuf ans de chômage, voire plus.

Loi de finances pas équitable

Le gouvernement, dirigé par Youssef Chahed, a affirmé que l’emploi serait sa préoccupation principale cette année. L’objectif est de baisser le chômage à 12,5 % d’ici 2020. Pour l’économiste Abdeljelil Bedoui, ce n’est pas avec les directions choisies actuellement que la Tunisie y parviendra : « La loi de finances n’est ni réalisable ni équitable. C’est un document comptable, sans plus. Il aurait fallu s’attaquer au commerce parallèle, au secteur informel (la contrebande est particulièrement importante, ndlr) et aux fuites de capitaux, plutôt que d’accabler encore les consommateurs et les entreprises structurées. »

En attendant, pour tenter de calmer la grogne, le gouvernement a annoncé un plan de protection sociale. « Il repose sur trois éléments. Un, garantir un revenu fixe pour les familles les plus nécessiteuses et dont aucun membre ne travaille. Deux, garantir une couverture médicale à tous les Tunisiens, sans exception. Enfin, procurer un logement aux familles les plus démunies ou aider à son acquisition », a expliqué Mohamed Trabelsi lors d’une conférence de presse samedi 13 janvier.

Cela n’a pas empêché un millier de personnes de défiler calmement dès le lendemain à Tunis. Couffin (panier traditionnel tunisien) renversé sur un bâton qu’il brandissait, Foued el-Harbi faisait partie des manifestants : « C’est pour tenter de calmer la grogne. Mais ce n’est pas avec cela qu’on résoudra le problème. Aujourd’hui, même les familles modestes peinent à boucler leurs mois. » Et le professeur de conclure en levant les yeux : « Le couffin est vide, mais le cœur est plein de rage. »


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