PHOTOGRAPHIE: „L’autocensure est un grand risque“

Les tensions sociales qui s’expriment différemment au fil du siècle, la montée du droit à l’image et la censure – tous ces aspects influencent la photographie. Entretien avec Christian Pirker, curateur de l’exposition „Controverses“.

En 1960, Marc Garanger effectue son service militaire en Algérie et il doit faire les portraits de plus de deux mille Algériens, destinés à figurer sur les papiers d’identité français.
Pour les femmes, cette expérience est violente : Elles doivent contre leur volonté et leur culture, montrer leur visage à un homme inconnu.
(Marc Garanger, Portrait de Cherid Barkaoun, Algérie 1960-1961),
Exposition « Controverses »

woxx : Dans votre vie professionnelle, vous êtes avocat et donc, comme dans l’exposition dont vous êtes le curateur, vous avez aussi à faire à la vérité. Qu’est-ce qui vous a poussé à cette recherche ?

Christian Pirker : Il y a en effet un lien avec mon métier dans le sens où l’exposition présente des controverses de la photographie. C’est-à-dire qu’on montre des versions différentes sur une photo qui coexistent sans jamais prendre parti. Et on présente des décisions de justice ainsi que les questions qui posent la controverse. En établissant le lien avec le droit, c’est un peu comme s’il y avait deux plaidoiries. Mais je suis aussi historien d’art. Les photos de l’exposition sont donc pour moi plutôt comme des plaques sensibles d’une société à un moment donné. La plupart des conflits révèle des tensions sociales dont certaines s’expriment de différentes manières au fil des siècles. Ainsi, des controverses sur la violence, la sexualité ou la religion jaillissent à un moment de l’histoire et le font moins à un autre.

Aujourd’hui, chacun possède un appareil photo et on vit dans une société de consommation. Quelles sont les limites de la liberté d’expres-sion selon vous ? Y a-t-il encore des tabous ?

Mon sentiment est que la pression sur la liberté d’expression est importante. Prenons un exemple : Cette expostion a été conçue pour la Suisse et elle a été accueillie dans plusieurs pays – mais aucun pays anglo-saxon n’a pour l’instant témoigné son intérêt. Pourquoi ? Un autre exemple : Le photographe Jock Sturges qui est présent dans l’exposition est dans beaucoup de collections d’institutions américaines. Toutefois, dans le même temps, il nous a indiqué à l’occasion du vernissage qu’il n’était que rarement exposé au Etat-Unis, parce que son travail sur le naturisme semble représenter un obstacle.

Avez-vous le sentiment que les tabous ont changé depuis le début de la photographie ?

Bien sûr. La Res publica était beaucoup plus sensible au 19e siècle qu’aujourd’hui. Par exemple, le portrait de Bismarck sur son lit de mort n’a pas été publié pendant 50 ans. Au niveau de la sexualité, tout ce qui était pornographique y était interdit. Aujourd’hui en ce début de 21e siècle, il y a moins d’interdits sur la sexualité entre adultes. En revanche, il semble que la représentation de la nudité des jeunes ou des enfants dans les années 70 était largement moins controversée qu’aujourd`hui. Autre chose : Au départ, la notion de droits d’auteur pour les photographies n’existait pas. Les artistes devaient donc se battre pour faire reconnaître leur qualité d’auteur. Puis, à la fin du 20e siècle, les tribunaux ont commencé à poser les limites, pour éviter que n’importe quelle « snapshot » d’amateur bénéficie de la protection.

Que pensez-vous du fait que l’exposition du photographe Larry Clark à Paris, qui met en scène les jeunes et la sexualité, a été interdite aux moins de 18 ans ?

Je préfère ne pas me déterminer sur cette dernière controverse car je ne la connais pas bien. Son travail, qui est présent avec une image dans l’exposition au CNA, montre notamment la sexualité des adolescents mais aussi la violence, l’autodestruction et la prise de drogues. Cela choque une partie de la population. Pour d’autres, c’est une représentation de la réalité. Ce qui m’intéresse, c’est d’observer les avis qui s’opposent et de présenter ces controverses.

Les avis sont-ils aujourd’hui plutôt en faveur du respect de la sphère privée ou de la liberté d’expression ?

C’est compliqué. Pour donner un exemple : dans le photojournalisme, les photographes pouvaient exercer leur métier facilement jusque dans les années 1980. Même les paparazzis ne posaient de problèmes à personne, à ma connaissance. Et puis, il y a eu cette montée de l’exercice du droit à l’image. Maintenant, les photojournalistes ont de plus en plus de mal à exercer leur travail parce que les gens s’opposent et portent plainte en argumentant que leur image a été utilisée sans leur accord. La restriction est assez forte, mais, simultanément l’impact d’une image peut être considérable, ce qui peut justifier la restriction. Actuellement, la jurisprudence cherche à trouver l’équilibre entre le droit à l’image et la liberté d’expression.

Prenons l’image de la jeune femme afghane mutilée par son mari qui a fait la couverture du Time Magazine. Les photographes d’aujourd’hui doivent-ils produire des images choquantes pour être reconnus ?

Il y a le sujet, le photographe, le magazine et le public. On ne peut nier la réalité de la femme mutilée. Le photographe a saisi cette réalité. On peut se demander ce qu’a été sa motivation. Et pourquoi le Time a publié cette image? On peut également se demander pourquoi le public a si fortement réagi à cette image? Se poser la question de la notoriété du photographe en fonction de sa photo, je trouve cela un peu biaisé, parce qu’on ne prend pas la chose dans son ensemble. Je crois qu’il ne suffit pas de faire une photo pour devenir célèbre.

Même si une photo peut changer la vie d’un photographe. Ce fut notamment le cas du photographe Nick Ut, qui a photographié la petite fille de 9 ans brûlée au napalm lors de la guerre du Vietnam. Une image qui a durablement marqué les mémoires.

Il y a certaines images qui font parti de notre histoire parce qu’elles nous ont frappées. Mais il y a des photographes qui se sont fait connaître sans produire des images choquantes. Après tout, cette approche correspond aussi à notre société. Par exemple la photo du photographe sud-africain Kevin Carter illustrant une fillette affamée et un vautour et qui a été prise en 1993 au Sud-Soudan. C’est une image extrêmement dure. Et puis il y a cette photo d’Omayra Sanchez qui est coincée sous des décombres suite à la coulée de lave en 1985 dans une ville colombienne. Le problème qui se pose souvent aux photojournalistes, c’est qu’ils sont accusés d’être des voyeurs, des spectateurs inactifs du drame. D’un autre coté, c’est leur métier de rendre compte des choses et ils aident en communiquant sur ces drames. A nouveau, l’exposition présente les avis, pour que le spectateur puisse se forger une opinion.

Les photographes sont rémunérés. Quelle est leur liberté d’expression ?

Aujourd’hui, je crois que le plus grand enjeu est l’autocensure : Une sorte de crainte de certains auteurs ou médiateurs de se retrouver dans une controverse, s’ils assument certains discours. L’autocensure est aujourd’hui clairement une entrave à la liberté d’expression.

Que pensez-vous des grandes agen-ces photographiques? Par exemple Reuters, qui aurait éliminé un détail très important sur une photo de l`assaut israélien sur la flottille pour Gaza afin de renforcer une position.

L’exposition contient des photos retouchées. Par exemple la photo
d’Evgueni Khaldei, qui a été réalisée le 2 mai 1945 sur le toit du Reichstag et qui représente le drapeau soviétique flottant sur la ville vaincue. Le soldat sur l’image porte deux montres. Quand Khaldei a publié la photo auprès d’une agence soviétique, cette dernière a effacé une des deux montres. Et c’est celle-là qui a par la suite fait le tour du monde. La question que vous posez, c’est la question sur la verité. Dans l’exposition, vous verrez une photo de Sartre. Mais pour des raisons de lutte contre le tabagisme, sa cigarette a été effacée. Tout comme Jacques Tatie auquel ils ont enlevé la pipe. La question qui se pose c’est de savoir qui peut modifier les images ? Vous pouvez retravailler numériquement une image, vous pouvez la recadrer ou lui donner un autre titre. Qui met la limite? Le problème c’est que l’image bénéficie d`une présomption de la réalité, alors qu’en réalité elle n’est qu’une interprétation du réel.

La photographie aurait-elle donc tellement changé, car, contrairement à la peinture, elle était censée capter la vérité ?

Non, je pense qu’elle n’a jamais joué ce rôle pour les artistes. Dès les débuts de la photographie, les gens posaient : une des premières images de l’histoire de la photographie, c’était Hippolyte Bayard, qui s’est mis en scène comme un noyé. Dès le début, l’image était utilisée pour raconter quelque chose ou pour ses qualités esthétiques. Ainsi, il y avait très tôt des photos avec des fantômes. Le jeu avec la réalité a été très précoce. Je crois que ce qui a changé aujourd’hui, c’est que la présomption qu’il s’agisse de la réalité est moins forte. Et le contexte joue. La valeur de témoignage de verité ne dépend pas seulement de l’image en elle-même, mais d’un nombre d’éléments autour qui la valident : Qui est le photographe, où est-t-elle publiée et dans quelle contexte, et peut-on recroiser « l’information » ?

« Controverses » :
Christian Pirker est un des deux curateurs (avec Daniel Girardin) de l’exposition « Controverses. Une histoire juridique et éthique de la photographie ». Avocat en Suisse et diplômé de l’Ecole du Louvre, il exerce en droit des affaires et en droit de l’art, conseillant régulièrement les intervenants de la création artistique et du marché de l’art. L’Exposition montrée au Centre national de l’audiovisuel (CNA) présente un large choix de photographies, célèbres ou méconnues, qui ont fait l’objet de procès ou de polémiques, des débuts de la photographie jusqu’à l’art contemporain. Chacune des photographies est chargée d’une histoire, qui est complexe et souvent grave.
L’Exposition, qui vise le discours sur la liberté d’expression, n’est pas accessible aux mineurs de moins de 16 ans à condition que les mineurs soient accompagnés par au moins un parent ou tuteur.

Exposition au Centre national de l’audiovisuel (CNA) jusqu’au 06 Février 2011.


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