INITIATIVE CITOYENNE EUROPÉENNE: Pluralisme en situation précaire

Si la liberté et le pluralisme des médias ont été unanimement reconnus comme fondamentaux pour les valeurs communes prévalant dans l’Union européenne, dans la pratique, une série d’obstacles peut en limiter
la portée.

L’existence d’un paysage médiatique pluraliste garantit la liberté d’expression des différentes opinions, dans le respect de leur diversité. Dans toute société démocratique, les médias doivent être pluralistes et libres de toute pression économique ou politique afin de produire et diffuser une information de qualité qui donne à chacun la liberté, le plus possible, de choisir  : choisir en connaissance de cause telle marque au supermarché ou tel parti pour représenter ses idées, quand la publicité ou le copier-coller de discours politiques uniformisés seuls nous laisseraient tels des pantins pantois aux mains de quelques individus en quête de pouvoir ou d’argent à placer. Et au-delà de la liberté de choisir, les médias apportent aussi la possibilité d’agir et de faire entendre sa voix, constituant ainsi un fondement incontestable de nos démocraties.

En tant qu’instrument démocratique, leur bon fonctionnement est l’une des conditions d’entrée des Etats dans l’Union Européenne. Si lors de leur adhésion la situation des médias est correcte, elle tend parfois à se dégrader par la suite.

C’est le cas en Hongrie où, entre autres tentatives de manipulation médiatique, fut instauré en 2011 un Conseil des médias dont les membres sont nommés par le parti dirigeant et qui exerce un fort pouvoir de contrôle sur les médias hongrois. L’information devient alors un instrument de propagande au service des pouvoirs publics. En Italie, l’ancien chef du gouvernement Silvio Berlusconi est à la tête d’un véritable empire médiatique qu’il a longtemps cumulé avec ses fonctions de président du Conseil. La situation est aussi préoccupante en Bulgarie, en Roumanie ou même en France – avec la nomination du patron de France Télévisions par le président – en raison d’une concentration de plus en plus importante du pouvoir des médias entre les mains de quelques personnalités ayant de bonnes relations politiques.

Plus sournoisement peut-être, elle est aussi mise en péril dans de nombreux pays européens, au Royaume-Uni notamment, par la concentration des médias entre les mains d’entreprises poursuivant une logique de rentabilité destructrice : l’information devient un produit comme les autres, les journalistes sont soumis à une pression et une précarisation croissante pour une baisse des coûts sans merci et le milieu médiatique n’échappe pas aux plans sociaux, aux pratiques de dumping social et autres mesures d’austérité. Or, il est difficile de mener des enquêtes pertinentes ou de garder son esprit d’indépendance quand il faut produire toujours plus d’information pour un salaire équivalent : certains employeurs par exemple sollicitent les journalistes pour alimenter un site internet en plus de leur temps de travail quotidien habituel, les incitent à passer au statut d’autoentrepreneur qui n’offre pas les mêmes droits aux salariés.

UE muette

« La liberté des médias et leur pluralisme seront respectés », rappelle clairement l’article 11 de la Charte européenne des droits fondamentaux. Pourtant, ces dérapages au sein même de l’Union n’ont entraîné que très peu de réactions de la part des autorités européennes, des recommandations tout au plus.

Pour placer la Commission face à ses responsabilités vis-à-vis de ces problèmes difficiles à résoudre à l’échelle nationale – par exemple lorsque l’Etat est lui-même en cause ou lorsqu’un problème touche plusieurs pays – l’Alliance internationale du journalisme (AIJ) ainsi que l’organisation « European Alternatives » ont réagi en lançant en août 2013 une initiative citoyenne européenne (ICE) pour le pluralisme des médias.

Cette démarche rendue possible depuis avril 2012 par le traité de Lisbonne est un nouvel outil de démocratie participative et transnationale qui permet aux citoyens de proposer à la Commission européenne une proposition législative à condition de recueillir au moins un million de signatures. La proposition d’initiative doit tout d’abord être validée par la Commission. Pour cela, il est nécessaire que la proposition relève d’un domaine de compétences de l’UE. Une fois la proposition acceptée, les signatures doivent être récoltées en un an dans au moins sept pays de l’UE choisis au départ selon des quotas liés au nombre d’habitants : 4.500 pour le Luxembourg ou 55.000 pour la France par exemple. Puis, s’il y a suffisamment de signatures authentifiées par les autorités nationales compétentes, le projet de l’ICE peut être présenté une nouvelle fois devant la Commission qui dispose de trois mois pour émettre un avis. S’il est positif, une procédure législative peut enfin commencer.

Dans le cas de l’ICE sur le pluralisme des médias, l’AIJ et « European Alternatives » ont dû paradoxalement utiliser l’excuse économique pour que la Commission se reconnaisse compétente en matière de pluralisme des médias et valide la proposition d’initiative au départ : en évoquant en premier lieu un mauvais état de fonctionnement du marché intérieur lié à une concentration trop importante ou à l’intervention des pouvoirs publics sur le marché des médias nuisant à la libre concurrence, les deux organisations espèrent surtout, selon Giovanni Melogli, chargé des affaires européennes à l’AIJ, faire respecter les principes démocratiques et la Charte des droits fondamentaux dans tous les Etats membres, qui est le second objectif cité après le bon fonctionnement du marché intérieur dans le registre officiel des ICE. Il semble donc que l’enjeu démocratique seul ne soit pas un moteur suffisant pour pousser les autorités européennes à agir, et cela démontre une fois encore la faiblesse politique de l’Union.

Toutefois, l’ICE sur le pluralisme des médias a donc pu être validée et si elle parvient à rassembler un nombre suffisant de signatures, elle devrait alors aboutir à la rédaction d’une directive contenant une législation plus efficace pour limiter la concentration de propriété dans les secteurs des médias et de la publicité, des garanties d’indépendance des organes de contrôle vis-à-vis du pouvoir politique, une définition précise du conflit d’intérêts afin d’éviter que les magnats des médias puissent occuper de hautes fonctions politiques et la transparence quant aux propriétaires de ces médias. Selon Giovanni Melogli, la Commission serait alors en mesure de veiller à ce que chaque Etat respecte un certain nombre de règles indispensables au pluralisme et à la liberté des médias. Elle pourrait alors se substituer aux pouvoirs nationaux et intervenir en cas de danger pour la démocratie, et uniquement dans ce cas-là, précise-t-il.

Toutefois elle ne fait pas l’unanimité, notamment auprès des journalistes britanniques, qui craignent une interférence de plus de la part de Bruxelles. Pourtant, selon Melogli, il n’est pas question d’augmenter le contrôle de la Commission sur les médias : elle interviendrait seulement au niveau des conditions de production de l’information et non au niveau déontologique ou sur le fond de l’information diffusée. Pour ces questions, il préconise une autorégulation de la profession à l’échelle nationale, par l’intermédiaire de conseils de presse indépendants par exemple, afin que les journalistes ne dépendent d’aucun organe extérieur.

Un processus laborieux

Pour le moment, l’ICE pour le pluralisme des médias a recueilli environ 11.360 signatures. La collecte se poursuit certes jusqu’au 19 août prochain, mais on est encore loin du compte. Le Luxembourg ne fait pas partie des Etats sélectionnés au départ, mais si l’initiative comptabilise le million de signatures requis dans les pays choisis, les signatures luxembourgeoises seront alors également prises en compte et approfondiront son impact. Toutefois, alors que 2013 est déclarée « Année européenne de la citoyenneté », très peu de gens connaissent ce nouvel instrument. Les médias, qui peuvent constituer un relais utile pour faire découvrir ce processus, ne lui ont encore pas donné beaucoup d’écho.

Par ailleurs, les belles promesses démocratiques de l’initiative se heurtent aux défis bureaucratiques et techniques de sa mise en oeuvre. Entre le long travail d’élaboration du texte de l’initiative et la création d’une directive, si la démarche aboutit, peuvent s’écouler plusieurs années. Et ce n’est pas tout : la directive adoptée à l’échelon européen n’est pas directement applicable dans les Etats membres. Elle doit faire l’objet de mesures nationales d’exécution dans chacun des pays membres avant de pouvoir être invoquée par les diverses administrations ou par les entreprises et les citoyens. Cette transposition en droit national nécessite évidemment un certain temps et chaque directive accorde généralement aux Etats un délai (en moyenne dix-huit mois) pour se conformer aux obligations du texte communautaire. Les démarches administratives sont donc longues et importantes et toutes ces étapes constituent autant de filtres qui peuvent modifier la proposition citoyenne initiale et la vider petit à petit d’une partie de sa substance.

Malgré tout, cette initiative, diverses études et notamment celle qui a été présentée en janvier 2013 par la commissaire européenne Nathalie Kroes sur le pluralisme des médias en Europe ou les deux consultations publiques lancées par la Commission européenne cette année, montrent que l’idée de participation de l’UE dans ce domaine fait son chemin ; et même s’il reste encore lointain, on peut espérer qu’un jour un cadre législatif adapté encourage vraiment le pluralisme en Europe. Il ne faudrait toutefois pas oublier que tout ne se joue pas dans les hautes sphères législatives et qu’une prise de conscience de chacun est déterminante dans la protection d’une information fiable, libre et plurielle et des médias qui la produisent.

Pour signer l’initiative citoyenne pour le pluralisme des médias : www.mediainitiative.eu/fr/


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