HENRI MALER: Critique des médias

Henri Maler, maître de conférence à Paris 8,
est l’un des fondateurs et animateurs d’Action Critique Médias (Acrimed) – un observatoire des médias fondé à la suite des grands mouvements sociaux de 1995, connu pour son site internet: www.acrimed.org

Henri Maler avec, au second plan, le sociologue
Patrick Champagne lors d’une réunion de travail d’Acrimed. (photo: privé)

woxx: M. Maler, pourquoi Acrimed a-t-elle été fondée?

Henri Maler: Acrimed est une association qui est née dans la foulée du mouvement social de novembre – décembre 1995. Plus exactement de l’appel à la solidarité avec les grévistes associé au nom de Pierre Bourdieu. Au cours de cette mobilisation il est apparu que la façon dont les grands médias traitaient ce mouvement était unilatérale et méprisante pour les grévistes.

Qu’entendez-vous par unilatérale et méprisante?

Les grands médias de masse privaient de parole les grévistes, même quand ils affectaient de la leur donner.

Mais comment peut-on faire taire quelqu’un, quand il s’exprime dans les médias?

En lui donnant la parole dans des conditions telles que sa voix ne peut pas être entendue. En 95 par exemple, différents responsables politiques pouvaient s’exprimer sur le plateau, alors que le point de vue des grévistes était donné hors du plateau, dans des conditions d’expression extrêmement difficiles. Le déséquilibre était flagrant. Autre exemple plus anecdotique: lors de la dernière grève des éboueurs en 2003, pour la sécurité des retraites. Les médias ont réussi le tour de force de ne jamais demander leur avis aux éboueurs. Quand les enseignants font la grève, ils ont partiellement le droit de parler de ce que les médias appellent leur malaise«. Ils ont le droit d’exhiber leurs ¬symptômes«. Mais quand il s’agit des éboueurs évidemment, le mépris social est sans limites . Comme si quelqu’un qui ramasse des ordures ne pouvait pas s’exprimer sur ses conditions de travail ou son salaire.

Cela commence donc par un traitement médiatique inégal.

C’est une observation faite par Acrimed: l’absence de représentation de la diversité sociale, culturelle et politique dans les médias. Nous avons une grande pluralité dans les différents canaux audiovisuels qui propagent les nouvelles. Mais cette pluralité dissimule une grande homogénéisation des points de vue possibles.

Qui est responsable de cette appauvrissement de la diversité dans la réprésentation médiatique? La concentration économique croissante dans le secteur des médias, ou une réelle volonté politique à étouffer certaines voix?

Ce sont évidemment les concentrations tout à la fois multinationales et multimédia. Des grands conglomérats qui associent presse écrite, édition mais aussi cinémas, parcs d’attractions et chaînes hôtelières. Et dans le cas français marchand de canons et marchand de béton. Le plus important pour les grandes multinationales n’est pas leur concentration, aussi grave soit-elle, mais leur moteur. Ce moteur est la financiarisation croissante. Il ne suffit pas pour les médias d’être relativement rentables. Aujourd’hui il faut qu’ils ramènent des profits équivalents à ce que peut rapporter l’industrie de l’armement par exemple. Dans ces conditions les premiers clients des médias ne sont pas les lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs, mais les actionnaires. Le reste, qu’il faudrait expliquer, en découle largement.

Quelle est l’action concrète d’Acrimed contre ces abus dans les médias de masse?

Acrimed est une association-carrefour qui associe des chercheurs universitaires, des journalistes et des acteurs sociaux et politiques, qui mettent en commun leurs expériences. La première mission consiste à interpeller les forces associatives et syndicales sur leur inertie en ce qui concerne la question des médias. Et inertie c’est encore peu dire, j’aurais pu dire complaisance ou dérobade. Il s’agit de leur rappeller la centralité de la question des médias et de l’information. Nous commencons à obtenir quelques résultats sur ce terrain. Deuxième chose, nous agissons plus directement à partir de notre site internet, qui connaît un public de plus en plus grand, et aussi à travers les débats publics auxquels les membres de notre association participent depuis plus de cinq ans. C’est une action de mise en alerte d’un certain nombre de publics, de ce qu’on peut appeller la gauche de gauche ou le public altermondialiste.

Ne craignez-vous pas d’être élitiste?

C’est effectivement un risque. Nous reconnaissons que nous nous adressons en premier lieu à un public relativement limité, à cause notamment des inégalités d’usage d’internet. Notre ambition est de toucher tous les milieux populaires, mais pour cela il nous faut des relais. Ces relais ce sont les débats publics où participent des publics socialement très divers, des syndicalistes, des membres d’associations de chômeurs ou autres.

Acrimed aurait donc besoin d’associations-relais?

Nous avons certainement des choses à dire, mais pas à prescrire. C’est au tour des associations d’introduire ce thème dans leurs débats. Au niveau local, les comités Attac sont impliqués dans nos débats et nos activités sur le terrain. Par contre cela fait des années que nous constatons qu’au niveau national Attac reste encore relativement inerte sur la question. Même s’il existe désormais des déclarations officielles pour faire de la critique des médias à nouveau une question centrale et décisive.

D’où vient cette inertie?

Elle a sans doute plusieurs motifs, et bien sûr cela va bien au-delà d’Attac. Les médias sont beaucoup moins puissants qu’on le dit communément. D’abord parce que le public n’est ni une éponge, ni un chiot qu’on dresse. Le résultat de la campagne référendaire en est le meilleur exemple, il montre que les publics – au pluriel – ont des usages de l’information qui peuvent être très séléctifs et très critiques. Mais nombre de forces politiques, d’associations, de syndicats, dans le souci légitime de faire connaître leurs actions et leurs propositions, surestiment la puissance des médias. Ce faisant, ils leur concèdent un formidable pouvoir d’intimidation et préfèrent ne pas prendre le risque de mener une critique à la fois radicale et démocratique de la façon dont sont construits l’information et le débat public. C’est aussi bien vrai pour le monde politique qui ne veut pas effrayer les grands groupes de presse en limitant leurs marchés, que pour les intellectuels dits critiques – qui sont liés à des mouvements politiques. Et qui pour une petite tribune libre dans le Monde ou un passage dans une émission nocturne, s’abstiennent trop souvent de compromettre leur chance de bénéficier d’un strapontin.

Pour rester de l’autre côté de l’écran: les écoles de journalisme aussi bien que la précarisation croissante dans le secteur des médias expliquent-elles les caren-
ces de la société de l’information?

Pour les écoles, il faut calculer qu’environ 20 % seulement des journalistes sortent des écoles de journalisme. Ensuite il faut différencier selon ces institutions, car il y en a que très peu qui soient prestigieuses. En France ils fournissent généralement des journalistes pour la presse régionale, mais il faut considérer aussi que le journalisme n’est pas un métier unifié: il y a une différence énorme entre un présentateur de journal télévisé et un localier sportif.

Mais là où les écoles deviennent un vrai goulot d’étranglement social, culturel et professionnel, c’est dans les quelques grandes écoles qui dominent le marché: le CFJ de Paris, la toute nouvelle école de journalisme de Sciences-Po et – un peu moins – l’ESJ de Lille. Ce sont les plus gros fournisseurs de journalistes politiques et économiques, qui sont appelés à occuper les sommets de la profession. Or, par leur trajet social et culturel, il est évident qu’ils sont ajustés à la vision de la politique politicienne, à la vue entrepreneuriale de l’entreprise et la vision élitaire de la culture et, partant, à une conception néo-libérale de la société. Ceux-là dominent le journalisme et leur domination est renforcée par là.

Et la précarisation des soutiers de l’information dont l’indépendance est quasi-inexistante participe à cette évolution. Dans le sens où l’indépendance même du journaliste est mise en péril. Un pigiste – et il y en a de plus en plus – ne refuse pas un thème proposé, même si personnellement il ne couvrirait pas l’événement. Alors qu’un grand reporter chevronné peut discuter avec son rédacteur en chef, le pigiste, même réfractaire, fournit ce qu’on lui commande parce qu’il est sous la pression
permanente du chantage à l’emploi.


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