« Waiting for the Revolution », la nouvelle exposition monographique consacrée à Sanja Ivecovic, créatrice de la « scandaleuse » Lady Rosa of Luxembourg, permet d’apprécier la vraie valeur du travail de l’artiste.
Elle est de retour, enfin. Lady Rosa of Luxembourg trône dans le hall d’entrée du Mudam, comme si l’endroit avait été créé expressément pour elle. Cette sculpture qui déclencha en 2001 une polémique d’une rare violence lors de sa première exposition aux côtés de la « Gëlle Fra », a gardé tout de sa pertinence même onze ans plus tard. Pour le Luxembourg, l’affaire autour du travail de Sanja Ivecovic a été un révélateur de beaucoup de choses. D’abord, la banqueroute totale du travail des historiens de l’après-guerre. C’étaient des organisations d’anciens résistants, qui comprenaient souvent des gens plus que douteux quant à leur nationalisme et leurs préférences politiques, qui avaient tenté de faire barrage à Lady Rosa of Luxembourg, au nom d’une mémoire collective qu’ils revendiquaient. Ce qui veut dire que ces gens s’arrogeaient – en l’absence d’un travail de mémoire et historique, dans le sens scientifique, consistant – le droit de prendre le contrôle de l’herméneutique de l’histoire. Ce fut sûrement un des aspects les plus graves et les moins discutés en 2001, comme en 2012. Certes, entretemps l’université de Luxembourg a produit beaucoup de thèses, papiers et colloques intéressants sur le sujet de la Deuxième Guerre mondiale, mais il reste encore beaucoup à faire. La polémique de 2010, quand la « Gëlle Fra » originale a été embarquée par un politicien européen pour faire un tour à Shanghai, prouve qu’il reste encore un énorme potentiel de conflit qui se cristallise autour de ces deux figures féminines.
Il est cependant bien dommage que dans les boîtes et les vidéos exposées autour de Lady Rosa of Luxembourg, on ne parle presque que du scandale de l’époque et peu de l’oeuvre elle-même, qui pourtant a été crée dans un contexte tout autre : celui de la violence faite aux femmes lors les guerres depuis toujours. Pour rendre le public attentif à cela, ils ne restent que des bouts de papier rouges qui traînent partout dans le Mudam, et à travers lesquels la thématique est reprise. Certes, le fait que la sculpture a fait plusieurs escales au Luxembourg, dans une maison de refuge pour femmes battues et dans l’initiative « Liewensufank » avant de faire un tour au Pays Bas et un crochet au Guggenheim Museum à New York, est mentionné, mais pas approfondi. Sinon, la revue de presse distribuée pour l’événement est presque exhaustive, mais presque seulement, car il manque, comme si souvent, les articles parus dans le woxx de l’époque. En général, on a l’impression que le retour de Lady Rosa of Luxembourg sert avant tout à illustrer le chemin parcouru par l’art contemporain et à justifier son institutionnalisation que de rendre hommage à l’artiste. C’est un peu comme si la polémique de 2001 avait sorti l’oeuvre de son contexte et que le public et la critique luxembourgeoise se l’étaient appropriée pour en faire quelque chose de différent, quelque chose qui leur appartient. Néanmoins, ce retour reste globalement positif, puisque c’est un peu par elle que la réfléxion sur l’art contemporain a vraiment débutée au grand-duché.
Banqueroute des historiens
Sinon, l’exposition monographique donne l’occasion de connaître les autres facettes de l’artiste protéiforme et provocatrice qu’est Sanja Ivecovic. Et il faut remarquer qu’une exposition si ouvertement politique reste malheureusement un fait trop rare au Luxembourg. Dans ce sens, « Waiting for the Revolution » fait office de bouffée d’air frais dans des salles qui sont trop souvent réservées à des oeuvres abstraites réservées à un public plus averti.
Ivecovic par contre mise sur la lisibilité et la visibilité de ses oeuvres. Comme dans la série d’impressions « Women’s House (Sunglasses) » de 2002, qui est sûrement l’oeuvre qui se rapproche le plus de Lady Rosa of Luxembourg. Ici, des portraits de femmes en noir et blanc – très glamour, comme celles qu’on trouve dans les magazine people – sont détournées pour contraster avec les témoignages de femmes battues de partout dans le monde et aussi du Luxembourg. Le langage artistique simple de Sanja Ivecovic met l’accent sur le fait que les violences contre les femmes disparaissent trop souvent derrière l’image qu’on se fait de la femme. C’est le même but qu’elle avait pour Lady Rosa of Luxembourg : montrer une vraie femme en chair et en os, pour faire apparaître les carences de l’idéalisation et de l’imagerie.
D’ailleurs, le contraste entre la dure réalité et l’imagerie du monde de la publicité est un modus operandi qu’on retrouve fréquemment dans les oeuvres de l’artiste. Elle ne semble pas l’avoir abandonné au cours de sa longue carrière qui dure depuis le début des années 1970 et son appartenance à « Nova Umjetnicka Praksa » – ce qui veut dire « Nouvelle Pratique Artistique » et était un mouvement issu de mai 1968 qui avait aussi fait des vagues dans la Yougoslavie de Tito.
On retrouve cette pratique dans les découpages de magazines, comme dans « The Black File » de 1976, où des images de femmes idéalisées dans des magazines pour hommes sont montées dans le même cadre que des photographies de femmes disparues, ou encore dans « Structure » – réalisée entre 1976 et 2001 – où l’artiste prend dix photographies de femmes différentes et dix légendes qu’elle interchange à chaque rangée – ce qui donne 100 photos en tout. La critique des médias par le découpage et la permutation a certes déjà été pratiquée par les situationnistes, mais le travail de Sanja Ivecovic démontre qu’elle est toujours aussi actuelle et efficace au 21e siècle.
Découpages et permutations
L’accent est aussi mis sur les origines croates de l’artiste et l’histoire de la souffrance sous la dictature communiste. Pourtant, ce serait aller trop loin que de dire qu’elle met en avant son histoire personnnelle. Au contraire, elle met son travail au service des personnes qui n’ont pas eu droit à leur juste place dans l’histoire, comme dans le projet « Rohrbach Living Memorial » de 2005 – dédié à l’extermination des roms pendant la Deuxième Guerre mondiale. Au lieu de faire dans le monumental, elle a juste invité des habitants de la ville de Rohrbach en Autriche de se mettre dans la même position qu’un groupe de roms sur le point d’être déporté par les nazis, dans la même ville plus de soixante ans plus tôt. Par ce « re-enactment », Ivecovic réussit à transcender le travail de mémoire habituel, car elle agit directement sur et avec les gens au lieu de leur imposer un monument, qu’ils peuvent ne pas comprendre, voire même ignorer. La même chose vaut pour son installation vidéo « On the Barricades » de 2010, qui donne un visage et une voix aux manifestants massacrés – et largement oubliés par l’Histoire – de Gwangju en Corée du Sud en 1980 par les troupes du dictateur militaire Chun Doo-hwan.
En tout donc, l’exposition rétrospective sur l’oeuvre de Sanja Ivecovic donne un réel aperçu de la force d’évocation de cette artiste pas comme les autres et qui ne semble pas avoir froid aux yeux quand il s’agit d’utiliser l’art comme un moyen de dénoncer les injustices et de donner une place juste aux oubliés de l’Histoire. Un peu dommage seulement que la pièce principale – Lady Rosa of Luxembourg – apparaisse comme déconnectée du reste de l’exposition.
Au Mudam, jusqu’au 16 septembre.