Avec « Fourchette à gauche », Donato Rotunno rend hommage à une institution gastronomique du Luxembourg qui fut en même temps un point de convergence de la galaxie de la gauche. Son portrait du « Circolo Eugenio Curiel » navigue entre nostalgie et optimisme révolutionnaire.

Une projection de « La fourchette à gauche » aura lieu ce dimanche 16 mars à 14 heures à la LuxExpo, dans le cadre du Festival des migrations, des cultures et de la citoyenneté. La version DVD du documentaire, qui vient d’être mise en vente, y sera disponible. (Photo : ©Tarantula)
Curiel, Circolo, Communiste – les désignations variaient selon les personnes qui fréquentaient l’adresse de la route d’Esch à Hollerich. Celles et ceux qui allaient dîner « chez le Communiste » ne s’identifiaient évidemment pas avec la gauche radicale. Les deux autres appellations quant à elles avaient quelque chose d’intime – elles signalaient que l’on appartenait au cercle des initié·es. On ne parlait pas de restaurant, parce que c’était plus compliqué : le « Circolo culturale et ricreativo Eugenio Curiel », faisant référence au communiste italien du même nom, était officiellement un club privé, qui s’adressait en premier lieu à la classe ouvrière immigrée d’Italie. D’ailleurs, pendant de longues années, on était prié de prendre une carte de membre au prix dérisoire afin de pouvoir fréquenter l’endroit. Et vu de l’extérieur, rien ne laissait deviner que cette petite maison plutôt sobre située en bas de la route d’Esch cachait un joyau de la cuisine italienne. Quelle merveille que ces pâtes faites à la main dans la petite cuisine du local ! Et puis la saltimboca, le tiramisú, le tout arrosé de cabernet-sauvignon de la maison…
Gastronomie et politique
Le nom du centre n’avait pas été pas choisi par hasard : Eugenio Curiel (1912-1945) était un militant et publiciste italien. D’origine juive, il perdit son emploi à l’université de Padoue lorsque l’Italie fasciste introduisit les loi « raciales », ce qui allait hâter sa politisation. Penseur communiste et résistant lors de la Deuxième Guerre mondiale, il reprit et développa le concept de « démocratie progressive » qui visait ce que l’on appellerait aujourd’hui l’ « empowerment » des masses populaires ; celles-ci devaient non seulement lutter contre le capitalisme, mais aussi s’émanciper de la toute-puissance de leurs leaders. Curiel fut assassiné par des fascistes italiens à la fin de la guerre.
Parmi la ribambelle d’initiatives politiques se considérant comme « de gauche » qui se retrouvait régulièrement au Circolo, figurait le « GréngeSpoun » et ensuite le « woxx ». Leur histoire est donc liée à celle du Circolo : que d’assemblées générales ou de débats sur l’avenir du journal suivies de dîners en commun y ont eu lieu ! Précisons néanmoins que le Circolo, c’était pour le soir – à midi, souvent après avoir bouclé l’édition de la semaine, l’équipe de rédaction, logée durant de nombreuses années au quartier de la gare, se rendait à la « Casa Italia ». Il s’agissait d’une sorte de cantine ouvrière comme on les connaissait d’Italie, financée d’ailleurs par l’ambassade italienne. Le Circolo, c’était autre chose : même si la carte des menus listait le « best of » de la gastronomie italienne, c’était bien plus qu’un restaurant à la cuisine simple, mais délicieuse. Il se définissait comme « centre culturel » : à la fois lieu de rencontre convivial, lieu de réunions et de manifestations politiques et bibliothèque.

Au Circolo Curiel, les hôtes ont quitté la table… mais le documentaire de Donato Rotunno laisse espérer que la fermeture n’est que provisoire. (Photo : ©Tarantula)
C’est donc à ce lieu chargé d’histoire que rend hommage le réalisateur Donato Rotunno dans son film « Fourchette à gauche », sorti en salle l’année dernière et qui sera montré une nouvelle fois lors du Festival des migrations.
Le film commence avec des scènes de démolition. En effet, le Circolo a fermé ses portes il y a deux ans, car ses locaux feront place, ensemble avec d’autres bâtiments de ce tronçon de la route d’Esch, à un nouvel édifice. Juste avant que la maison ne disparaisse, dans le restaurant fermé mais encore doté de ses meubles et décors, le réalisateur a fait défiler une série de témoins de différentes époques : d’un côté des membres du comité qui ont mis sur pied, parfois même les mains dans le béton, le Circolo, depuis 1971, et qui expliquent le comment et le pourquoi de cette initiative ; de l’autre, des personnalités politiques connues qui fréquentaient le Circolo, mais également des militant·es sans lien avec des partis.
Souvenirs d’une époque
Ainsi renaissent les souvenirs d’une époque où l’on pouvait encore rêver d’une société socialiste, ou du moins sympathiser avec l’idée de la solidarité ouvrière. Car le projet visait d’abord à rassembler les travailleurs et travailleuses immigré·es et plus tard de leur offrir non seulement un bon repas à un prix abordable, mais aussi des liens avec le Parti communiste italien (PCI) au Luxembourg, duquel, pendant de longues années, le Circolo fut un point d’ancrage. Un parti qui déjà avant la chute du Mur s’était éloigné du stalinisme et avait misé sur un nouvel « eurocommunisme ». Lors des années 1980, il connaissait une scission importante entre aile radicale et aile réformiste. De cette scission allait naître le Parti démocrate de gauche (Partito democratico della sinistra, PDS).

Il ne payait pas de mine : la façade du « Circolo Eugenio Curiel », récemment démoli. (Photo : ©Tarantula)
Réapparaît également le charme désuet de la déco années 1970 : le mur en pierre apparente, le bar avec son plafond en frises de bois foncé et son carrelage rouge-orange ; les tables et chaises de trattoria. Au-dessus de la cheminée, le portrait d’Enrico Berlinguer, mythique leader du PCI, semblait veiller sur les discussions politiques qui furent menées avec verve entre deux mets ou autour d’un verre.
Faute d’archives écrites, qui manquent comme pour beaucoup d’autres projets « grassroot », le réalisateur s’est donc tourné vers les sources orales. Dommage que parmi les personnes interviewées par Rotunno, l’homme et la femme de la rue n’apparaissent pas. Mais cela s’explique aussi par des changements socio-démographiques qui n’ont pas épargné le Circolo : ce que l’on appelait la classe ouvrière dans les années 1980 semble s’être volatilisé alors que parmi les Italiens et Italiennes qui sont arrivé·es plus tard au grand-duché, la part des cadres et des fonctionnaires de la Communauté européenne gagnait en importance. Avec le temps, le public du café-restaurant initial s’est diversifié, et le maçon ou la femme de charge typiques sont devenu·es rares parmi la clientèle. Les soirées culturelles et la bibliothèque de livres italiens touchaient davantage les milieux intellectuels qu’ouvriers. Et les enfants des ouvriers et ouvrières avaient déjà grimpé l’échelle sociale. Un bon exemple en est le réalisateur lui-même : lors d’une présentation du film, Rotunno, qui fut un habitué du Circolo, a précisé qu’il était fils d’ouvrier, mais pas ouvrier.
Phénix renaissant de ses cendres ?

Paca Rimbau, militante de gauche et ancienne collaboratrice du woxx, est une des témoins racontant leurs mémoires du Circolo. (Photo : ©Tarantula)
Même regret pour l’apparition plutôt discrète des cuisinières et serveuses qui restent un peu en retrait dans le documentaire. On aurait aimé en savoir davantage sur ces femmes qui pendant des années ont constitué l’âme du Circolo et dont certaines sont retournées en Italie. Telle Renata, qui connaissait la carte de menu par cœur : « Raviolis, Tagliatelle, Garganelli, tris de pâtes … ».
Si les interviews avec les témoins d’époque constituent l’épine dorsale du documentaire, il n’en reste cependant pas là. Il réussit à dépasser le cadre d’une simple collecte de souvenirs nostalgiques en plaçant le Circolo dans le contexte de tout un mouvement social qui existait en Europe pendant des décennies. Les cantines et cafés reliés à des mouvements politiques ont marqué les villes européennes du 20e au début du 21e siècle, que ce soit en Italie, en France ou en Suisse, offrant non seulement une adresse gastronomique à prix modique pour des personnes souvent issues de l’immigration, mais aussi un cadre convivial pour des échanges d’idées, des discussions théoriques ou des créations artistiques et culturelles au sein de la gauche plurielle. D’une certaine manière, c’étaient aussi souvent des centres d’éducation à la citoyenneté. Un bon nombre de ces centres ont disparu dans la foulée de la crise des partis de gauche depuis l’effondrement de l’Union soviétique. Mais les lieux tiers d’aujourd’hui, englobant aussi bien des repair cafés que des potagers collectifs ou des espaces de participation digitale, y ressemblent un petit peu, même si, souvent, ils n’affichent pas de couleur politique.

(Photo : ©Tarantula)
En montrant les images du local en démolition, le réalisateur joue avec la métaphore de l’effondrement : on peut aussi y lire l’état de la gauche, actuellement en train de déchanter. Mais Rotunno semble vouloir nous dire que tout espoir n’est pas perdu : en effet, tel un phénix, un nouveau Circolo Curiel doit émerger lorsque la réalisation des nouveaux bâtiments sur la route d’Esch sera achevée, c’est en tout cas le plan du comité. En sera-t-il de même pour le mouvement socialiste ?