RÉVOLUTION ÉGYPTIENNE: « Pour la société égyptienne, la question de base reste sociale »

Faisant écho à la révolution tunisienne, la révolution égyptienne a débuté il y a un an. Si le raïs Hosni Moubarak a dû s’incliner devant la fronde populaire, les caciques de son régime sont toujours en place. Pour Hany Heshmat, la révolution doit continuer.

« Les généraux savaient que si les grèves se poursuivaient, ils n’auraient absolument plus pu garder en place le système tel quel. » Hany Heshmat tient à rappeler le rôle fondamental que le mouvement ouvrier a joué dans la chute de Moubarak.

woxx : Où en est la révolution égyptienne ?

Hany Heshmat : Elle est loin d’être achevée. Tout à l’heure, en lisant la presse, je suis tombé sur une remarque d’un militant révolutionnaire qui disait que « Aujourd’hui, l’Egypte est un peu comme une maison dans laquelle on aurait changé les rideaux, mais la maison reste telle quelle ». Je pense qu’il y a de plus en plus d’Egyptiens qui sont convaincus que rien n’a vraiment changé. D’une part, les médias d’Etat sont toujours contrôlés par le Conseil suprême des forces armées, qui détient de fait le pouvoir exécutif. Ceux-ci passent leur temps à relayer les points de vue de l’armée, tout en discréditant les manifestants. Ensuite, beaucoup de gens se rendent compte que la répression reste la même. D’autres part, c’est qu’avant, les militants étaient amenés devant les tribunaux spéciaux de la Sûreté d’Etat désormais dissoute mais depuis janvier 2011, plus de 12.000 civils ont été déferrés devant les tribunaux militaires.

Ce sont donc toujours les mêmes qui sont aux commandes ?

Oui, d’autant plus que les hommes d’affaires ou les hommes politiques de l’ancien régime se sont recyclés dans d’autres partis. Toutefois, très peu ont réussi à se faire élire dans le nouveau parlement. Mais l’élite économique reste en place. C’est du « business as usual ». Et ça, les gens s’en rendent compte.

Quel état d’esprit règne actuellement en Egypte ?

Je suis arrivé le lundi 19 décembre au soir. Un sit-in devant le parlement a été brutalement dégagé et 17 morts ont été déplorés. Je suis arrivé quand cela commençait à se calmer. Une médiation s’était mise en place mais Le Caire était en état de choc. D’autre part, une certaine effervescence régnait dans la ville à cause de la campagne électorale. D’un point de vue général, il y a quand même une assez grosse indignation vis-à-vis des procédés du conseil militaire et de l’armée. On a vu l’image de cette jeune femme brutalisée par des militaires, tabassée alors qu’elle était inconsciente au sol. Du coup, il y a eu une très grosse manifestation de femmes, elles étaient 10.000, ce qui est la plus grande manifestation de femmes de l’histoire de l’Egypte. Ensuite, il y avait la manifestation du 23 décembre, place Tahrir, avec entre 50 et 60.000 participants. Nous n’avons pas brisé de record numérique, mais c’était très combatif avec beaucoup de débats et de slogans contre le pouvoir militaire, mais aussi adressé contre la direction des Frères: « Nous avons rempli la place sans les Frères musulmans ».

Les Frères musulmans n’y étaient pas ?

La direction du parti de la liberté et de la justice (parti fondé par les Frères musulmans, ndlr) n’a pas appelé à participer. Mais certains jeunes de la confrérie étaient présents. Au fur et à mesure que la vieille garde a commencé à pactiser avec le pouvoir militaire, beaucoup de jeunes frères ont quitté le parti et en ont fondé un nouveau (« Le courant égyptien »), estimant que la vieille garde était tout sauf révolutionnaire. Ils étaient sur le terrain pendant la révolution avec toute une série d’autres militants et les gens de la rue et donc au contact des réalités. Pendant ce temps, le gouvernement discutait l’emprunt du FMI de trois milliards de dollars qui prévoit entre autre l’arrêt des subventions sur le pain et des coupes budgétaires? et la direction des Frères va certainement cautionner la démarche !

Le poids du mouvement ouvrier a-t-il été sous-évalué par les medias occidentaux ?

Cela arrive souvent et c’est arrivé pendant la révolution. Ils se sont trop focalisés sur la fameuse « génération facebook ». En fait, ce sont de grosses grèves dans l’industrie-clé, y compris au canal de Suez, qui ont poussé Moubarak à partir. Les généraux savaient que si les grèves se poursuivaient, ils n’auraient absolument plus pu garder en place le système tel quel.

Les revendications du mouvement ouvrier sont loin d’avoir été remplies. Peut-on s’attendre à une nouvelle explosion ?

En un an, la situation s’est dégradée. En 2010, la croissance est passée de 5% à 1,2%. Les réserves en devises ont fondu de moitié. Selon les chiffres officiels, le chômage est passé de 8 à 12 %. Le tourisme est en baisse. On parle d’un taux d’occupation de 30 à 40 %, notamment en hiver, qui est la haute saison. L’inflation est galopante, depuis une année. Concrètement, les gens se disent, et je parle de la population pauvre, non pas de l’élite des classes moyennes qui porte principalement les revendications politiques : « Bon, on a renversé un dictateur, mais il devient de plus en plus difficile de se nourrir. » Et le problème, c’est qu’une partie de la population croit les discours des médias officiels et de la junte militaire qui font passer les manifestants place Tahrir pour des excités qui passent leur temps à bloquer les institutions ou à vouloir « détruire l’Etat ». Et d’autre part aussi, ils peuvent croire les discours moralisateurs, du gouvernement qui appelle à la reprise du travail ou fait interdire des grèves qui nuiraient au « développement économique ». Avant la chute de Moubarak, les syndicats étaient membres de la Fédération des syndicats égyptiens. Chaque syndicat avait un dirigeant appointé par le régime. Des purges ont eu lieu. Depuis le 11 février, 150 nouveaux syndicats indépendants ont vu le jour, avec plus d’1,5 million de membres. Ce mouvement syndical commence à s’organiser. Les syndicats prennent aussi des initiatives politiques, ils appellent à manifester.

Dans quel état se trouve la gauche égyptienne ?

Même si on ne peut pas proprement qualifier ce mouvement comme étant un mouvement politique de la gauche, on parle beaucoup par exemple d’un mouvement qui s’appelle « Les jeunes du 6 avril », en référence au 6 avril 2008, lorsqu’une série de jeunes issus des classes moyennes du Caire est allé porter sa solidarité à des ouvriers du textile en grève à Mahallah. C’était une grosse grève, une de celles qui ont un peu préparé la révolution. Depuis, ils ont repris ce nom, mais ont vidé leurs revendication de tout contenu social. C’est caractéristique de cette jeunesse relativement aisée, qui passe son temps à discuter de réformes politiques, mais qui ignore les problèmes sociaux. Par contre, il y a un réseau de la gauche radicale qui réussit à construire des comités dans les quartiers, souvent lié à des syndicalistes et à des gens qui ont participé au mouvement Kefaya ! (Ça suffit !) en 2005. Il y a aussi des anciens du parti communiste, des anciens nassériens. Beaucoup d’entre eux ont intégré « L’alliance socialiste » qui a formé une coalition nommée « La révolution continue » avec entre autres le « Courant égyptien » issu des jeunes des frères musulmans et qui c’est présentée aux dernières élections parlementaires. Ensuite, il y a la coalition des jeunes révolutionnaires (participant aussi à « La révolution continue »), à l’avant-garde de toutes les manifestations et des luttes. Ce sont des réseaux qui sont tout aussi bien liés à des syndicalistes, qu’à des jeunes frères musulmans indépendants, à des nassériens, à des militants d’extrême gauche, et bien sûr et surtout beaucoup de gens « ordinaires » politisés pendants les événements.

Quelles sont les relations entre islam politique et la gauche égyptienne ?

Les rapports entre une gauche radicale et libérale et l’islam politique a toujours été ambiguë et s’est déjà posée en 2005 au moment du mouvement « Kefaya ! », quand les Frères ne savaient pas très bien s’ils devaient mobiliser ou pas. Et la gauche se demandait s’il fallait collaborer avec eux et sur quelles questions trouver des terrains d’entente. Et il y en avait, comme le non-renouvellement du mandat pour Moubarak et des élections libres d’un nouveau parlement. Ce qui est également intéressant et qui s’est développé sur le terrain, ce sont les rapports concrets qui se sont établis entre la gauche et des militants de la base des Frères musulmans.

L’islam politique est perçu de différentes manières selon que l’on vive au nord ou au sud de la la Méditerranée. Que pensez-vous du traitement de l’islam politique et de son rôle en Egypte par les medias « occidentaux »?

En Europe, une vague d’islamophobie traverse la société depuis le 11 septembre 2001, y compris dans les médias dominants. Et c’est souvent de ce point de vue que l’on traite l’islam politique. On lui accorde trop d’importance sans pour autant en distinguer les nombreuses tendances, parfois contradictoires. On place systématiquement le débat entre laïcité et pouvoir religieux comme étant un enjeu central. Alors que sur le terrain, même au sein des Frères, des salafistes et des gens qui votent pour eux, la question n’est pas forcément celle-là. C’est souvent un faux débat, alimenté par la presse française et par son obsession de son modèle de « laïcité ». Evidemment, si on additionne toutes les forces à tendances islamistes élues au parlement, on arrive pas loin des 70 %. Ce qui fait titrer les journaux occidentaux : « Les islamistes raflent 70 % du parlement égyptien ». Et donc, cela confirme tous ces a priori véhiculés pendant la révolution, comme la peur d’un « scénario iranien ». Mais d’après ce genre d’affirmations dans les journaux, on ne comprend pas du tout que, d’une part, les Frères ne sont pas du tout prêts à passer une alliance avec les salafistes, loin de là ! Et au sein des Frères, il y a des députés qui ne sont pas dans la ligne majoritaire de la direction. En lisant ces journaux, je ne pense pas qu’on puisse cerner toutes les données du problème. Y compris la question des forces islamistes et les rapports de forces dans la société.

Il faudrait donc relativiser les résultats des élections législatives ?

Dans un sondage réalisé en été, 69 % des Egyptiens répondaient qu’ils ne faisaient pas confiance à un quelconque parti politique. Ensuite, le taux d’abstention n’était pas loin des 50 %. S’y ajoute que les gens n’avaient pas encore l’habitude de participer à de réelles élections. D’autant plus que le système était très compliqué. Il faut savoir que l’Egypte est un pays extrêmement inégalitaire avec des villes entières, notamment dans la vallée du Nil, qui vivent dans une pauvreté absolue. Sans parler des millions d’analphabètes et d’illettrés. Certaines personnes restaient 20 minutes dans l’isoloir car elles avaient du mal à décrypter les bulletins de vote qui faisaient sept à huit pages. Moi-même, qui suis un militant politique bien informé, j’ai dû faire un travail de renseignement pour pouvoir identifier les candidats. Dans certaines villes et certains villages, les gens ont voté pour les candidats salafistes car beaucoup d’entre eux passaient déjà pour des sortes de chefs locaux. Les gens votent aussi avec sincérité pour les salafistes simplement sur des bases sociales, bien que ces derniers, tout comme la direction des Frères musulmans, présentent des programmes économiques très libéraux. Et pour la société égyptienne, la question de base reste sociale.

 

Sur la personne :
Fils d’une mère belge et d’un père égyptien, Hany Heshmat est né en 1977 à Louvain, mais a grandi en Egypte. Il quitte le Caire à l’âge de 17 ans pour poursuivre ses études de musique au Conservatoire de Liège. Il vit au Luxembourg depuis une dizaine d’années où il enseigne la guitare classique à l’UGDA et au Conservatoire de la ville de Luxembourg. Issu d’une famille de gauche, il a lui-même milité dans des mouvements de gauche en Egypte, en Belgique et au Luxembourg où il est membre de déi Lénk. Il est également actif au sein de l’Association des Egyptiens du Luxembourg et est un des principaux organisateurs des manifestations de soutien aux révolutionnaires égyptiens qui ont eu lieu à Luxembourg en janvier et février 2011. Nos lecteurs ont pu lire certaines contributions de sa soeur journaliste et correspondante pour le woxx, Dina Heshmat.


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