Alors que l’armée russe a lancé une nouvelle offensive dans la région de Kharkiv, la Chambre de commerce du Luxembourg a accueilli un forum international dédié à la reconstruction de l’Ukraine, le 21 mai. Des représentants de l’Ukraine et de banques de développement ont tenté d’attirer des investisseurs privés vers l’économie ukrainienne.
« Les aspirations démocratiques et européennes de l’Ukraine sont victimes de l’autocrate Vladimir Poutine », a affirmé Marc Angel, vice-président du Parlement européen, en ouverture d’un forum destiné à attirer des investisseurs vers l’économie ukrainienne. Il s’agit du second événement de ce type organisé par la Chambre de commerce Luxembourg – Ukraine depuis l’invasion russe. « L’Union européenne soutient l’Ukraine : en février, elle a voté un budget de 50 milliards d’euros pour la soutenir », a indiqué l’élu socialiste luxembourgeois. Il a rappelé la future conférence sur la reconstruction de l’Ukraine, qui doit avoir lieu à Berlin en juin. Au rang des symboles, Yurii Zarko, maire de Bilopillya, une commune située à une dizaine de kilomètres de la frontière russe, a offert à Marc Angel un talisman du musée folklorique de sa ville, précisant qu’il avait survécu à l’occupation du bourg par l’armée russe en 2022.
Prenant ensuite la parole, l’eurodéputée du CSV Isabel Wiseler-Lima a, pour sa part, estimé que les Européen·nes ont été naïf·ves de coopérer avec des pays autoritaires comme la Russie et la Chine. Entrant directement dans le vif du sujet, l’ambassadeur ukrainien auprès de l’Union européenne, Vsevolod Chentsov, a soutenu que l’Ukraine peut devenir la source d’énergie qui fait défaut aux pays européens depuis la fin des importations de gaz russe : « La production agricole peut fournir la biomasse nécessaire à la production de gaz pour l’Europe. »
Cependant, avant d’accomplir de tels objectifs, l’Ukraine devra faire face à de nombreux défis. Ainsi, Maxim Kushnir, vice-ministre aux Anciens combattants, a rappelé qu’il faudra réintégrer des milliers de soldats au sein de l’économie. La vice-ministre ukrainienne des Finances, Olga Zykova, a, de son côté, assuré que « l’Ukraine accomplit les réformes nécessaires pour obtenir les fonds de l’UE », au profit de son budget. Elle a néanmoins ajouté que « des armes sont nécessaires pour que l’armée russe ne détruise pas les infrastructures nécessaires permettant à l’économie ukrainienne de ne pas dépendre de la seule aide internationale ». Une allusion claire au retard de livraison d’armes américaines.
Tout en saluant des avancées, Gabriel Blanc, de la Commission européenne, a toutefois dit que des progrès restent à accomplir sur les sujets de l’État de droit, de la lutte anti-corruption et des réformes de l’administration publique. Interrogé par le woxx, Gabriel Blanc a assuré que « les réformes de l’administration publique ne devraient pas entraîner de licenciements. Au contraire, il manque des employés publics à cause des départs à l’étranger et de la mobilisation militaire. » Il a également déclaré que les réformes conditionnent l’application de l’accord de libre-échange UE-Ukraine de 2016. Depuis l’occupation des ports ukrainiens, les exportations de produits agricoles ukrainiens transitent par l’UE. Mais plusieurs pays d’Europe centrale ont cessé ce transit pour protéger leur propre secteur agricole.
Les tensions linguistiques s’estompent
Andrii Sysoev, représentant d’un groupe de financiers ukrainiens, a raconté que le secteur privé a été divisé par deux en deux années de guerre : « Le rôle de l’État dans l’économie est aujourd’hui prépondérant. Nous sommes dans une économie de guerre ». Il a présenté une carte du risque des assurances pour les entreprises en Ukraine. Seul le quart ouest du pays offre un risque « modéré ». Iana, originaire du sud de l’Ukraine, a cité le cas d’Odessa, où « la guerre a fait disparaître de grandes entreprises occidentales. Beaucoup de personnes ont fui la ville. Mais beaucoup d’autres, originaires des régions proches du front ou des territoires occupés, sont venues vivre à Odessa. Cela maintient un dynamisme économique. Une amie a déjà ouvert deux cafés ».
Présidente de la Chambre de commerce Luxembourg – Ukraine, Evgenia Paliy, a livré des précisions sur ces mouvements de population : « Beaucoup de personnes de l’est de l’Ukraine viennent dans la partie ouest du pays. Ils savent que vivre en Europe n’est pas facile sans expérience à l’étranger. Avec la guerre, les tensions linguistiques (entre ukrainophones et russophones, ndlr) se sont estompées. Avec ces nouveaux habitants, le renouveau de l’économie ukrainienne peut commencer dans ces régions éloignées du front ». Selon l’Organisation mondiale des migrations, il y avait 3,6 millions de déplacés à l’intérieur de l’Ukraine, en décembre 2023, et quelque 6 millions d’Ukrainiens avaient quitté le pays.
Représentant Clearstream, Jan Willems, a jugé que la place financière du Luxembourg peut participer à la reconstruction de l’économie ukrainienne : « L’idéal serait que des fonds de pension étrangers investissent en Ukraine. La Bourse de Luxembourg a l’expérience de ce type d’activité commerciale. Cependant, il est nécessaire que le gouvernement luxembourgeois participe à la coordination de cette politique économique et l’agence Luxembourg for Finance serait idéale pour promouvoir le rôle de la place financière ». Ce manque de coordination a également été déploré par Rafal Rybacki, de la BEI, tandis que, face au woxx, Evgenia Paliy a regretté l’absence de députés et de membres du gouvernement. En 2023, le premier-ministre Xavier Bettel avait participé au forum et Luc Frieden était présent en sa qualité de président de la Chambre de commerce.
BlackRock en sauveur !
Dès décembre 2022, le CEO de BlackRock, Larry Fink, et Volodymyr Zelensky, s’étaient accordés pour que le gestionnaire d’actifs conseille le gouvernement dans sa recherche de fonds. Le coût de la reconstruction de l’Ukraine a été estimé à près de 486 milliards de dollars par la Banque mondiale. En mars dernier, Philipp Hildebrand, vice-président de BlackRock, avait proposé que le Luxembourg héberge le Fonds de développement de l’Ukraine, d’une valeur de 2 milliards de dollars. Lors du forum du 21 mai, Orest Tokač, de la Commission européenne, a jugé positivement l’intérêt de gestionnaires d’actifs comme BlackRock pour l’Ukraine. Cependant, des membres du public ont averti qu’il était probable que de nouveaux oligarques apparaissent en Ukraine après la guerre.
Ronald Dofing, l’ambassadeur luxembourgeois accrédité en Ukraine, a rappelé que le grand-duché a versé 700 millions d’euros d’aide à l’Ukraine, dont 200 millions d’aide militaire. Il a également souligné la coopération du Luxembourg avec l’Estonie et la République Tchèque en faveur de Kiev. Une coopération illustrée, en février dernier, par la visite au Luxembourg, du président tchèque, Petr Pavel. Maria Gorbatova, du ministère tchèque de l’Industrie et du Commerce, a expliqué que son gouvernement a affecté un diplomate à la seule recherche de fonds auprès de banques de développement pour financer la reconstruction en Ukraine.
Le secteur luxembourgeois de la défense était également présent au forum avec Mathias Link, de l’Agence spatiale luxembourgeoise, et Pascal Steichen, de la Luxembourg House of Cybersecurity. Ce dernier a souligné la difficulté de négocier un traité qui définit le droit de la cyberguerre au sein de l’ONU.
Des élus locaux démunis
C’est face à une salle clairsemée, en fin d’après-midi, que les maires des communes ukrainiennes ont exposé leurs projets de reconstruction et les problèmes bien concrets auxquels ils font face. Tatiana Stolyarenko, de Kharkiv, a présenté un projet d’une administration communale construite sous terre pour la protéger des bombardements. Artem Semenikhin, maire de la ville de Konotop dans la région de Soumy, veut faire reconstruire la station d’épuration communale, détruite au début de l’invasion. Mais le lendemain, on apprenait qu’un missile russe avait touché les installations électriques de sa commune.
Marharyta Bondiareva, conseillère aux affaires internationales de la commune de Borodinaka, près de Kiev, témoigne pour le woxx des difficultés des élus locaux : « Nous voyons que la communauté internationale passe à autre chose. Il y a de nouveaux conflits dans le monde. Nous devons accepter l’aide que nous recevons, même si elle est conditionnelle. Il est difficile pour les communes de travailler avec des donateurs internationaux car les procédures sont différentes et une connaissance de l’anglais est souvent nécessaire. Des maires sont révoqués par leurs conseils communaux car ils ne peuvent pas entamer la reconstruction. Dans notre commune, nous avons reconstruit l’école avec des fonds lituaniens. Nous y avons ajouté un abri sous-terrain pour que les élèves et les professeurs puissent se réfugier en cas de bombardement. L’abri protège même des résidus radioactifs d’une attaque nucléaire… »
Tout au long de la conférence, les intervenants auront régulièrement rappelé et salué la résilience du peuple ukrainien. Mais l’Ukraine peut-elle seulement s’en satisfaire ? Le sommet du G7, en juin, devrait notamment porter sur un prêt pour l’Ukraine appuyé sur les avoirs souverains russes bloqués par les sanctions internationales. Un sommet pour la paix en Ukraine devrait aussi avoir lieu en Suisse, en présence de plus de cinquante pays. La Chine, partenaire de la Russie, n’a pas confirmé sa venue.
Le forum qui s’est déroulé à Luxembourg dessine une Ukraine réduite à sa partie occidentale, où vivrait la population déplacée. L’économie serait dédiée à la production d’armements et les infrastructures s’adapteraient à la menace de la Russie. L’expertise militaire acquise pendant la guerre serait le moteur des exportations ukrainiennes. Les entrepreneurs ne voudront y voir qu’une opportunité d’investissement. Mais peut-être à la seule condition que les donateurs publics assument les risques. Un vrai jeu de poker.
Un invité inattendu
Dans le public du forum du 21 mai, un invité n’est pas passé inaperçu : il s’agit de l’ancien ministre socialiste Etienne Schneider, par ailleurs ancien administrateur de l’entreprise russe Sistema. Il « a été invité pour sa connaissance de l’industrie spatiale », explique, au woxx, Evgenia Paliy, présidente de la Chambre de commerce Luxembourg – Ukraine. Pour rappel, le projet de satellite d’observation LUXEOSys qu’Etienne Schneider avait initié, avait été épinglé par la Cour des comptes pour ses dérapages budgétaires, ce qui lui avait valu une convocation à la Chambre des députés.