Nouvelle Constitution : « Vivifier le débat politique »

Interviewé par le woxx, le professeur de droit à l’Université du Luxembourg et spécialiste du droit constitutionnel Luc Heuschling revient sur le référendum, le manque de culture du débat au Luxembourg et la modernisation prévue de la Constitution.

Né en 1971, Luc Heuschling est depuis 2011 professeur de droit constitutionnel et administratif à l’Université du Luxembourg. Depuis sa nomination, il s’est investi dans une analyse approfondie et critique du droit constitutionnel luxembourgeois. (PhOTO : WOXX)

Né en 1971, Luc Heuschling est depuis 2011 professeur de droit constitutionnel et administratif à l’Université du Luxembourg. Depuis sa nomination, il s’est investi dans une analyse approfondie et critique du droit constitutionnel luxembourgeois. (Photo : woxx)

woxx : Vous vous êtes beaucoup investi dans le débat autour du référendum. Serez-vous content quand le 7 juin sera passé et que vous pourrez enfin vous occuper d’autre chose ?


Luc Heuschling : Un référendum suppose toujours un travail de discussion, de persuasion, ce qui est évidemment très épuisant. De la série de conférences grand public que j’ai faites à travers le pays, je tire toutefois la conclusion que les gens qui se sont déplacés ont apprécié l’éclairage scientifique d’un débat fort complexe. Ils sont restés souvent longtemps et m’ont posé quantité de questions. Personnellement, je suis juste – comme beaucoup d’autres observateurs – un peu déçu du manque d’engagement des partis de la majorité… Mais voilà, les choses sont ce qu’elles sont et, en vérité, pour le constitutionnaliste que je suis, le travail va continuer, donc ce n’est pas un répit. Il y a le débat sur le texte de la nouvelle Constitution qui vient à peine de commencer et qui va se prolonger.

Justement, le débat sur la nouvelle Constitution – en dehors des trois questions de dimanche – où en est-il ?


Il y a le petit débat qui a été lancé par le site www.referendum.lu, mais qui n’est pas un vrai débat – les gens peuvent faire des suggestions, mais tout cela reste quand même très peu organisé, très peu pensé, très peu systématisé. Sur le site internet, on n’explique même pas jusqu’à quel moment les gens peuvent faire des suggestions ou ce qui va en être fait. J’espère que les acteurs politiques vont enfin prendre le débat public autour de la nouvelle Constitution un peu plus au sérieux et organiser quelque chose de plus crédible.

De nombreux acteurs, dont vous, ont critiqué le fait que la campagne officielle n’a commencé que très tard. À quelques jours du référendum, avec le recul, la campagne a-t-elle encore pu changer quelque chose ?


Je pense que la campagne a eu un apport précieux, puisqu’elle a au moins permis de thématiser, sur la place publique, des questions cruciales : l’identité du Luxembourg, de la démocratie luxembourgeoise… Or les métamorphoses qu’induit, en particulier, notre appartenance à l’Union européenne, ne sont pas toujours suffisamment cernées par le grand public. Notre langage usuel, à l’instar par exemple du terme courant d’« étranger », ne traduit pas correctement les nouvelles réalités, plus complexes, de notre époque, qui sont d’ores et déjà inscrites dans le droit. Certaines mutations du système politique et juridique ne sont pas perçues dans la conscience collective. En même temps, nous assistons à un certain surinvestissement dans la langue luxembourgeoise, qui tout à coup est bardée de toutes les valeurs, alors que ce n’est qu’une langue, et donc un véhicule. La langue ne dit pas quelles sont les opinions politiques et les qualités personnelles humaines, éthiques d’une personne. Ce n’est pas parce qu’un étranger parlerait tout à coup luxembourgeois qu’il serait meilleur.

Pourquoi cette surenchère autour de la langue ?


C’est très simple : parce qu’il n’y a rien d’autre pour définir ce qui pourrait être une identité luxembourgeoise. Sur ce point, il y a une sorte de faux consensus. Qu’est-ce que l’identité d’un pays ? En fait, il faudrait que ce soit un critère que tous admettent comme commun. Or ce critère n’existe nulle part ! Qu’est-ce qui pourrait dès lors s’en rapprocher le plus ? C’est soit la référence à l’histoire, parce que voilà, tout le monde se réfère à l’histoire – à la partie de l’histoire qui lui convient le mieux – ou alors à des projets d’avenir, des idéaux un peu vagues. Mais tout cela est très fade, alors la seule chose qui, au Luxembourg, donne un peu de consistance et dans laquelle on surinvestit, en tant que vecteur de valeurs communes, c’est la langue. Mais la langue n’est qu’un moyen de véhiculer des idées. Quelles idées ? On ne sait pas.

« La séance dite publique de la Chambre, ce n’est que du réchauffé. »

Y a-t-il un déficit en termes de culture du débat politique au Luxembourg ?


Oui. Cela dit, le niveau des débats publics s’est amélioré, entre autres parce qu’il y a l’université, parce que des choses ont changé dans la presse, mais nous sortons d’un passé où il ne fallait surtout pas se disputer en public. C’est une culture qu’on retrouve même, à diverses reprises, en droit : une certaine façon très autoritaire de concevoir la norme, une conception très militaire et quasi théologique. Le droit est ainsi, point barre. L’idée que le droit peut être l’enjeu de débats, qu’il faut discuter, argumenter, convaincre, n’est pas toujours présente.

Ce déficit se reflète-t-il en politique ?


Bien sûr. Prenez le parlement, qui, au niveau des institutions, est censé être le lieu des débats démocratiques. En tant que constitutionaliste, je peux vous dire que la réalité est tout autre. Les décisions sont prises et négociées dans les commissions – qui siègent à huis clos, ou de manière « non publique » comme le dit le règlement de la Chambre des députés. La séance dite publique de la Chambre, ce n’est que du réchauffé. On va présenter de façon un peu artificielle un débat, mais en réalité, tout est déjà joué. Un projet de loi qui arrive en séance plénière est déjà ficelé, il y aura peut-être encore un dernier amendement, mais c’est juste pour la tribune. Les seuls moments où on a encore pu avoir une vraie excitation d’observateur, parce qu’on ne savait pas quelle en serait l’issue, c’était en 2013, lors du débat sur les motions de censure contre le gouvernement Juncker. Là, rien n’était encore joué, et il y a eu énormément de gens qui ont suivi cet épisode. Ça veut donc bien dire que le débat politique, lorsqu’il n’est pas fixé d’avance, peut intéresser.

Tandis que le gouvernement dit vouloir respecter le résultat de dimanche dans tous les cas, le CSV préfère attendre le 7 juin pour dire s’il le respectera ou pas. Vous-même avez répété à plusieurs reprises que le référendum devrait être contraignant. Qu’en sera-t-il finalement ?


Je pense que, si le triple non l’emporte – et c’est une hypothèse qui n’est pas totalement farfelue -, dans l’immédiat, tous les acteurs vont balayer d’un revers de main les trois questions. Il se posera alors une seule question : qu’est-ce qui va arriver à l’article 10 de la proposition de Constitution ? Cet article, qui porte sur les droits politiques, évoque de manière assez ambiguë que : « la loi organise l’exercice des » – donc potentiellement de tous les – « droits politiques des citoyens de l’Union européenne ». Ici, il est question d’une simple loi, qui nécessite une majorité simple. Puis l’article continue en disant que « la loi » – toujours majorité simple – « peut conférer l’exercice de droits » – donc de certains droits, mais lesquels, on ne sait pas – à 
des personnes qui n’ont pas la citoyenneté européenne. Cet article subsistera-t-il ?

Et à long terme ? Dans le cas d’un non, pourra-t-on revenir, par exemple, sur la question du droit de vote des résidents étrangers ?


À long terme, une fois qu’il y aura de nouvelles élections, se posera la question : quelle est la valeur de ce triple non pour l’avenir ? Pour l’instant, les acteurs ont toujours tendance à dire : oui, mais juridiquement, ce n’est pas contraignant. Très bien ! Admettons. En 2005, lors du débat sur la loi générale sur les référendums et lors du référendum sur le traité constitutionnel européen, ce point était clairement acté par tous les concernés : juridiquement, le référendum de l’article 51 de la Constitution ne lie pas, mais – bien sûr, à cause de la démocratie -, il lie sur le plan moral. Alors, que veut dire « moralement contraignant» ? Si, dans 10 ans, imaginons après une campagne électorale, la majorité des élus veulent donner le droit de vote aux jeunes de 16 ans, ou aux résidents étrangers, seront-ils toujours liés par ce non ? Faudra-t-il refaire un nouveau référendum pour défaire ce non ? Ou la valeur morale du non ne s’adresse-t-elle qu’aux députés actuels, mais non aux députés qui seront élus dans l’avenir ? Il n’est pas clair du tout jusqu’à quel point le résultat du 7 juin engagera « sur le plan moral ».

Le droit actuel ne donne-t-il pas d’indications précises ?


Non. Je trouve extrêmement regrettable que le texte de la Constitution actuelle (l’article 51, ndlr) soit imprécis sur le point crucial de la valeur du vote du peuple. Faute d’un texte clair, nous sommes dans l’interprétation, qui est d’ailleurs beaucoup plus complexe que certains veulent nous faire croire. Tout le monde n’a pas toujours dit qu’il s’agissait forcément d’un référendum consultatif. En remontant dans l’histoire, on s’aperçoit que les choses ne sont pas aussi claires qu’on veut nous le faire croire. Joseph Bech, par exemple, en 1919, lors d’un débat à la Chambre, a dit que l’article de la Constitution relatif aux référendums introduisait le système suisse au Luxembourg. Or la Suisse ne connaît que les référendums contraignants. Cet aspect-là a été ignoré depuis la Seconde Guerre mondiale. Il aurait été préférable que le texte de la nouvelle Constitution clarifie ce point – malheureusement, ce n’est pas le cas.

« Le référendum n’est pas censé servir à exprimer – ou pas – la confiance. »

Xavier Bettel aurait-il dû lier son sort personnel à l’issue du référendum, comme l’a fait Jean-Claude Juncker en 2005 ?


En tant que constitutionnaliste, j’ai un point de vue très tranché sur cette question : non. Si l’on veut prendre la démocratie semi-directe au sérieux, si l’on veut vraiment que le peuple statue sur des questions de fond, on ne peut pas lier des questions de personnes et des questions de fond. Sinon, on fait du chantage, comme Juncker l’a fait en 2005. Le référendum n’est pas censé servir à exprimer – ou pas – la confiance. Pour cela, il existe un autre type de mécanisme de démocratie semi-directe – le « recall » (révocation populaire, ndlr) – qui n’existe pas en droit luxembourgeois.

Droit de vote pour les résidents non luxembourgeois et les moins de 18 ans, obligation de voter pour les résidents luxembourgeois de plus de 18 ans… d’un point de vue juridique, cette différence ne pose-t-elle pas problème ?


C’est une question complexe. À l’heure actuelle, il y a déjà une inégalité, parce que ceux qui ont plus de 75 ans ne sont pas obligés de voter. Donc, nous avons déjà, en droit actuel, une différenciation. Nous avons aussi une différenciation entre les Luxembourgeois et les résidents européens pour les élections communales et européennes. Est-ce que, pour autant, ce sont des discriminations ? Pour l’instant, personne ne l’a affirmé. Est-ce que, si l’on donnait le droit de vote aux jeunes et aux étrangers qui le souhaitent, on renforcerait ces différences ? Il faut d’abord définir le cadre de référence. Si l’on dit que la démocratie implique que tous ceux qui sont soumis aux lois doivent voter pour les législateurs, et avoir le droit de vote actif et passif – et à ce moment-là, la question de la nationalité ne justifie aucune différence -, introduire une obligation pour les uns et un choix pour les autres, c’est une discrimination. Mais si l’on est dans une logique où, de toute façon, on est dans le mélange, on peut prévoir des règles différentes.

Admettons que la réponse à la question du droit de vote pour résidents étrangers soit oui. Les conditions se retrouveront-elles dans la Constitution ? 


Si je vais jusqu’au bout de la logique dominante – qui affirme que le référendum n’est pas juridiquement contraignant -, la réponse est simple : les partis politiques sont libres de faire ce qu’ils veulent. Si, par contre, nous sommes dans une autre logique, très minoritaire, qui est la mienne, il faudrait en effet, dans le cas d’un oui, mettre les conditions dans la Constitution.

« Ne pourrait-on pas prévoir que des citoyens puissent déclencher un processus référendaire ? »

Certaines questions du débat sociétal ne seront pas abordées dans le référendum : la question de la séparation de l’Église et de l’État, mais aussi la question de la monarchie, ou encore celle de la circonscription électorale unique. Une occasion ratée ?


Les règles de déclenchement d’un référendum étant ce qu’elles sont, c’est la majorité au parlement qui décide. C’est ce que la droite a fait en 1919, en soumettant la question de la monarchie au vote populaire. Maintenant, nous avons une majorité d’une autre couleur politique, qui a décidé de soumettre les questions qu’elle estimait nécessaires. La question qui mériterait d’être débattue est plutôt : est-ce qu’il ne faudrait pas prévoir, pour l’avenir, d’autres mécanismes de déclenchement d’un référendum ? Ne pourrait-on pas prévoir que des citoyens puissent déclencher un processus référendaire ?

N’y a-t-il actuellement aucun moyen pour les citoyens de déclencher un processus référendaire ?


Il y a l’article 114 (de la Constitution, ndlr), qui dit que, lorsque la Chambre a déjà adopté une révision, les citoyens peuvent déclencher un référendum. Il faut 25.000 signatures d’électeurs pour cela, ce qui est énorme. Il y a 245.000 électeurs inscrits ici. En Suisse, il faut 50.000 signatures pour un corps électoral de plus de 5 millions de personnes.

Le projet d’une nouvelle Constitution représente-t-il une avancée pour le Luxembourg ?


Oui, il y a des aspects de ce texte qui vont dans le sens d’une modernisation. En ce qui concerne la monarchie par exemple, ou la justice, avec l’introduction d’un Conseil national de la justice. Après, il y a des points où on est plus dans un toilettage sémantique – on change les mots, mais pas le fond – ou dans la reprise d’éléments déjà connus. Il n’y a pas de réflexion sur d’éventuels nouveaux éléments. Prenons la question de la langue par exemple : la proposition de Constitution prévoit un article 4 qui parle de celle-ci et se contente simplement de reprendre l’article premier de la loi de 1984 sur le régime des langues. Ne serait-il pas temps de réfléchir à autre chose ? On aurait aussi pu aller plus loin en termes de nouveaux droits de l’homme : concernant le mariage homosexuel par exemple, ou l’euthanasie, les droits des personnes intersexuées, le féminisation de titres… Voilà des thèmes nouveaux, pour lesquels on aurait pu esquisser des réponses nouvelles. Sur la démocratie semi-directe, la nouvelle disposition est plutôt décevante. On prévoit l’initiative populaire, mais on ne prévoit pas que le peuple puisse, si une telle initiative est rejetée, provoquer un référendum. D’un autre côté, il y a des éléments sur la justice qui sont nouveaux, mais dont on ne discute malheureusement pas.

Tout ce débat autour de la Constitution, autour du référendum, fait-il du bien au Luxembourg ?


Je pense, oui. Je pense que la démocratie luxembourgeoise a besoin d’un espace politique plus ouvert vis-à-vis de tous les citoyens, avec plus d’interaction et plus de débat. Jusque-là, le système politique luxembourgeois était très élitiste, sous des dehors paternalistes, et les partis politiques essayaient toujours de trouver un consensus politique entre eux ou avec les partenaires sociaux. En dehors des élections, il n’y avait pas de place pour les citoyens ordinaires. Je ne pense pas que ce soit une bonne façon de faire de la politique. Si l’on veut inventer un nouvel avenir pour le Luxembourg, il faut au contraire soutenir l’esprit de création, d’autonomie. La démocratie semi-directe est une façon de vivifier le débat politique.


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