ÉLECTIONS: Le pays à travers l’urne

Si l’étude sur les élections de 2009 confirme les tendances lourdes comme l’affection des électeurs envers le panachage et le consumérisme politique, elle réhabilite des réalités sociologiques trop vite enterrées.

Jean Asselborn, ses trois vice-premiers ministres et la politique-fiction : et si les Portugais étaient les seuls à pouvoir voter ?

Organisez des élections tous les cinq ans. Chargez ensuite un groupe de politologues de l’Université du Luxembourg de la rédaction une étude touffue de 500 pages pour analyser les dernières élections, en l’occurrence les législatives et européennes de 2009. Réservez finalement un vendredi pour une présentation officielle et prévoyez d’organiser, de concert avec ChamberTV, un débat avec les représentants de chacun des six partis siégeant à la Chambre. Remuez, secouez, et vous obtiendrez à peu près ce genre d’affirmation : « Après tout, les programmes politiques sont écrits sur du papier, qui a la particularité d’être très patient ». Lorsque vous aurez réalisé que cette fine analyse saupoudrée d’une bonne dose de cynisme émane d’un des ténors du principal parti de gouvernement, Lucien Thiel pour le CSV, vous aurez compris dans quel pays vous vivez.

Mais pas de panique : selon Thiel, si le panachage est davantage apprécié par les électeurs, c’est parce qu’ils privilégient la « compétence » – surtout en temps de crise. Ce qui ne fait que le conforter dans sa logique, puisque la compétence, on la trouve évidemment au sein de son parti, le CSV. Quoi que l’on pense de ces raccourcis, les réflexions de l’ancien directeur de l’association des banques rencontrent un certain écho auprès des votants. D’ailleurs, l’intervention d’une étudiante à la fin de la table ronde est symptomatique de cette approche utilitariste, consumériste et apolitique : le panachage lui est autrement plus sympathique qu’il lui permet d’« équilibrer » son vote en fonction de critères qui lui paraissent importants : « Je veux pouvoir par exemple voter pour le CSV car j’apprécie leur politique économique, mais je ne suis pas vraiment d’accord avec eux sur des sujets comme l’euthanasie ou l’avortement ».

L’on aura une pensée émue pour les autres « grands partis » comme le LSAP ou le DP, voire les Verts, dont les programmes économiques ne se situent pourtant pas à des années lumières du parti de Juncker, mais dont la cohérence n’est pas reconnue au même titre. D’autant plus que c’est justement ce parti qui a monopolisé des décennies durant des portefeuilles tels que l’éducation, le logement ou l’emploi – domaines qui, malgré l’opulence économique du pays, marquent des retards plus que considérables. Si le CSV sait faire preuve de compétence, c’est surtout dans sa capacité à refourguer la patate chaude au partenaire de coalition une fois que le problème s’approche de la chienlit. Et la chienlit, ce sera pour lui ! S’y ajoute la prime au chef, Jean-Claude Juncker, dont Bausch se désole que celui-ci « monopolise 90 pour cent des apparitions médiatiques », accroissant ainsi l’impression de compétence.

PCC en Chine, CSV au Luxembourg

Xavier Bertrand, l’ancien secrétaire général de l’UMP, le parti de Nicolas Sarkozy, avait justifié son « accord de coopération » avec le Parti communiste chinois dans ces termes : « Ils sont au pouvoir, nous sommes au pouvoir, cela va au-delà des clivages politiques ». La franchise de Bertrand avait de quoi dérouter. Mais à la différence de l’UMP, le CSV peut se targuer de jouir d’une implantation dans les sphères du pouvoir bien plus longue, environ autant que celle du PCC en Chine, sinon bien plus si l’on y rajoute la période précédant la Seconde Guerre mondiale. Et à l’instar du parti unique chinois, qui a officiellement intégré en son sein les entrepreneurs comme « classe » révolutionnaire au même titre que les ouvriers, paysans, intellectuels et soldats, le parti-Etat luxembourgeois draine vers lui celles et ceux qui détiennent le pouvoir ou qui se situent du côté des vainqueurs. Il n’est pas étonnant que l’étude relève que le nombre de juristes, de notables et de professionnels de la politique présents sur ses listes en 2009 a crû davantage. Tentant d’établir un profil sociologique des différents électorats, les chercheurs ont croisé les résultats avec les structures socio-démographiques des communes. La méthode imparfaite est néanmoins intéressante, car elle corrobore ce dont l’on pouvait se douter : le CSV a davantage évolué dans les communes à forte présence d’agriculteurs, mais également là où le chômage est peu présent. Un vote de tradition mais aussi un vote des « vainqueurs » du système.

Et si les étrangers disposaient du droit de vote, ce vote s’amplifierait. Ces derniers pourraient en effet porter le CSV à 46 pour cent… Petit bémol toutefois : une « communauté » se détache fortement des autres : les citoyens portugais votent majoritairement à gauche (en additionnant LSAP, Verts, déi Lénk et KPL). Ces résultats ont certainement déjà fait leur petit effet au sein des états-majors de ces partis, car ils contredisent des idées reçues, y compris au sein même de cette communauté. Des idées selon lesquelles les immigré-e-s portugais-e-s, de part leurs origines sociales rurales et catholiques, pencheraient plutôt à droite. Pourtant, ces résultats correspondent au comportement électoral des Portugais au Portugal qui est actuellement le pays le plus « à gauche » de l’UE : en 2009 encore, les socialistes ont remporté 42 pour cent des voix, tandis que le Bloc de Gauche (équivalent de déi Lénk) et le PCP (équivalent du KPL) ont fait 7, respectivement 6,5 pour cent, faisant de ces partis, après le PSD de centre-droit, les troisième et quatrième forces du pays.

Au Luxembourg, selon un « vote virtuel », c’est-à-dire s’appuyant sur un sondage, les résultats se déclineraient ainsi : le LSAP devancerait le CSV (24,3 % contre 23,1 %) qui serait talonné par les Verts (21,9 %), tandis que déi Lénk culminerait à 9,7 % et le KPL avoisinerait les 5 %. Et si le DP devrait se contenter d’une quinzaine de pourcentages, l’ADR s’effondrerait à un pour cent. Ces résultats ont interpellé les chercheurs qui en déduisent que « les conditions de l’immigration, le statut social accordé aux Portugais par les Luxembourgeois et leur place dans le monde du travail pourraient être à l’origine de cette forte discordance entre électorat luxembourgeois et électorat virtuel portugais, qui représente pourtant la seconde communauté nationale après les Luxembourgeois ». Ce résultat brouille sensiblement d’autres à priori, notamment ceux concernant la supposée évanescence d’un clivage droite-gauche, et à fortiori la disparition des antagonismes et intérêts politiques liés à la classe sociale.

Gauche lusitanienne

La chute du Mur en 1989 a non seulement fortement décrédibilisé les alternatives au modèle politique occidental, cette période a également coïncidé avec l’accélération de la désindustrialisation de l’Europe de l’Ouest. Mais l’atomisation du salariat des sociétés post-industrielles, si elle a entamé les liens organiques entre partis et classes et rendu plus complexes les liens partisans, n’a pas anéanti les réflexes socio-politiques. L’analyse socio-démographique par commune témoigne par exemple d’une implantation toujours importante du LSAP dans ses bastions du Sud, ainsi qu’une corrélation positive dans les communes à fort taux de chômage et où le nombre d’ouvriers est encore important. Malgré cette permanence, ce lien s’érode au profit d’une plus grande intégration auprès des indépendants et même du monde agricole. Les Verts quant à eux se situent aux antipodes : ils percent dans les communes où le nombre de fonctionnaires et de salariés du secteur financier est élevé, mais ne perçoit pas les faveurs du monde ouvrier ou des chômeurs.

Quant à l’ADR, tout semble indiquer que la période turbulente qu’il traverse correspond à une mue violente : du parti des retraités qui a fédéré des classes aux intérêts antagonistes (commerçants, ouvriers, petits patrons et agriculteurs) mais partageant néanmoins un sentiment d’injustice face aux « privilèges » des fonctionnaires, il tente de se métamorphoser en parti classique de la droite souverainiste, voire nationaliste. La contradiction entre la position de départ et le but recherché est douloureuse. Son député du Centre Jacques-Yves Henckes n’a pu s’empêcher, lors du débat, de lier leur défaite de 2009 à l’opération de drague envers la fonction publique, bastion de l’électeur luxembourgeois menacé de déclassement social. Le calcul du député de tendance national-conservatrice Fernand Kartheiser a peut-être échoué à court terme, mais pourrait se valider plus tard. Chassez les réalités sociologiques et elles reviennent au galop.


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