ART: L’agence de toutes les frontières

Curieuse excroissance du monde artistique luxembourgeois, l’agence Borderline combine la vie de quartier, le questionnement des frontières et la tombola.

Deux vitrines et une idée: Claudia Passeri et Michèle Walerich animent l’agence Borderline à Esch. (photo: woxx)

Le quartier Hiehl d’Esch-Alzette est un des endroits dont la ville est peut-être un peu moins fière. A l’occasion du centenaire, aucune activité spécifique n’est liée à ce quartier qui fût et reste un des hauts lieux d’immigration du pays. C’est un de ces rares endroits au Luxembourg où on pourrait aussi se croire dans un quartier de Marseille. Pourtant, pas loin des discos, de l’énorme station-service pour frontaliers et d’un supermarché très bon marché, à l’autre bout de la rue, un ilôt d’art résiste.

Il fait chaud ce soir, et les deux créatrices de l’agence Borderline, Claudia Passeri et Michèle Walerich, sirotent une bière assises devant la porte de leur local, dans l’ombre du viaduc. Cette ancienne boucherie chevaline, devenue boulangerie portuguaise par après, munie d’une belle façade bleue et blanche a en ce moment l’air assez ascétique: murs blancs, sol gris et quelques objets d’arts collés aux murs. Une galerie quelconque en somme. Néanmoins, Borderline n’est pas – seulement – une galerie d’art. Il s’agit aussi du QG des deux têtes derrière ce projet, qui, comme son nom le dit s’apprêtent à explorer les frontières.

Frontières aux sens multiples. D’un côté, l’essentiel du projet, qui ne commencera vraiment que vers la fin de l’année, consiste à investir des vieux postes de frontière, devenus caduques après la création de l’espace Schengen. De l’autre, leur façon de traiter l’art et les événements qui vont avec, met en question la façon dont on peut penser les frontières, qu’elles soient sociales, culturelles ou tout simplement urbaines. Déjà leur présence dans ce quartier paraît incongrue. „Pourtant, nos voisins nous ont accueillis à bras ouverts. L’un d’eux nous a même donné un coup de main pour réparer le chauffage, d’autres nous ont offerts des fleurs par exemple“, raconte Michèle Walerich. C’est peut-être dû à leur façon non-élitiste de faire les choses. Lors de leur vernissage, au lieu du champagne et du small-talk-cul-coincé habituel, le public a eu droit à une véritable ambiance de fête populaire avec des saucisses sur grill, des bières, de la musique et une tombola. En achetant un lot de cette dernière, on pouvait gagner une des oeuvres d’art exposées dans le local. „C’était une mesure d’autogestion, destinée à nous rapporter un peu de fonds. Mais attention! Il ne s’agissait pas de faire de la charity. Toutes les oeuvres qu’on pouvait et qu’on peut encore gagner ici sont faites par des artistes internationaux, dont certains viennent de Bruxelles, d’autres de Corée ou encore de Roumanie et de Bulgarie“, explique Claudia Passeri.

En effet, on peut encore visiter la petite galerie les deux samedis midis à venir, et peut-être gagner une pièce d’art. Après, Claudia et Michèle fermeront les portes de l’agence au public, et s’y retireront pour faire mûrir le „vrai“ projet Borderline.

Vous avez dit 2007?

L’histoire de celui-ci commence il y a une bonne année quand les deux amies, en se baladant, tombent sur une vieille station-service délaissée quelque part près de Dudelange. Selon Claudia, c’était une sorte de coup de foudre: „Son apparence nous a interpellé directement. Elle avait un design fifties qu’on ne trouve nulle part de nos jours.“ „Avait“ – l’imparfait est le temps verbal correct pour en parler, car peu après la station-service fût détruite, et avec elle l’idée d’y installer une résidence artistique. Mais le chemin parcouru entre la station détruite et les postes frontière fût assez court. Ainsi les deux sont en contact avec différentes communes frontalières du pays et ont reçu feu vert pour leurs projets. Il y a aussi d’autres cas, où ces lieux ont déjà été recyclés de façon commerciale, pour y installer des kebabs par exemple. „Mais là aussi, on a des bons contacts avec les propriétaires et on va déjà pouvoir accrocher des tableaux dans l’un d’eux“, reporte Claudia.

Ces lieux deviendront donc des oeuvres d’art. En septembre un jury composé de plusieurs artistes sélectionnera les projets pour les différents sites. „Ils devront surtout englober le site et le transformer. Y accrocher quelques tableaux et dire que c’est de l’art ne suffira sûrement pas“, dit-elle encore.

L’essentiel du projet se déroulera – ironie de l’histoire – en 2007, cette fameuse année culturelle. Même si le budget final qui sera alloué à Borderline relève encore de l’effet surprise, c’est bel et bien Luxembourg et Grande Région, capitale de la culture européenne qui subviennent aux besoins du projet. D’autant plus que le thème choisi par le grand cirque culturel européen est la migration. „C’est un heureux hasard“, commente Michèle, „car notre projet existait déjà bien avant que nous avions eu l’idée de demander de l’argent à 2007“ – „En plus, c’est une des façons les plus propres de se faire financer, car la plus neutre“, complète Claudia. N’y voyant aucune récupération politique de l’art, les deux borderlineuses – qui ne rechignent d’ailleurs pas non plus les sponsors privés – semblent donc appartenir à cette nouvelle sorte d’artistes débrouillardes, qui se posent davantage de questions sur l’esthétique de leur projet que sur l’éthique derrière. Et c’est leur plein droit. Il ne s’agit pas pour elles de faire de l’art engagé, mais de créer des oeuvres qui sont spécifiques à un site. Et si cela n’est possible que par du sponsoring, ainsi soit-il. D’ailleurs la ville d’Esch y est aussi pour sa part: elle est propriétaire du local de Borderline et ne demande pas de loyer pour l’année et demie à venir.

Quant à la question du futur, le projet est censé survivre à 2007. Nul ne sait comment elles comptent y parvenir, peut-être suffira-t-il de se faire connaître.

Un silence se fait dans la salle. Une femme frappe à la porte: c’est une employée d’une société de production française qui demande d’utiliser les locaux pour le tournage d’un court-métrage. Elle tient leurs coordonnées d’internet et dit s’intéresser au projet. Ça commence bien …


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