LIBYE: L’épuration des kadhafistes

La loi d’exclusion votée le 5 mai dernier prévoit d’écarter du pouvoir toutes les personnes qui ont collaboré avec Kadhafi. Une mesure qui pose beaucoup de questions.

Un processus législatif sous haute surveillance. Les rebelles postés autour de ministères afin de démontrer leur détermination.

« Je ne vois pas pourquoi cette loi vous pose problème. On fait simplement de l’épuration, comme vous avez fait en Europe en 1945 avec les nazis », s’agace Khaled al-Rigani, les épaules entourées d’un drapeau libyen au milieu d’une manifestation. La loi d’exclusion qu’il défend a en effet fait couler beaucoup d’encre. Elle a été votée le 5 mai dernier, mais fait toujours débat.

La loi d’exclusion politique prévoit de bannir des postes politiques administratifs et économiques importants, et ce pendant dix ans, toutes les personnes ayant collaboré avec le régime de Mouammar Kadhafi. Sont ainsi visés ceux qui se sont opposés à la révolution du 17 février ainsi que ceux qui ont occupé un poste de ministre, d’ambassadeur, de doyen d’université, de chef de département universitaire, ou encore ceux qui ont fait parti d’un conseil local, d’une agence de sécurité, de l’armée, de la police ou d’un média étatique entre 1969 et 2011. « Cette loi est bien trop vague et exclut potentiellement à quiconque ayant travaillé pour les autorités durant les quarante années du régime de Kadhafi », a expliqué Sarah Leah Whitson de Human rights watch dans un communiqué.

Effectivement, la loi devrait toucher de nombreuses personnes. « Tous les ministères ont d’anciens kadhafistes en leur sein », a reconnu le premier ministre Ali Zeidan. Une vingtaine de députés, quatre ou cinq ministres ainsi que le président du Congrès général national sont en tout cas visés. Ce dernier a d’ailleurs démissionné mardi : « Tout le monde doit s’assujettir à la loi. Je vais être le premier à m’y conformer. » Mohamed al-Magaryef a pourtant soutenu la révolution libyenne de 2011 mais il a eu le malheur d’avoir occupé un poste d’ambassadeur en Inde, avant de faire défection dans les années 1980 et de tenter de renverser le Guide. Le premier ministre Ali Zeidan, qui a suivi le même parcours – travaillant dans la même ambassade au même moment -, échappe à l’exclusion, son poste d’alors étant subalterne.

Les victimes de cette exclusion

La loi d’exclusion pourrait aussi sonner le glas de la carrière politique de Mahmoud Jibrill. Le leader de l’Alliance des forces nationales (AFN), grand vainqueur des élections du 7 juillet 2012, a dirigé le bureau du développement économique national de la Jamahiriya arabe libyenne de 2007 à 2010. Celui qui a parcouru le monde pendant la révolution libyenne pour convaincre les grandes puissances d’aider les rebelles a fortement critiqué la loi : « Je sais quel rôle j’ai joué dans la révolution du 17 février et la loi d’exclusion politique ne pourra pas effacer ça de l’histoire. » A l’opposé, les islamistes, pourchassés du temps de Kadhafi, ont fortement défendu cette mesure. Mohamed Baaïou, vice-président du parti Al-Watan fondé par l’ancien djihadiste Abdelhakim Belhadj, soutient « les rebelles et la société civile » dans leur lutte contre le gouvernement : « La révolution a été totalement déviée. Nous allons droit dans le mur. Sans ralentir. »

Dans son bureau du centre-ville de Tripoli, Jamal Zubia, membre du comité de coordination de l’isolement politique, ne coupe pas les cheveux en quatre : « Lorsqu’on a un cancer de la peau et qu’on opère, on coupe un peu de peau saine pour être sûr d’enlever tout le mal. »

Cela dit, la loi d’exclusion pourrait encore être modifiée. Un amendement, évitant l’exclusion des personnes qui ont soutenu la révolution du 17 février pourrait ainsi être voté cette semaine. Mais un tel vote pourrait remettre le feu aux poudres.

Car après six mois de tergiversations sur ce projet de loi, ses défenseurs ont choisi, fin avril, d’augmenter la pression : ils ont encerclé les ministères de la Justice et des Affaires étrangères. Un coup de force qui a fonctionné, puisque la loi a été votée une semaine plus tard alors que quelques centaines de manifestants se pressaient contre les grilles du Congrès pour une énième manifestation. Un peu plus loin, des rebelles armés occupaient le ministère des Affaires étrangères depuis le 28 avril et le ministère de la Justice depuis le 30 avril. Ils y avaient installé tentes et pickups surmontés de mitrailleuses anti-aériennes. « Le vote s’est déroulé alors que plusieurs ministères étaient assiégés », s’était alors scandalisée Hanan Salah, représentante Human rights watch. Mahmoud Jibrill n’a pas dit le contraire : « La loi a été votée sous la contrainte et la force des armes. »

Coup de force

Autour des deux ministères, les dizaines de véhicules lourdement armés étaient certes impressionnants, mais les anciens révolutionnaires se voulaient pacifiques. « Nous voulons juste faire pression, explique l’un d’eux, café à la main et tongs aux pieds. Nous ne tirerons pas un seul coup de feu. Nous voulons juste le vote de la loi d’exclusion. Cela fait six mois qu’on attend, on en a marre ! » Même discours devant le ministère des Affaires étrangères : « Regardez, on a mis des fleurs dans nos canons ! », s’exclame Ahmed Omar qui discute tranquillement à l’ombre avec ses camarades.

Au même moment, les manifestations s’enchaînent dans Tripoli. Aux cris « Le sang des martyrs n’a pas coulé en vain », les manifestants ont transporté de faux cercueils chacun entouré d’un drapeau libyen et portant la photo d’un martyr jusqu’au Congrès et à la célèbre place des Martyrs.

Après quelques minutes de discussion, il devient clair que les manifestants ont un autre objectif que la loi d’exclusion : c’est le nouveau système libyen qui est attaqué. « Cela fait deux ans que le gouvernement nous ment et ne fait rien. Où est l’argent ? Magaryef a une attaque cardiaque et il est envoyé pour être soigné en Turquie (14 mars 2013). Mais pourquoi n’améliorent-ils pas les hôpitaux ici ? Même la Tunisie, qui est plus pauvre que nous, a un meilleur système de santé ! », s’agace Nasser Bourguiba, boulanger. A ses côtés, Salah Ahmed crie sa colère : « La première chose que les membres du Congrès ont fait après leur élection, c’est augmenter leurs salaires. Et pendant ce temps-là, il y a des Libyens qui n’ont pas de quoi se nourrir ! » Abdul, lui, évoque la « corruption toujours présente » et qui « prouve bien que les kadhafistes sont toujours au pouvoir ». L’amalgame est vite fait, mais représente bien l’état d’esprit des manifestants. Ceux-ci ont d’ailleurs continué de bloquer les ministères quelques jours après le vote de la loi d’exclusion. Le message est clair : « Nous voulons que le gouvernement démissionne. Zeidan et compagnie, c’est Ali Baba et les 40 voleurs. Nous n’avons plus confiance », explique Ahmed Berama.

Quoi qu’il arrive, la Libye n’évitera pas un remaniement ministériel. Le Premier ministre Ali Zeidan l’a d’ores et déjà annoncé. Mais pourra-t-il lui-même rester en place ? Il semble bien décidé à le faire : « Je ne quitterai pas mon poste tant que le Congrès et la majorité ne demanderont pas ma démission. » Le Premier ministre, qui a fait beaucoup d’annonces concernant le désarmement des révolutionnaires, a reconnu qu’il avait dû négocier ferme avec les manifestants pro exclusion : « On a posé une grenade dégoupillée sur mon bureau. »

Vers un remaniement

Abdul Hamid M. al-Nami, président du Parti démocratique du centre et ancien candidat au poste de premier ministre, estime qu’Ali Zeidan ne pourra pas garder son siège. « Sur le plan pratique, Ali Zeidan ne pourra plus faire grand chose. Il n’a plus de pouvoir, plus l’estime de la population et plus d’autorité. »

Ali Zeidan a de toute façon encore un peu de temps devant lui. La loi d’exclusion devait être appliquée un mois après son vote, soit le 5 juin. Cela semble pourtant peu réaliste. La loi prévoit en effet la création d’un comité qui se chargera des exclusions. Mais la désignation de ses membres est encore floue.

Ceux-ci remplaceront en tout cas les membres de la Commission de la transparence qui était jusque là chargée d’étudier les dossiers des membres du Congrès, des ministres ou des dirigeants des entreprises publiques. Rencontrés en mars dernier, les membres de ce comité avaient fait part de la difficulté de leur travail. «  C’est difficile d’établir une limite entre kadhafiste ou non », expliquait le président du comité, Hilal Senussi. « Avoir été membre d’un congrès populaire (cellule du parti de l’Union socialiste arabe de Mouammar Kadhafi, ndlr) n’est pas suffisant, car c’était obligatoire pour aller à l’université. Par contre, le dirigeant d’un congrès populaire ou quelqu’un qui a été à deux ou trois conventions mérite d’être exclu. Pour les ambassadeurs, on laisse tranquille tous ceux qui ont fait défection avant le 20 mars 2012 (première intervention de l’Otan en Libye) », détaille le porte-parole Nasser Bilnour. Depuis août dernier, la Commission de la transparence a écarté 200 personnes au total, dont 14 députés.

Nommée en 2011 par le Conseil national de transition (CNT) libyen, la commission est aujourd’hui jugée trop « molle » par les pro loi d’exclusion. Sur la place des Martyrs de Tripoli, un révolutionnaire est persuadé de connaître la raison de cette souplesse : «  Ce sont des kadhafistes ! Eux aussi ! Ils sont partout ! »


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