Plusieurs centaines de personnes ont été arrêtées et jugées pour leur participation aux récentes manifestations pro-européennes en Géorgie. Comme l’acteur Andro Chichinadze et l’activiste Gia Jvarsheishvili, elles font face à l’impunité policière et à une justice aux ordres du pouvoir.

Manifestation devant le parlemernt, à Tbilissi, ce dimanche 26 janvier. Les rassemblements s’y tiennent chaque soir à partir de 20 heures. (Photo : Clément Girardot)
« Mamou, tu es très mignon, mais n’oublie pas que tu parles à une personne innocente. » Ces mots écrits le 21 janvier au stylo-bille sur une feuille sont signés par l’acteur Andro Chichinadze, 28 ans, qui est incarcéré à la prison de Gldani, en périphérie de la capitale géorgienne Tbilissi. Il s’adresse à Mamouka Mdinaradze, député du parti Rêve Géorgien et chef de la majorité parlementaire qui suggérait de l’aider s’il reconnaissait sa culpabilité.
Andro Chichinadze, un des comédiens les plus en vue de la nouvelle génération, est incarcéré depuis le 5 décembre. « Ils sont venus l’arrêter chez lui. Une femme a prétexté être une employée de la compagnie de gaz pour qu’il ouvre la porte et ensuite un groupe de policiers est rentré pour lui poser quelques questions et l’ont embarqué », raconte son amie, la comédienne Ananano Makharadze. « Ils n’ont aucune preuve contre lui, il n’a jamais rien fait de violent. C’est difficile de comprendre pourquoi ils l’ont arrêté, c’est un acteur et il est célèbre, mais les autres raisons sont un mystère. »
Il est actuellement l’un des prisonniers politiques les plus connus du pays avec la journaliste Mzia Amaglobeli qui est en grève de la faim depuis le 12 janvier. Le jeune acteur risque jusqu’à neuf ans de prison pour des faits de « violence en groupe », après avoir participé aux manifestations pro-européennes qui secouent quotidiennement la Géorgie depuis le 28 novembre, date à laquelle le premier ministre, Irakli Kobakhidze, a annoncé la suspension pour quatre ans des négociations d’adhésion avec l’Union européenne.
Autoritarisme et dérive pro-russe
Suite au déclenchement de la guerre en Ukraine, la Géorgie avait pourtant déposé un dossier de candidature et reçu en décembre 2023 le statut de pays candidat, une première pour une nation du Caucase. Mais, en parallèle, la politique du gouvernement du parti Rêve Géorgien, au pouvoir depuis 2012, s’est éloignée de plus en plus de son orientation traditionnellement pro-occidentale pour s’aligner sur Moscou.
Les motivations sont multiples. Au niveau économique, des hommes d’affaires proches des autorités bénéficient des flux commerciaux permettant de contourner les sanctions occidentales. Au niveau politique, une relation plus proche avec la Russie permet au Rêve Géorgien de se dédouaner de ses obligations constitutionnelles (1) et démocratiques. Ce tournant autoritaire s’est matérialisé dans l’organisation des élections législatives du 26 octobre 2024, marquées par des fraudes massives.
Les sondages étaient pourtant favorables aux quatre coalitions pro-européennes qui s’étaient engagées à former un gouvernement en cas de victoire et semblaient portées par la dynamique des grandes manifestations du printemps contre la loi stigmatisant les ONG comme des « agents de l’étranger ». Mais les résultats officiels – toujours non reconnus par l’Union européenne ou les États-Unis – donnent la victoire au Rêve Géorgien avec 54 % des voix.
Abasourdis par ce revers, les forces d’opposition et les citoyens semblent d’abord incapables d’organiser une riposte, jusqu’à l’annonce surprise du 28 novembre. « Cette déclaration fait partie d’un plan visant à détériorer la situation pour accentuer la répression et soumettre le pays à un contrôle total », décrypte Hans Gutbrod, professeur d’analyse politique à l’Université Ilia de Tbilissi.
Une répression massive et planifiée
Le régime du Rêve Géorgien, dominé par l’oligarque Bidzina Ivanichvili, semble alors miser sur une réaction violente des manifestant·es pour légitimer la répression. Si les protestations sont, dans les premiers jours, marquées par un usage important de feux d’artifices, les violences policières sont bien plus notables : tabassage de manifestant·es, usage disproportionné de gaz lacrymogènes, arrestations illégales. Certains éléments criminels apparaissent même en marge des rassemblements pour agresser des journalistes ou des citoyens, avec la complicité des forces de l’ordre.
Le pouvoir pense alors pouvoir refermer cette séquence en interdisant la vente de feux d’artifice et de masques de protection, et en arrêtant quelques boucs émissaires : des leaders de l’opposition et aussi quelques personnalités publiques, dont l’acteur Andro Chichinadze le 5 décembre.
Quelques jours auparavant, le 1er décembre, l’activiste Gia Jvarsheishvili, 44 ans, est appréhendé lors d’une manifestation près du parlement. Grand, il porte des cheveux longs et une barbe, sa silhouette est facilement reconnaissable dans la foule. « Il a aussi été arrêté car il portait autour de lui un drapeau géorgien », soutient son avocate Ilona Diasamidze.
Son récit concorde avec celui de nombreuses autres personnes arrêtées. « Ils ont commencé par m’insulter et me menacer de viol », se souvient Gia. Il passe ensuite entre deux rangées de policiers qui le frappent et il est tabassé encore plus violemment dans une voiture, si bien qu’il est directement amené à l’hôpital et non en garde à vue. D’autres témoignages rapportent plutôt des passages à tabac et des humiliations organisés dans des minibus, une méthode déjà utilisée pour réprimer les opposants en Biélorussie (2).
Si les arrestations et les violences ont ensuite continué à un rythme moins soutenu, le bilan de la première semaine de contestation est très lourd pour un pays de 3,7 millions d’habitants : près de 500 individus ont été arrêtés dont plus de 300 ont été soumis à des violences, au moins 80 victimes ont dû être hospitalisées. « Ce ne sont pas juste des tabassages, ces violences peuvent être caractérisées de mauvais traitements ou même de torture », affirme Mari Kapanadze, une avocate qui coordonne l’assistance légale aux personnes arrêtées. « Nous voyons que la police sort complètement du cadre de la loi, les agents suivent des ordres de leurs supérieurs dont le but est de terroriser les manifestants et de les dissuader de sortir à nouveau dans la rue. »
Gia Jvarsheishvili a eu deux côtes cassées, un tendon abîmé et des hématomes sur le visage. « J’ai dû porter une attelle à la jambe pendant plusieurs semaines et j’ai des difficultés pour porter des objets lourds », affirme l’activiste qui a été interpellé, tabassé et hospitalisé de nouveau le 11 janvier dernier. Des vidéos circulant sur les réseaux sociaux le montrent au sol en train d’être immobilisé par des policiers sur la principale avenue de Tbilissi.
Justice aux ordres
Cet instructeur pour l’autonomie des personnes déficientes visuelles attend donc un second procès le 6 février prochain après avoir été condamné à 2.200 laris (730 euros) d’amende pour avoir désobéi aux ordres de la police. Il comparaît cette fois en vertu des articles 166 (vandalisme mineur) et 173 (refus d’obéir à une demande légitime de la police et/ou insulte envers un policier) du Code des infractions administratives.
« Lors du premier procès, la cour n’avait aucune preuve réelle, aucun document montrant les conditions de son arrestation. Deux policiers sont venus témoigner mais Gia ne les a jamais vus », assure son avocate Ilona Diasamidze. « Ce n’est pas un cas isolé, le système judiciaire fonctionne malheureusement ainsi maintenant. »
Les juges prennent leurs décisions sur la base de faux témoignages des forces de l’ordre alors qu’aucune enquête n’a été ouverte au sujet des violences policières, pourtant largement documentées. Le ministre de l’Intérieur, Vakhtang Gomelauri, ancien garde du corps du milliardaire Bidzina Ivanichvili, a même été promu au rang de vice-premier ministre, en dépit des sanctions adoptées par les États-Unis et le Royaume-Uni en réaction à sa responsabilité dans la répression.
Dans les années suivant son arrivée au pouvoir en 2012, le Rêve Géorgien a maintenu une façade diplomatique pro-occidentale tout en priorisant une mise au pas de l’institution judiciaire qui est aujourd’hui quasi-totalement composée de juges loyaux qui suivent des directives politiques. Les observateurs parlent de « clan judiciaire » pour désigner les juges les plus haut placés qui sont directement affiliés à Bidzina Ivanichvili. « La capture remonte jusqu’à la cour constitutionnelle qui a validé les actions usurpatoires du régime, allant des élections frauduleuses du 26 octobre jusqu’à celle d’un soi-disant président le 14 décembre », affirme le juriste Davit Zedelashvili.
Un combat existentiel
L’accession de l’ancien footballeur Mikheil Kavelachvili à la fonction présidentielle, dont les pouvoirs sont largement symboliques, marque toutefois la prise de contrôle de la dernière institution indépendante du pays. La présidente sortante, la pro-européenne Salomé Zourabichvili, entend rester la présidente légitime du pays jusqu’à la tenue d’élections libres et transparentes et, à ce titre, continue de rencontrer des responsables politiques étrangers, dont Emmanuel Macron, le 26 janvier dernier.
Elle réclame aussi la libération des détenu·es politiques, qui sont au nombre d’une quarantaine d’après un décompte de l’opposition. Des personnes arrêtées viennent déjà d’être condamnées pour des faits remontant aux manifestations du printemps. C’est le cas de Pridon Bubuteishvili, 20 ans, qui a été condamné à cinq ans de détention pour avoir endommagé une décoration métallique du portail du parlement et jeté une pierre sur un policier.
Une audience du procès concernant Andro Chichinadze et 10 autres inculpés s’est déroulée le 10 janvier dernier. L’acteur prend alors brièvement la parole : « C’est un processus tellement étrange, je n’arrive pas du tout à le comprendre. Cela m’a rappelé Josef K., le personnage de Kafka, qui subit un procès sans jamais comprendre ce qui lui arrive. »
Cette référence littéraire fait le tour des réseaux sociaux, illustrant l’absurdité des poursuites judiciaires à l’encontre des manifestants. « L’affaire est entièrement motivée par des considérations politiques. Si l’on examine la question d’un point de vue purement juridique, Andro ne devrait pas passer une seule seconde en prison car il n’y a aucun risque qu’il interfère avec l’enquête », affirme son avocat, Tornike Migineishvili.
Le 10 janvier, le juge décide de maintenir les coaccusés en détention préventive et d’ajourner le procès au 5 mars pour permettre aux enquêteurs de poursuivre leur travail, mais il est fort possible que celui-ci soit une nouvelle fois repoussé. « Nous démontrerons lors du procès grâce à des preuves et des témoignages que les seuls à avoir été violents et à avoir attaqué des personnes en groupe sont les membres des forces de l’ordre », continue l’avocat.
Gia Jvarsheishvili et Andro Chichinadze sont devenus les visages de l’injustice du régime du Rêve Géorgien, et d’un combat qui concerne non seulement le futur européen de la Géorgie, mais aussi la résistance contre l’établissement d’une dictature. Depuis les élections frauduleuses du 26 octobre, beaucoup de manifestantes et manifestants ont le sentiment qu’il s’agit dorénavant d’un combat existentiel pour maintenir l’indépendance de leur pays face à la Russie. « Vaincre est crucial, car l’alternative est un retour à l’Union soviétique. Comme le dit un poème : Tbilisi ne sera pas réduite au silence », lance Gia Jvarsheishvili.