Extrême droite : Le grand enfumage du grand remplacement

Dans « Le grand enfumage », publié en 2022, le démographe et historien français Hervé Le Bras analyse les scores électoraux et le discours de l’extrême droite dans sept pays européens. Il en tire deux enseignements principaux : l’extrême droite réalise ses scores les plus élevés dans les régions où habitent de faibles proportions d’immigré-es ; ces partis ont en commun une vision identitaire fondée sur le rejet de l’islam.

Marine Le Pen en meeting lors de la campagne présidentielle de 2017. Le rejet des immigré-es et des musulman-es est consubstantiel à la création du FN, devenu RN en 2018. (Photo : Gregory Roose/Pixabay)

Les apparences sont trompeuses : à regarder de loin la carte des résultats électoraux du Rassemblement national (RN) lors de la présidentielle française de 2022, la formation de la dynastie Le Pen semble réaliser ses scores les plus enviables dans le nord et l’est de la France. Il est tentant de les relier à la forte présence d’une population d’origine immigrée dans des régions dont l’industrialisation, au cours du siècle passé, fit massivement appel à une main-d’œuvre étrangère. Scrutés à la loupe, ces résultats offrent cependant une tout autre lecture : le RN récolte le plus de suffrages dans les communes rurales, où la population immigrée est peu nombreuse, sinon inexistante. « Le vote populiste est nettement plus élevé dans les communes petites et rurales, où vivent peu d’immigrés, que dans les villes, surtout les plus grandes, où ils constituent un pourcentage non négligeable de la population », observe Hervé Le Bras dans « Le grand enfumage », paru en 2022.

Le constat n’est pas propre à la France et s’applique à six autres pays européens, dont le démographe a méticuleusement étudié les résultats des « partis populistes d’extrême droite » sur plusieurs décennies : Allemagne, Autriche, Espagne, Italie, Royaume-Uni et Suisse. Pour construire son analyse, l’auteur privilégie « les données factuelles, les résultats des élections, et non les déclarations de leaders politiques, leurs slogans ou leurs programmes ».

S’appuyant sur 40 cartes présentées au fil des chapitres, il met en parallèle les scores de partis comme la Ligue italienne ou l’AfD allemande avec la présence de populations immigrées, le niveau de revenus ou encore le taux de chômage. Ces cartes permettent, entre autres, d’identifier facilement les paradoxes du vote d’extrême droite et les idées reçues qui l’entourent parfois. Il apparaît par exemple que le nombre de sans-emploi est souvent inférieur à la moyenne nationale dans les régions votant le plus pour l’extrême droite. Aux yeux de l’auteur, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), cela démontre que bien plus que le chômage réel, l’électorat de l’extrême droite est guidé par la peur de perdre son emploi, d’être déclassé socialement dans un environnement professionnel en mutation technologique et de plus en plus compétitif. Pour peu que cela soit encore nécessaire, ces craintes illustrent la centralité de la peur dans le discours de l’extrême droite.

« Les populistes ont ôté l’immigré du terrain pour le mettre dans la tête de leurs partisans. Or, il est beaucoup plus difficile de changer ce qui est dans la tête que ce qui se trouve sur le terrain. »

La proximité géographique immédiate d’immigré-es qui « voleraient les emplois » des nationaux est donc sans rapport avec le vote anti-immigré. « Le mécontentement le plus fort et le plus général se concentre dans les petites villes et les communes rurales », insiste l’auteur. L’immigration, au contraire, se concentre généralement dans les grandes zones urbaines et le long des grands axes de communication, où l’activité économique est la plus florissante et donc à même de procurer le plus facilement du travail aux nouveaux-elles arrivant-es.

D’autres études, qui ne sont pas mentionnées dans ce livre, montrent néanmoins un score élevé de l’extrême droite dans des régions désindustrialisées et densément peuplées d’Europe. C’est par exemple le cas des anciennes vallées sidérurgiques lorraines voisines du Luxembourg. La progression du vote d’extrême droite dans la vallée de la Fensch, par exemple, atteste du glissement d’une partie de l’électorat traditionnellement communiste vers le RN. Le cas de Hayange, dirigé depuis 2014 par un maire d’extrême droite, est à ce titre emblématique. Dans son ouvrage, Hervé Le Bras ne néglige pas totalement ces nuances qui, en Europe, dessinent parfois des cartes électorales complexes, héritées de la petite histoire des partis ou de la grande histoire propre à chaque pays.

Le rejet de l’immigration fait partie du fonds de commerce de l’ex-FN depuis sa création au début des années 1970. Au tournant du siècle, ce discours a aussi fait le succès du FPÖ autrichien, un parti d’abord libéral avant sa prise en main par le défunt Jörg Haider. La rhétorique antimigration est en revanche totalement absente du discours de la plupart des partis d’extrême droite en Europe au moment de leur fondation. La Ligue italienne de Matteo Salvini est née d’une revendication d’indépendance du Nord riche et industrialisé, en opposition au Mezzogiorno, le sud de la péninsule, considéré comme sous-développé. En Espagne, le parti Vox défend une position inverse et a réalisé sa première grande percée électorale en 2018 avec la promesse de conserver l’unité du pays face aux velléités indépendantistes de la Catalogne. L’AfD allemande a pour sa part été fondée par un groupe d’économistes hostiles à l’euro.

Au fil des ans et avec l’émergence de nouveaux leaders au discours xénophobe et raciste, l’ensemble de ces partis s’est progressivement focalisé sur le rejet de l’immigration. Le parti antieuropéen britannique UKIP ou la Ligue italienne ont d’abord construit leur discours de rejet sur l’arrivée d’une main d’œuvre originaire des Balkans et d’Europe de l’Est. En Italie, les Ukrainien-nes ont longtemps constitué une cible de choix pour Matteo Salvini.

L’année 2015 et la guerre civile syrienne, qui a jeté des millions de personnes sur les routes européennes, marque cependant un tournant. L’ensemble des formations d’extrême droite fait désormais feu de tout bois contre l’islam. C’est « un moment de libération », estimait en avril dernier le politologue français Jacques Rupnik au cours d’un débat sur l’extrême droite relayé par France Culture : « On faisait du thème migratoire le premier thème dans des pays où il n’y avait pas de migrants. »

Hervé Le Bras abonde dans ce sens. Il note qu’en Italie, les Syrien-nes, Irakien-nes et Afghan-es représentaient seulement 0,07 % de la population du pays quand, en 2018, Matteo Salvini, alors ministre de l’Intérieur, bloquait l’entrée des ports italiens aux navires humanitaires qui secouraient les migrant-es en mer. En Suisse, au moment où le leader de l’UDC, Christoph Blocher, lançait sa croisade contre les minarets, les musulman-es ne constituaient que 6 % de la population immigrée. Dans un sondage réalisé en 2016 en Allemagne, les personnes interrogées évaluaient leur part dans la population totale à 16 % alors qu’en réalité elle n’était que de 1,9 %. « Les populistes ont ôté l’immigré du terrain pour le mettre dans la tête de leurs partisans. Or, il est beaucoup plus difficile de changer ce qui est dans la tête que ce qui se trouve sur le terrain », déplore le démographe.

Arnaud Jaegers/Unsplash

Pour les partis populistes d’extrême droite, « le rejet de l’immigration est une clé universelle pour résoudre tous les problèmes, l’opérateur par lequel toutes les difficultés transitent ou encore un attracteur idéologique », relève Hervé Le Bras. Et peu importe la réalité que recouvre l’immigration, son rejet par l’extrême droite est « hors sol » : « Il n’a plus besoin d’être en rapport avec la présence des immigrés à tel ou tel endroit. Ainsi s’explique que dans aucun pays, il n’ait été possible de trouver une correspondance, localement, entre la proportion d’immigrés et l’importance du vote en faveur des partis populistes de droite et d’extrême droite. »

Bien que l’auteur n’explore pas ce terrain, il est sans doute pertinent de souligner également la responsabilité de médias et de partis politiques traditionnels dans la propagation du « mensonge de l’immigration ». En assurant un traitement volontairement anxiogène, disproportionné et souvent erroné des questions migratoires, de puissants groupes de médias européens contribuent à « mettre l’immigré dans la tête » des électeurs. La remarque vaut aussi pour de grandes formations politiques, le plus souvent à droite, dont les responsables agitent le spectre de l’immigration pour essayer de damner le pion à leurs adversaires d’extrême droite. D’autres encore les légitiment dans leur rôle d’épouvantail pour assurer leur propre élection. Cette stratégie a été largement éprouvée en France, tant par Jacques Chirac en 2002 que par Emmanuel Macron en 2017 et 2022.

« Les populistes d’extrême droite qui ne sont pas au pouvoir infléchissent actuellement leur doctrine antimigration dans la direction d’une menace d’un ‘grand remplacement’ qui mènerait à la guerre civile. »

La stigmatisation de l’islam ne constitue pas le seul point commun entre les partis nationalistes qui, par nature, défendent en priorité ce qu’ils estiment être les intérêts de leur propre pays. L’opposition entre élite et peuple, la préservation ou le retour à une identité perdue, la prééminence d’un homme fort – qui est parfois une femme – incarnant le peuple plus qu’il ne le représente sont d’autres traits d’union entre ces formations d’extrême droite.

Dans « Le grand enfumage », Hervé Le Bras relève par ailleurs « une affinité profonde entre la pratique des populistes et celle des technocrates ». Il illustre son propos par la nomination de Mario Draghi au poste de président du Conseil italien en février 2021 avec l’appui de la Ligue et du M5S. « Il est piquant de constater que deux mouvements populistes qui vouent aux gémonies les élites choisissent le technocrate le plus important de l’Union européenne », écrit le démographe. Cela s’explique, selon lui, par une opposition commune au pluralisme : « Pour les populistes, il ne peut exister d’alternatives parce que les solutions sont considérées comme simples et évidentes, pour les technocrates, il n’existe qu’une seule solution, celle qui optimise leur modèle et leurs calculs. »

L’Italie illustre une autre caractéristique de ces partis. Publié avant les législatives de septembre dernier, l’ouvrage n’aborde qu’en quelques phrases le parti de Giorgia Meloni, devenue entre-temps présidente du Conseil. Fratelli d’Italia, qui possède une filiation directe avec la formation fasciste fondée par Benito Mussolini, est « le seul parti populiste qui soit mieux implanté dans certains grands centres qu’à la campagne, particulièrement à Rome », constate Hervé Le Bras. « Cela tient en partie à une clientèle différente, plus urbaine car comprenant plus de salariés, tandis que les petits entrepreneurs et les artisans forment le groupe social le plus attiré par la Ligue », détaille-t-il. « Dans les années récentes, Fratelli d’Italia surgit et accroît actuellement son audience », note cependant le démographe. Il n’y a là rien de réellement exceptionnel, car depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la péninsule voit régulièrement apparaître de nouveaux partis d’extrême droite qui finissent le plus souvent par se fondre dans le paysage politique et être remplacés par d’autres.

Le phénomène n’est cependant pas propre à l’Italie, avance Hervé Le Bras : « Le parti populiste d’extrême droite tente de se rapprocher de la droite pour accroître sa base électorale et il participe dans certains cas à des coalitions gouvernementales localement ou nationalement (Italie, Autriche, Espagne). Il adoucit son discours et est associé à des mesures contraires à ses déclarations initiales. Survient alors un nouveau mouvement plus radical à sa droite qui l’évince à son tour et l’attraction du centre reprend… » Cette grille de lecture minimise néanmoins le risque de voir un parti d’extrême droite instaurer un régime totalitaire en Europe occidentale.

Hervé Le Bras différencie les formations actuelles de leurs ancêtres fascistes ou des groupuscules qui s’en réclament ouvertement. « En se débarrassant des immigrés, les populistes pensent revenir à un passé idyllique sans immigration alors que les totalitaristes sont braqués vers la construction d’un homme nouveau », écrit-il. Mais, prévient l’auteur, ces deux positions ne sont pas totalement antinomiques : « La logique des deux les entraîne à refuser le pluralisme. Les principes des deux ne sont pas non plus sans rapport. L’immigration joue pour le populisme, de façon faible et mal structurée, le rôle de la race pour le nazisme. »

Et le démographe de poser un constat plus inquiétant encore : « Les populistes d’extrême droite qui ne sont pas au pouvoir infléchissent actuellement leur doctrine antimigration dans la direction d’une menace d’un ‘grand remplacement’ qui mènerait à la guerre civile. Ils ne se réfugient plus seulement dans le passé, mais commencent à se projeter dans le futur, un futur aussi peu crédible et argumenté que leur discours sur l’immigration, mais qui l’englobe. » Le mensonge du « grand remplacement » relève bel et bien de ce grand enfumage dont parle Hervé Le Bras.

« Le grand enfumage », 
158 pages, éditions de l’Aube.

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