POLITIQUE D’ASILE: Sans papiers, pas de droits

La « Marche pour la liberté » et contre la forteresse Europe a fait halte au Luxembourg, où de nombreuses actions ont eu lieu.

Entre 2000 et 2012, plus de 23.000 réfugié-e-s auraient trouvé la mort en essayant d’entrer sur le territoire européen

Mardi après-midi, à la gare de Luxembourg. Déjà de loin, des chants et des tambours résonnent. Sur le parvis, une centaine de personnes se sont installées temporairement. « Oh la la oh lé lé, solidarité avec les sans-papiers », chantent-ils, puis enchaînent : « Vive la marche des sans-papiers, de Strasbourg à Bruxelles à pied, pour la liberté. » Le groupe qui chante est essentiellement constitué de sans-papiers, de « clandestins », d’« illégaux ». Depuis deux semaines, ils marchent pour leurs droits, pour l’« égalité » comme ils disent, contre Frontex, Dublin II, contre la forteresse Europe et tout ce qui va avec. Le 26 mai, la Marche pour la liberté a pris la route à Kehl, ville allemande reliée par le « pont de l’Europe » à Strasbourg. Les marcheurs ont traversé Strasbourg, puis Sarreguemines où ils ont passé la frontière pour atteindre Sarrebruck. De là, ils ont marché jusqu’à Perl ; ils y ont traversé la frontière luxembourgeoise pour Schengen. Ce vendredi, les sans-papiers passeront la frontière belge, pour finalement atteindre Bruxelles où finira la marche. Le fait de traverser des frontières, ce qui pour des millions d’Européens fait partie du quotidien, représente un danger particulier pour les sans-papiers. En effet, le règlement Dublin II, qui force un demandeur d’asile à déposer sa demande d’asile ou de protection internationale dans le premier pays de l’Union européenne où il a mis les pieds, lui interdit aussi de poursuivre sa route vers un autre pays. Une arrestation lors d’une telle traversée de frontière peut entraîner la « mise en rétention » du contrevenant dans un centre fermé. D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle l’Asti a préféré ne pas soutenir la Marche pour la liberté. Elle en estimait le danger trop important pour les réfugié-e-s et ne voulait pas en porter la responsabilité.

Devant la gare de Luxembourg, les marcheurs chantent et dansent. Quelques discours succincts sont tenus par des sans-papiers, des tracts sont distribués aux passants, de nombreuses personnes s’arrêtent, observent la scène, certains applaudissent. Puis le groupe se met en route vers le Casino syndical, où un meeting sera tenu pour la presse. Devant la passerelle qui mène à Bonnevoie, un couple s’énerve. « Moi je viens du Congo-Brazzaville et je suis venu en Europe avec des papiers. Pour réclamer des droits, il faut avoir des papiers ! », s’exclame la femme. Son mari lui donne raison. « Madame, nous ce qu’on veut, c’est l’égalité. Pourquoi des Européens ont-ils le droit de venir passer des vacances en Afrique pendant que nous, qui avons fui la guerre et la misère, n’avons pas le droit de circuler librement et de venir nous installer ici ? Ce n’est pas nous qui menons des guerres en Europe, c’est l’inverse ! » Mais les marcheurs n’ont pas le temps, ils traversent la passerelle pour atteindre le Casino syndical, où des poignées de main de personnes solidaires les attendent. Une banderole portant l’inscription « Smash Frontex ! » est déployée.

Frontex et les droits de l’homme

Frontex, de son nom complet « Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne », est responsable de la « sécurité des frontières extérieures » de l’Europe. Créée dans le but de parvenir à une « gestion intégrée », donc commune, de l’immigration « illégale », cette agence est à l’origine d’un réseau européen de patrouilles maritimes destinées à la lutte contre cette immigration. Frontex joue un rôle important dans les politiques migratoires européennes. Ainsi, l’agence a le pouvoir de signer des accords avec des pays tiers, organiser des vols de retour conjoints et échanger des données personnelles avec Europol, agence de coopération policière. Des moyens militaires sont mis à sa disposition. Selon « Frontexit », une campagne anti-Frontex internationale lancée par 21 organisations de défense des droits de l’homme, le budget de l’agence aurait augmenté de façon importante depuis sa création. Ainsi, de 6 millions d’euros en 2006 il serait passé à 88 millions d’euros en 2011. De nombreuses violations des droits de l’homme lors d’« opérations maritimes » et de retours forcés sont reprochées à l’agence.

Deux jours plus tôt, la marche a traversé le pont de Schengen. Cinq demandeurs d’asile du Luxembourg ont rejoint l’action, quelque 200 personnes ont réservé un accueil chaleureux aux marcheurs. Pendant la journée d’action qui a suivi, le pont a été occupé symboliquement par plusieurs activistes. « Nous avons occupé le pont pour montrer que les accords de Schengen ne servent pas à tout le monde. Il y a des gens qui ont le droit de circuler librement entre les pays, mais il y aussi des personnes qui sont exclues de ce privilège », explique un activiste. Des banderoles « Frontex kills » et « Où sont nos enfants ? », faisant référence aux milliers de réfugiés morts en essayant de rejoindre l’Europe, ont été déployées depuis le toit du Musée de Schengen, tandis que le monument des accords de Schengen a été décoré avec des barbelés. Un bateau gonflable avec un équipage composé de réfugié-e-s et d’activistes a traversé la Moselle pour rendre hommage symboliquement aux morts noyés en Méditerranée. Le collectif luxembourgeois « Keen ass illegal » a organisé un concert de soutien à la marche.

Selon « The Migrant Files », un projet créé par plusieurs agences européennes de journalisme de données ainsi que divers médias et journalistes indépendants, dans le but de répertorier le nombre de morts aux frontières de l’Union européenne, plus de 23.000 migrants auraient trouvé la mort en tentant d’entrer sur le territoire européen entre 2000 et 2013. Le collectif de journalistes a compté environ 6.500 morts au large de Lampedusa, plus de 2.500 aux îles Canaries et plus de 1.500 dans le détroit de Gibraltar.

Moments importants pour le mouvement

En Allemagne, le mouvement des sans-papiers a vécu des moments très importants d’auto-organisation et de solidarité ces derniers mois. En été 2013, une centaine de réfugiés africains, ayant pour la plupart d’entre eux fui la Libye, a occupé une église à Sankt Pauli, un quartier de Hambourg, pour obtenir un statut de protection internationale. Un vaste mouvement de solidarité impliquant la gauche radicale locale, les organisations de soutien aux migrants traditionnelles, des paroisses catholiques et protestantes et les supporters du club de football local « FC St. Pauli » s’est créé autour du groupe nommé « Lampedusa in Hamburg ». Même si les réfugiés, après quelques mois de manifestations et d’actions quotidiennes, n’ont finalement pas obtenu gain de cause, le mouvement des sans-papiers est sorti renforcé de cet épisode. A Berlin, des sans-papiers sans abri ont occupé, avec des activistes, en octobre 2012, l’« Oranienplatz » à Kreuzberg. En avril 2014, après avoir obtenu au moins la garantie d’un logement pour tous, ils ont, pour la plupart volontairement, évacué le camp. Dans de nombreuses autres villes, des places ont été occupées par des demandeurs d’asile et des personnes solidaires. Le fait que l’idée de la Marche pour la liberté ait émané d’Allemagne n’est pas un hasard, tout comme celui qu’une grande part des participants sont demandeurs d’asile dans ce pays.

Mercredi, des activistes du groupe Lampedusa in Hamburg sont arrivés au Luxembourg. Des actions auraient dû avoir lieu devant diverses institutions européennes ainsi que la Chambre des députés et le centre de rétention. Cependant, un débat a éclaté au sein du groupe de marcheurs sur les actions planifiées. Mercredi soir, l’entrée du bâtiment de RTL au Kirchberg a été occupée par les sans-papiers et certains activistes. Selon une déclaration, on aurait voulu protester contre le fait que les « médias bourgeois » ne s’intéressaient pas à l’action. Après que des responsables de RTL eurent appelé la police, les occupants ont quitté les lieux et ont finalement organisé une manifestation devant le centre de rétention. Selon des personnes impliquées dans l’organisation de la marche, l’ambiance serait très mauvaise au sein du groupe. Ainsi, il y aurait surtout des divergences sur les modes d’action entre réfugié-e-s, collectifs luxembourgeois et des activistes allemands. En attendant, Frontex a publié le nombre de « clandestins » interceptés aux frontières extérieures de l’Europe depuis le début de l’année : 42.000, trois fois plus que pendant la même période l’année passée.


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