DÉBOIRES DU MARCHÉ DU CARBONE: « Ce serait dommage de s’en débarrasser »

Le système d’échange de quotas de l’Union européenne a mauvaise presse. C’est qu’il a donné lieu à toutes sortes d’abus et d’arnaques. Ce qui peut faire penser qu’il s’agissait d’une fausse bonne idée.

Pour Aline Robert, le marché du carbone constitue un outil valable de lutte contre le changement climatique. Ce qui ne l’empêche pas de porter un regard lucide sur les faiblesses du système et les abus auxquels il a donné lieu. L’interview a été faite avant sa conférence du 22 janvier au Luxembourg, sur invitation d’etika, Attac et Votum Klima. La journaliste, actuellement rédactrice en chef du site d’information Euractiv.fr, a publié en 2012 le livre « Carbone Connexion, le casse du siècle ».

woxx : Le marché du carbone, très critiqué aujourd’hui, a été introduit en 2005. Qu’en pensiez-vous à l’époque ?

Aline Robert : C’était une belle idée. J’étais alors journaliste à La Tribune et je travaillais sur les marchés financiers, donc je trouvais ça très intéressant. Beaucoup d’écologistes y étaient plutôt favorables, car cela représentait une réponse politique au défi du changement climatique. Jusqu’en 2007, le système est resté en phase de test. Maintenant on est dans la troisième phase, chaque phase étant une période où on donne aux industriels un certain nombre de quotas à utiliser ou à mettre sur le marché. Au départ c’était un mécanisme innovant et, à cette échelle, il reste unique au monde.

Le système d’échange de quotas de CO2 n’a pas produit les résultats espérés. Pourquoi ?

En fait, l’Europe a essuyé les plâtres du mécanisme. On a essayé de prévoir l’évolution de l’activité économique, ce qui est particulièrement risqué. Ensuite, il fallait en déduire un niveau d’émissions de CO2. En fait, on s’est trompé sur les deux paramètres. Et les lobbys n’ont pas aidé. Les industriels, au lieu de jouer le jeu, ont demandé plus de quotas qu’ils n’en avaient besoin. En plus de ça, on a eu une crise économique. Au final, la somme des quotas a été supérieure aux émissions réelles et les prix sur le marché du carbone se sont effondrés.

C’est arrivé lors des trois phases : n’a-t-on rien appris des erreurs ?

A chaque fois on a mis moins de quotas, mais à chaque fois il en restait trop par rapport aux émissions réelles. Pour la deuxième phase, 2008 à 2012, l’effet de la crise a été particulièrement important, notamment au niveau de la production d’électricité – un effet conjoncturel qui aurait été difficile à prévoir. Actuellement, on se rend compte que prévoir l’activité sur base des années précédentes ne fonctionne pas. Pour la troisième période, les institutions européennes sont en train d’essayer de rectifier le tir en sortant des quotas du mécanisme. Et lors de la quatrième phase, on ne va plus essayer de prévoir l’activité quatre ans à l’avance.

On a aussi critiqué le principe même d’accorder des « droits à polluer ».

C’est une manière de dénigrer le système, de sous-entendre qu’il fait plus de mal que de bien à la nature. Or, l’important, c’est de d’abord comptabiliser les émissions de CO2 et ensuite de donner un prix au carbone afin de pousser vers des réductions d’émissions. En principe, le système des quotas permet les deux. Après, qu’on donne un prix au carbone à travers un mécanisme de marché ou à travers une taxe, je n’ai pas de préférence personnelle. Ce sont notamment les climatosceptiques qui combattent le marché et disent préférer une taxe, sans doute afin de prolonger le débat à l’infini.

Vu les problèmes qu’a rencontrés le marché du carbone, est-ce que vous êtes toujours sûre que c’est un mécanisme intéressant ?

C’est un outil qui a le mérite d’exister et qui a réussi à impliquer les industriels et une partie de la finance. Ce serait dommage de s’en débarrasser comme ça. Mais il faudrait introduire un prix plancher du carbone. Cela permettrait de donner un vrai prix au carbone, alors qu’aujourd’hui ce prix est autour de sept euros la tonne – au départ, la Commission avait visé un prix autour de 30 euros. Pour un industriel, les prix actuels ne représentent pas une vraie contrainte ; il peut passer d’un type d’énergie à l’autre sans se soucier de l’augmentation des émissions de CO2.

L’effondrement des prix n’a pas été le seul problème du marché du carbone.

Au début, ce marché avait été ouvert à la planète entière, il suffisait d’avoir une carte d’identité d’un pays quelconque pour y intervenir. C’était un peu naïf d’inciter ainsi les citoyens à y participer sans tenir compte des risques. Cela a donné lieu à une fraude d’une ampleur inégalée sur un marché financier, en l’occurrence une fraude à la TVA qui a coûté autour de dix milliards d’euros. Au lieu de faire gagner de l’argent aux Etats, le marché du CO2 leur en a fait perdre énormément. C’est d’ailleurs un type d’arnaque assez simple, qui existe depuis qu’existe la réglementation sur la TVA au sein du marché commun.

Là encore, n’était-ce pas prévisible ?

Peut-être, mais c’était la première fois qu’on appliquait la TVA à une marchandise qui est plutôt un produit financier qu’un objet matériel – mais juridiquement l’application de la TVA s’imposait. La faille n’avait pas été identifiée – d’ailleurs, en Italie, la fraude à la TVA sur le CO2 reste toujours possible.

Arcelormittal a également défrayé la chronique…

C’est ce qu’on peut considérer comme un autre type d’arnaque, selon la bonne ou la mauvaise foi qu’on prête aux industriels. En effet, les quotas sont renouvelés année par année en fonction de l’activité prévue. Dans le cas d’Arcelor, la production a été interrompue alors que l’entreprise détenait des quotas. L’entreprise a pu recevoir ces quotas, les revendre et faire des profits complètement indus par rapport à son activité réelle. A Florange, comme au Luxembourg, les quotas ont été vendus pendant que les salariés étaient au chômage – c’est vraiment détourner le système de son objectif.

Comment voyez-vous l’avenir du système de quotas européen ?

Il y a eu beaucoup de problèmes, mais la Commission essaie d’y remédier. Il n’est pas sûr qu’elle y arrivera. Au-delà des difficultés techniques, il y a aussi les lobbys qui refusent systématiquement la contrainte. Aujourd’hui les quotas de CO2 ne sont plus donnés, mais vendus aux enchères – mais on constate que ça ne concerne pas tout le monde. Certaines industries sont passées à travers les mailles du filet en arguant qu’elles étaient soumises à un risque de délocalisation.

Y a-t-il ailleurs des systèmes qui fonctionnent mieux ?

En Suède et au Royaume-Uni, on combine une taxe sur le CO2 et un marché du carbone. C’est intéressant, parce que ça donne un signal fort aux industriels comme aux citoyens. Aux Etats-Unis, selon les Etats, il y a des systèmes variés – en Californie, le marché du carbone englobe les transports en plus de l’industrie.

Comment fait-on pour inclure le CO2 émis par le secteur des transports ? Doit-on demander à chaque automobiliste, à chaque consommateur, de gérer ses quotas de carbone ?

En Europe aussi, ce serait la prochaine étape que de prendre en compte les transports et l’agriculture. La question, c’est sur qui repose la contrainte : sur les constructeurs, sur les collectivités locales, sur les produits pétroliers. Faire reposer ça sur le consommateur, c’est trop compliqué – on a vu que déjà c’était compliqué à gérer avec des acteurs économiques professionnels.

Est-ce que l’idée de marché du carbone jouera un rôle important lors de la conférence de Paris en fin d’année ?

Malheureusement, on n’en est pas là. Il y a des Etats dont on ne sait pas s’ils seront d’accord pour s’engager sur des réductions d’émissions et dans quelles proportions. Une fois qu’on aura un accord sur les réductions, on rediscutera des systèmes d’échange de quotas. Ce serait la solution la plus pertinente : mettre en place un grand marché de quotas où les pays du Nord payent le prix du carbone, notamment pour aider les pays du Sud dans leur transition énergétique et leur permettre une croissance économe en carbone.

Qu’en est-il des passerelles entre le Nord et le Sud – notamment le mécanisme de développement propre, qui a été critiqué comme injuste ?

La théorie économique justifie l’approche de faire les économies de CO2 là où c’est le moins cher de les faire. Le faire dans les pays en développement est à la fois rentable et logique, car ça leur évite de progresser dans une voie où ils émettent beaucoup de gaz carbonique. Mais effectivement, comme ces économies sont comptabilisées au profit du pays partenaire, le risque est de déresponsabiliser le Nord. Et puis, il y a eu les effets pervers, comme ces multinationales achetant des terrains pour y planter des arbres – mais en chassant les agriculteurs. C’est ce qui a discrédité ce mécanisme, avant que la chute des prix du carbone ne finisse par l’achever.

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Le marché du carbone

Depuis 2005, l’Union européenne a mis en place un système d’échange de quotas de CO2 (ETS, Emissions Trading Scheme) afin d’amener les industries à réduire leurs émissions de carbone. Chaque entreprise ou groupe a reçu des quotas en fonction de ses installations existantes, le total des quotas étant lié à l’objectif de réduction. Si une entreprise parvient à émettre moins que prévu, elle peut revendre les quotas excédentaires sur une bourse du carbone. Les entreprises qui auront omis de réduire leurs émissions seront demandeuses. Selon ce principe du « cap and trade » (plafonner et échanger), on devrait ainsi réaliser l’objectif climatique au moindre coût. Tout cela a été conçu dans le cadre du protocole de Kyoto, imposant à l’UE de réduire pour 2010 ses émissions totales de gaz à effet de serre de huit pour cent par rapport à 1990. Les 11.000 sites industriels couverts par le marché du carbone sont à l’origine de la moitié environ des émissions européennes de CO2. Le protocole de Kyoto a aussi introduit les mécanismes propres, où des pays du Nord investissent dans des améliorations technologiques dans des pays du Sud, les émissions « évitées » au Sud étant alors comptabilisées comme des réductions réalisées par le pays partenaire au Nord.


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