Luxleaks
 : Ugh ! Le chef a parlé !


Alors que la commission spéciale « taxe » peine à recevoir les documents qu’elle demande, le 17 septembre pourrait bien nous réserver une nouvelle heure de vérité avec l’audition de Jean-Claude Juncker.

Il a tout fait pour protéger Jean-Claude Juncker : 
Martin Schulz, le président du Parlement Européen. (Photo : ©flickr euranet_plus)

Il a tout fait pour protéger Jean-Claude Juncker : 
Martin Schulz, le président du Parlement Européen. (Photo : ©flickr euranet_plus)

Qui l’eût cru ? À l’occasion de la grand-messe qu’était le discours sur l’état de l’Union européenne, prononcé ce mercredi par le président de la Commission devant le Parlement à Strasbourg, Jean-Claude Juncker ne s’est pas seulement apitoyé sur le sort des réfugiés, ni limité à tacler – à demi-mot – les Grecs. Il a aussi évoqué un thème qui – venant de sa bouche d’ex-premier ministre du Luxembourg – était osé : « Nous avons besoin de rendre nos politiques fiscales plus justes. Cela exige à la fois plus de transparence et plus d‘équité, pour les citoyens et pour les entreprises. Nous avons présenté en juin un plan d’action, dont la substance est la suivante : le pays où l’entreprise réalise ses bénéfices doit aussi être le pays d’imposition. » Et d’évoquer ensuite une « assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés », un accord sur l’échange automatique des tax rulings ainsi que la mise en place d’une taxe sur les transactions financières « d’ici à la fin de l’année ». On dirait presque un discours de gauchiste…

Juncker serait-il enfin devenu raisonnable sur ses vieux jours à propos de la justice fiscale et de la finance en général ? Rien n’est moins sûr. Même ceux qui n’ont pas directement subi son règne de 15 ans – les autres savent qu’entre la parole de Juncker et la réalité il y a toujours un décalage – doutent des intentions du président de la Commission. Ainsi Fabio De Masi, député européen Die Linke et membre de la commission spéciale « taxe », instaurée après les révélations Luxleaks, ne se dit nullement surpris des déclarations faites pendant le discours sur l’état de l’Union européenne : « Tout était déjà dans le plan d’action présenté par la Commission avant l’été, donc, pour moi, ce n’est pas vraiment une nouvelle », déclare-t-il, relativisant la portée des intentions de Juncker. Ainsi, l’idée de taxer les entreprises dans les pays où elles réalisent leurs principaux bénéfices n’est qu’une reprise de l’initiative BEPS (Base Erosion Profit Shifting) de l’OCDE. Mais même ce projet, toujours cité quand il s’agit de défendre les intérêts des places financières et des multinationales, ne suffirait pas pour garantir une politique fiscale plus juste : « Si BEPS fonctionnait, alors on n’aurait pas eu Luxleaks », explique De Masi. «Le problème, c’est que même si ces règles existent sur le papier, il faut aussi les transposer. Or, là, on ne constate pas de véritables avancées – il n’y a pas de contraintes pour les administrations fiscales, ni assez de personnel pour appliquer ce qui devrait l’être. »

Si l’on y ajoute que de toute façon l’initiative BEPS est, selon les ONG internationales comme Eurodad, un facteur de déséquilibre au niveau mondial car elle exclut les pays en développement (woxx 1322 / 1330), le mérite de Juncker se rétrécit encore. Mais il n’y a pas que dans ce domaine que le scepticisme devrait rester de mise. « En ce qui concerne la taxe sur les transactions financières, je crois pouvoir dire qu’elle est mort-née. Le projet actuel de la Commission prévoit tellement d’exceptions pour les produits dérivés que les banquiers vont simplement fignoler un peu leurs produits pour la contourner. En d’autres mots, son impact sera minimal », estime De Masi.

Les administrations fiscales allemandes sont restées sourdes.

La réalité est aussi tout autre en ce qui concerne l’échange automatique sur les tax rulings. Selon le député européen, cet échange spontané – dans le cas où un arrangement passé dans un pays a une incidence sur les revenus fiscaux de l’autre – est de toute façon obligatoire depuis 1977 : « Cela n’a jamais été appliqué et la Commission européenne, en tant que gardienne des traités, n’est jamais intervenue. L’échange automatique prévu par Juncker a le défaut de n’avoir lieu qu’entre les ministres des Finances – auxquels je ne fais pas confiance. Mais, juste pour démontrer que ce n’est pas uniquement le Luxembourg qui se trouve sur le banc des accusés : le ministre des Finances luxembourgeois, Pierre Gramegna, m’a certifié que son administration avait contacté ses homologues allemands lorsqu’elle a constaté que des firmes allemandes avaient déplacé des profits importants au grand-duché – sans que cela ne provoque une réaction. C’est pourquoi je pense que cet échange d’informations doit être public – du moins pour un public intéressé composé de députés ou de journalistes. Mais cette proposition a été explicitement refusée. Une question se pose alors : pourquoi refuser cela, puisque tout est légal dans ces échanges ? Surtout que même certains représentants des grandes boîtes de conseil disent qu’un tel échange public ne serait pas problématique – tant que les secrets commerciaux en restent exclus. » De Masi trouve également l’assiette commune consolidée trop compliquée et potentiellement contre-productive : « Une harmonisation n’est pas nécessairement quelque chose de bien. »

Contre les promesses de Juncker, il y a aussi les relations très froides entre sa Commission et la commission spéciale « taxe » du Parlement européen. Presque tous les documents demandés par cette dernière à l’administration Juncker – comme les notes internes de la « task force » instaurée par la Commission – ont été refusés. L’exemple le plus récent en est le rapport Krecké. Datant de 1997, alors que l’ancien ministre était encore député, celui-ci détaillait les pratiques fiscales luxembourgeoises. Détail piquant : trois pages du rapport portant sur les rulings n’ont jamais été publiées. Et la demande de De Masi pour obtenir le rapport complet, à la commissaire européenne Margrethe Vestager n’a pas abouti. La commissaire européenne à la concurrence – issue du parti social-libéral danois – a estimé que le rapport n’était pas « pertinent ». Or, s’il n’est pas pertinent, pourquoi reste-t-il secret ? Et d’ailleurs, qui est-elle pour refuser de transmettre ces documents au Parlement ? « En fait, elle n’a pas de base légale pour nous refuser l’accès à ces trois pages », estime De Masi. « Et, selon Krecké lui-même dans une réponse à une journaliste, les pages auraient été enlevées parce qu’on craignait qu’elles démontrent que les pratiques luxembourgeoises étaient contraires aux traités européens. » Donc, finalement, la Commission retient des documents qui prouvent qu’un État membre contourne ces traités et s’assoit dessus. C’est à se demander si tout cela n’est pas fait que pour protéger Jean-Claude Juncker.

Car il y a plus : l’instauration de la commission spéciale « taxe » a été source de conflits internes au sein de la machine européenne. Rappelons que le Parlement avait réussi à rassembler les 25 pour cent de signatures nécessaires pour instaurer une commission d’enquête régulière – qui aurait plus de pouvoir et pourrait contraindre les États membres, la Commission et les multinationales à comparaître et à communiquer des documents. Cette possibilité a été évacuée in extremis par Martin Schulz, le président du Parlement européen, qui a sorti un rapport d’expertise juridique pour empêcher la constitution d’une telle commission. Or, selon De Masi, « nous disposons de contre-expertises qui détruisent totalement le rapport présenté par Schulz. En fait, nous pourrions porter plainte devant la justice contre lui, mais cela prendrait trop de temps. Il l’a fait aussi parce que la rumeur disait à ce moment que Juncker allait se retirer si une telle Commission était instaurée. Et vu que le sorts des deux hommes est lié, Schulz a fait tout pour protéger ‘son’ président ». Reste à savoir quelle est la contrepartie qu’a donnée Juncker à son protecteur social-démocrate.

De toute façon, un président de la Commission qui a tellement besoin d’être protégé est faible et dépendant, et ne correspond ni à l’image qu’il aime donner lui de, ni à celle que les médias aiment refléter de lui. Ce sera donc un président sur ses gardes qui se présentera le 17 septembre devant la commission spéciale « taxe ». D’autant que le magazine allemand « Der Spiegel » prévoit lui aussi un article sur les relations entre les deux commissions dans son prochain numéro. On entend déjà les sirènes qui crieront de nouveau à l’« attaque contre le Luxembourg ». Préparez donc vos mouchoirs pour les larmes de crocodile.


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