LITTÉRATURE: Miniatures animées

Hervé Le Tellier est un écrivain français quelque peu atypique : bien que membre de l’Oulipo et traduit dans une dizaine de langues, il reste un intellectuel plutôt discret. Le woxx l’a rencontré pour parler de son nouveau roman, « Eléctrico W ».

Aime bien les craquelures de la vie de l’écrivain : Hervé le Tellier.

Comme point de rencontre avec un écrivain français, il n’y a peut-être pas de meilleur – voire pire – cliché que la place des Abbesses à Montmartre. Un lieu de désir romantique et artistique où les touristes se font attirer par hordes entières à la recherche d’un halo quelconque du passé glorieux de ce quartier où jadis vivaient les « grands » artistes et où ils pensent apercevoir Amélie Poulain à chaque coin de rue. Pourtant, c’est exactement là qu’Hervé Le Tellier a fixé le rendez-vous. Moins pour frimer, mais pour des raisons plus pratiques sans doute, puisqu’à ses côtés repose un grand paquet de la Redoute, qu’il vient de récupérer à la poste du coin. Assis en plein soleil, un hebdomadaire satirique sur les genoux, il a, surtout avec ses lunettes de soleil, un peu l’air de Jim Jarmusch. Sans celles-ci, ses traits apparaissent toutefois moins plissés et clarifient qu’il ne s’agit pas du réalisateur au visage décati par des années d’abus, mais d’un homme qui préfère probablement plutôt se droguer aux mots et à la solitude de l’écrivain.

Les mots justement, c’est l’univers qu’il s’est choisi. Mathématicien d’origine, il se tourne, après des études de journalisme et un doctorat en linguistique, vers l’écriture et – accessoirement – l’enseignement. C’est en 1992 qu’il fait son entrée dans le cercle de l’Oulipo, un groupe de littéraires et de mathématiciens, dont le nom veut dire « Ouvroir de littérature potentielle », fondé jadis entre autres par Georges Perec, Raymond Queneau et Italo Calvino. L’idée derrière l’Oulipo, c’est l’écriture sous contrainte, c’est-à-dire celle de faire naître toujours de nouvelles oeuvres en s’imposant des règles. L’exemple le plus connu est sans doute « La disparition » de Georges Perec, le seul livre jamais écrit ne comportant pas la lettre « e ».

Pourtant, « Eléctrico W » est loin des oeuvres de Perec et les contraintes que s’est imposé Hervé Le Tellier pour son écriture sont différentes et plus cachées. Peut-être aussi parce que, comme il l’admet, c’est un livre qui traînait dans ses tiroirs depuis une vingtaine d’années. C’est une affaire personnelle donc. « Eléctrico W » est avant tout une histoire nouée autour du sentiment amoureux: deux personnages, Vincent, le narrateur et Antonio, se rencontrent en 1985 à Lisbonne. L’un est journaliste, l’autre photographe. Ensemble, sur une période de neuf jours, ils devront couvrir le procès d’un meurtrier en série aussi mystérieux que déjanté, un certain Pinheiro. Pourtant, cette trame n’est en fait qu’une fausse piste, car derrière elle se cache une histoire de femmes. Celle de Canard, l’amour de jeunesse qu’Antonio a connu et perdu dans les rues de Lisbonne et celle d’Irène, la collègue qui a rejeté l’amour de Vincent, qui s’est exilé à Lisbonne à cause d’elle. Sont-ils pour autant des ratés ? Selon l’auteur : « Ce ne sont pas tout à fait des ratés, ce sont des gens moyens. Des gens blessés qui ne peuvent pas aller au-delà de leurs blessures et qui – bon, c’est vrai – vont tout de même d’échec en échec. Mais il reste une toute petite nuance psychologique entre un raté et des gens qui vont d’échec en échec. Même si c’est vrai que ce sont des personnages qui n’aboutissent jamais. Comme le montre aussi la métaphore du fleuve Okavango – dont Vincent est fasciné – qui revient plusieurs fois dans le livre : le seul fleuve du monde qui ne se jette pas dans la mer, mais s’échoue dans le désert infranchissable. Pour Vincent, le désert est avant tout créatif, il n’arrivera pas à écrire autre chose que le livre qui est entre les mains du lecteur. Alors que dans le livre, il revient tout le temps sur un projet de roman au sujet de Péchin d’Herbinville. Quant à Antonio, c’est le désert affectif dans lequel il erre. Il peut être séduisant et attirer les femmes, mais à partir d’un moment il n’arrive pas à assumer à devenir l’homme d’une femme même si celle-ci l’a choisie. Il échoue deux fois, une fois dans son passé avec Canard, et on le voit pendant les neufs jours répéter cet échec avec une autre femme, Aurora ».

En fait, pendant leur séjour commun à Lisbonne, qui ne dure pas neuf jours par hasard, le nombre neuf étant celui du renouveau, aucun des deux n’arrive à renaître, mais revit et répète plutôt son échec.

« On ne peut pas écrire que des romans sur les trains qui arrivent à l’heure »

Pourtant, pourquoi écrire un roman sur l’échec ? « On ne peut pas écrire que des romans sur les trains qui arrivent à l’heure », répond Le Tellier. « Une grande partie de la vie est faite d’échecs. Une grande partie, voire même la totalité de l’apprentissage de l’homme se fait sur les échecs. On n’apprend pas de ses réussites, sinon ça se saurait. Ecrire un livre sur les échecs, pour un écrivain, c’est apprendre soi-même à ne pas les répéter, c’est apprendre les faits autrement. Confucius disait, je crois : Apprends de tes échecs, apprends de tes erreurs, mais apprends aussi de celles des autres, parce que tu n’arriveras pas à les faire toutes ». En somme, on est dans l’exorcisme des échecs personnels, « ou plus encore catharsis », comme le remarque Le Tellier. Et on est loin soudainement des expérimentations et jeux de mots qui font l’Oulipo par ailleurs. Et pour cause : « C’est un livre qui a maturé 18 ans. Ce qui pourrait surprendre plus d’un lecteur d’ailleurs, car ce n’est pas un livre qui donne l’impression d’avoir été écrit avec un tel hiatus. A l’époque, j’avais déjà quelques idées fortes en tête, la métaphore du delta de l’Okavango par exemple – je voulais appeler le livre ainsi au début, mais finalement, ç’aurait été trop `houellebecquien‘ – où le personnage principal. Et aussi l’idée des deux fausses pistes dans le livre, celle du tueur en série et celle de Canard, que je voulais utiliser pour raconter autre chose, notamment l’histoire du retour impossible vers le passé ».

Reste la question de savoir, si après une telle catharsis – même si entre-temps la bibliographie de Le Tellier n’a pas cessé de s’allonger – l’écrivain ne se sent pas un peu vidé de sa substance. 18 ans à porter un livre en soi, c’est quand même long : « Non, absolument pas, parce que simultanément depuis cinq ans, je pense à un autre livre. De toute façon, j’ai en permanence entre trois ou quatre projets en tête et je les actionne à différents moments, comme par exemple un projet de pièce avec un copain, un récit et un autre roman. Je mets deux ans à faire un livre, je sors un livre par an. Un an sur deux je fais un petit truc, des recueils de poésie ou d’autres choses dans l’édition ».

De toute façon, Hervé Le Tellier est un vrai pro du « multitasking » si demandé de nos jours. Il combine la carrière d’écrivain avec celle de journaliste – il collabore au site internet du « Le Monde » et aussi à l’émission « Des Papous dans la tête » sur France Culture. De plus, il enseigne dans plusieurs Masters Professionnels et à Sciences-Po. « Mais honnêtement, l’enseignement, ce ne sont plus ou moins que trois pour cent de mes revenus. Je le fais surtout parce que souvent c’est le seul prétexte que j’ai pour sortir de chez moi. Car les autres boulots me condamnent beaucoup au travail solitaire. C’est un choix, ça ne me dérange pas d’être seul. J’ai déjà essayé, pour ne pas me retrouver seul, de louer un appartement avec d’autres écrivains, pour bosser ensemble. Mais ça ne marche pas, on boit des bières et on discute ».

Un peu comme ses deux protagonistes dans son roman, qui se retrouvent plus d’une fois avec des bières Sagres dans la main à contempler Lisbonne, ses rues sinueuses où se faufile l’« Eléctrico W », qui dans le roman, n’est autre qu’une ligne de tramway, mais beaucoup plus à la fois. « Eléctrico W, c’est un choix lié directement au signifiant et au signifié. Il pourrait être un tramway, si les tramways à Lisbonne portaient des lettres et pas des chiffres. Le « W », c’est un choix très réfléchi et très long. D’abord, il fait référence à `Souvenir d’enfance‘ de Perec puisque tout est éclairé par un souvenir d’enfance. Il y a un prologue et un épilogue bien sûr, mais pour que le livre démarre, il faut le flashback dans les années 70 dans cette enfance d’Antonio à Lisbonne et la découverte de l’amour avec Canard. Pour moi, c’est une sorte d’éclat de lumière qui éclaire le livre. L’Electrico, c’est l’endroit où ils se croisent et qui va jalonner le livre. C’est donc aussi le symbole d’un destin qui déraille. Et puis, le `W‘ c’est une lettre qui n’existe pas en portugais et qui symbolise au niveau graphique l’entrecroisement entre deux rails, l’aiguillage des destins. Si on va encore plus loin, on se rend compte qu’en français on dit `double V‘ donc le double de l’initiale du narrateur, et en anglais ça donne `double you‘ – un `double – toi‘ en somme. Comme le `v‘ et l’`u‘ étaient la même chose en latin. Ce qui est pertinent puisqu’à plusieurs reprises dans le roman, Vincent croit voir son double dans Antonio, il se projette en lui, ce qui donne un téléscopage. Pris ensemble, ‚Eléctrico W‘, ça représente aussi les watt, l’énergie initiale qui met en branle le livre qu’on lit ». Mais pas forcément celui qu’on croit lire? Ainsi, tout « Eléctrico W » est truffé de petites références, comme le tremblement de terre à Mexico City qui a lieu au neuvième jour et renvoie à celui qui a ravagé Lisbonne en 1755. Mais il y a aussi des références plus simples comme la mort d’Italo Calvino qui assombrit la fin du roman. « C’était juste un hommage, parce que Calvino a toujours été un de mes écrivains préférés. J’ai appris à lire avec lui », assure Le Tellier.

Si on devait décrire le style d’Hervé Le Tellier dans « Eléctrico W », le plus facile serait de le comparer à certains tableaux des grands maîtres flamands, qui eux n’hésitaient pas à faire refléter une cathédrale entière à la renverse sur une petite face d’un bijou. Juste que l’« Eléctrico W », ça bouge en plus. Ne manque que la 3D en somme. Mais qui sait, ça va peut-être venir ?

En tout cas, « Eléctrico W » est un livre intéressant car très oulipien, sans vraiment le paraître. C’est une histoire qui en cache d’autres et qui porte tout de même un message simple, à savoir, selon l’auteur, « Que chaque homme est maître de son destin ». Dont acte.

« Eléctrico W », est paru chez JC Lattès.


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