Initiative humanitaire : La communauté du skate 
se serre les coudes

En temps de guerre, arpenter les rues en skate sert d’exutoire. Pourtant, les skateurs-euses ukrainien-nes sont en manque de matériel. Des volontaires du skatepark Gleis D de Hanovre, accompagnés du fondateur de l’ONG Share a Bike Share a Smile, ont acheminé à Lviv par convoi humanitaire des équipements nécessaires pour aider les jeunes à s’évader du quotidien.

Vue du coffre du van de Gabriel pour effectuer la Mission Cargo. Berlin, Allemagne – 8.8.2022 (Photos : Thomas Girondel)

La guerre en Ukraine a forcé des millions de citoyen-nes à l’exil. Beaucoup de déplacé-es ont trouvé refuge à Lviv. Malgré des bombardements, la ville, située à l’ouest du pays et à 70 kilomètres de la Pologne, est devenue un point de passage pour celles et ceux qui veulent fuir la guerre et s’y installer temporairement. Cette « capitale de l’ouest », qui comptait 700.000 habitant-es en temps de paix, a vu sa population augmenter de 30 pour cent depuis le 24 février.

Pendant la guerre, faire du sport fait office de bouffée d’oxygène. La pratique du skateboard n’échappe pas à la règle pour les Ukrainien-nes et les habitant-es de Lviv. Pourtant, cette culture urbaine souffre de ruptures d’approvisionnement en raison de la difficulté d’acheminer du matériel depuis les pays occidentaux. Ainsi, les skateurs-euses, d’origine locale ou réfugié-es, peuvent difficilement oublier, pendant un temps, le conflit en se concentrant sur leur passion.

Soucieux du bien-être des victimes d’une guerre inhumaine, Tim Löbel et Simon Hehner, pratiquants de BMX et membres du skatepark Gleis D de Hanovre, sont déjà à l’origine, avec le skateur professionnel ukrainien Yurii Korotun, d’une offre de cours de skateboard aux jeunes réfugié-es ukrainien-nes en exil en Basse-Saxe. Mais c’est en rencontrant Gabriel Goldsack, « rider » BMX et président de l’ONG Share a Bike Share a Smile, que cette solidarité sans frontières a pris une tout autre dimension.

Désireux de venir aider les jeunes dans le besoin, ces passionnés ont planifié un convoi humanitaire en direction de Lviv surnommé « Mission Cargo ». Pour financer ce périple en van, une collecte de fonds et une compétition de skateboard et de BMX ont été organisées le 5 août au skatepark Gleis D. Trois jours plus tard, les volontaires, ayant récolté 1.000 euros, se donnaient rendez-vous à Berlin pour récupérer le matériel et prendre la route pour l’Ukraine.

Au milieu des skateboards, Yurii s’enthousiasme à l’idée que la scène de Lviv pourra enfin rouler avec des planches renouvelées, offertes par des sponsors et des riders allemand-es. Au total, 74 skateboards, 9 BMX et des pièces détachées sont prêts à être acheminés. Ému, il s’empresse de prendre des photos du convoi et de les envoyer à ses amis de Lviv. Mais, en exil depuis le 12 février, il ne peut participer à la mission : en raison de la loi martiale, les gardes-frontières pourraient lui interdire de quitter son pays et l’enrôler dans l’armée.

J’embarque dans le van, car les volontaires ont besoin de quelqu’un qui connaît le territoire et les codes d’un pays en guerre. L’ambiance est détendue en traversant la Pologne, cela ressemble à un road trip. Malgré cette légèreté, l’équipe s’informe sur l’occupation russe de la centrale nucléaire de Zaporijia. Mais personne n’évoque la possibilité de raids aériens sur Lviv. Ayant été témoin du début du conflit à Donetsk en 2014, ayant pris en compte les frappes russes aléatoires, j’ai dans mon sac des kits de survie et conditionne l’équipe à se préparer au pire.

630 kilomètres plus loin, nous arrivons au bord d’un lac, près de Cracovie, pour poser nos tentes. Après une courte nuit, nous nous réveillons en planifiant notre arrivée. La frontière est à 320 kilomètres. Simon est inquiet d’un probable contrôle militaire à la frontière. L’ambiance road trip laisse place aux bons comportements à adopter.

Près de l’Ukraine, l’autoroute A4 menant au poste-frontière de Korczowa-Krakowiec est déserte. L’atmosphère est pesante : nous ne croisons aucune voiture. Nous faisons une dernière halte sur une aire de repos, où nous garons le van au milieu des camions humanitaires du Programme alimentaire mondial des Nations unies.

Alors que Simon s’isole, pendant que Tim et Gabriel contactent leurs proches, je découvre sur le bitume des objets personnels de familles ukrainiennes, traces de mois d’exils et de départs précipités.

L’insouciance de Lviv : une illusion

Après une heure d’attente à la frontière, un militaire nous demande d’avancer le van. J’explique à Gabriel que citer « Slava Ukraini, heroyam slava » (« Gloire à l’Ukraine, gloire aux héros ») est une sorte de passe-droit ukrainien. Lorsque l’homme à la kalachnikov nous interroge, Gabriel le regarde en commençant ladite phrase, que le soldat s’empresse de terminer. Il contrôle nos passeports et nous souhaite bon courage. Les volontaires sont anxieux. Après 70 kilomètres d’une campagne paisible et plusieurs checkpoints où les cocktails Molotov, renommés « Bandera smoothies » (en hommage au politicien ukrainien controversé Stepan Bandera) s’empilent, nous arrivons à Lviv la nuit.

Au réveil, nous rejoignons les skateurs et réservistes Vitalii et Mykhailo, fondateurs des associations Lviv Skateboarding et SkateUkraine, ainsi que Taras, gérant du magasin Bike Stuff, que Gabriel avait contacté. Yurii, qui s’est occupé de la logistique du convoi, avait planifié notre rencontre avec ses amis. L’équipe découvre ensuite Lviv et tombe sous le charme d’un lieu qui a échappé aux offensives russes.

Dans le van garé près de la station-service, Tim et Gabriel localisent avec leurs téléphones portables un endroit adéquat pour faire du camping sauvage, loin des habitations, avant de reprendre la route le lendemain matin. Kobylice, Pologne – 8.8.2022

Connaissant la ville, je suis surpris de l’ambiance légère qui y règne. Les citoyen-nes vaquent à leurs occupations estivales, les commerçant-es ont le sourire et les enfants jouent dans les parcs. On oublierait presque que le pays est en guerre. Mais à y regarder de plus près, les soldat-es patrouillent régulièrement, les abris antibombes sont disséminés dans les parcs, les couleurs noir et rouge du parti nationaliste et groupe paramilitaire Pravyi Sektor sont omniprésentes, un couvre-feu est instauré de 23h à 6h, et la veille les sirènes des raids aériens ont résonné en périphérie : l’insouciance de Lviv est une illusion.

En fin de matinée, nous nous rendons au square Stepan Bandera pour distribuer le matériel. Cette place est le meilleur spot en marbre pour skater à Lviv. De nombreux jeunes ont des planches en mauvais état mais gardent le sourire. Parmi eux, des skateurs-euses aux visages marqués originaires, entre autres, de Kharkiv, Donetsk et Izioum. Ils et elles sont venus s’installer à Lviv après avoir fui leurs villes. Accueilli-es à bras ouverts, ils et elles font désormais partie de la scène locale, telle une seconde famille et signe de l’esprit communautaire de cette culture.

La Mission Cargo entame la distribution des planches aux jeunes. 30 pour cent du matériel sera donné localement, Vitalii se chargera ensuite d’envoyer la majorité du matériel aux skateurs-euses de Zaporijia, Mykolaiv et Melitopol, qui roulent sous occupation ou sous la menace des offensives comme à Kharkiv. Là-bas, les skateurs-euses de la communauté sont respecté-es : ils et elles skatent, mais sans écouteurs, pour être à l’écoute du « son russe » (les raids aériens), selon Mykhailo.

Évacuer le stress en skatant

Les personnes locales présentes viennent nous remercier, car skater leur permet d’échapper à la réalité et d’évacuer le stress engrangé depuis des mois. Certain-es souffrent de traumas, comme Mykhailo, qui, après avoir découvert avec son bataillon le massacre de Boutcha, a été blessé au front. « Un tournant » qui l’a fait fuir de Kiev.

Vitalii m’explique que sa passion devenait populaire jusqu’à ce que les bombes « détruisent les spots ». Il considère désormais ses liens moscovites comme des « ennemis ». En effet, la communauté russo-ukrainienne de skateboard, auparavant unie, ne dialogue plus, car « les riders russes soutiennent l’opération spéciale ». Pour Dima, 18 ans, de l’oblast de Donetsk, c’est un déchirement. Pour Rostislav, local de 17 ans, un mal pour un bien. Mykhailo me fait part de sa frustration vis-à-vis des meilleurs skateurs comme Yurii qui sont partis en Europe. Mais il admet qu’en contrepartie ces derniers collectent des fonds et collaborent avec des marques de skateboard pour aider celles et ceux qui sont restés au pays.

Fiers de cet acte humanitaire, les volontaires se baladent une dernière fois en ville. Au milieu de badauds dégustant des glaces, il est difficile de se croire dans un pays en guerre. Mais une exposition à ciel ouvert de tanks russes détruits par l’armée ukrainienne nous rappelle que le pays se bat pour la liberté. Vitalii et Mykhailo, reconnaissants de l’initiative, nous invitent au restaurant avant que nous rentrions en Allemagne, 24 heures après notre arrivée à Lviv.

Nous espérons que Mykhailo ne sera pas de nouveau appelé par son bataillon et qu’il se concentrera, comme Vitalii, sur le développement de sa communauté. Après nous être fait indiquer une route pour rejoindre la Pologne, nous quittons exténués Lviv avant le couvre-feu. 65 kilomètres plus tard, nous sommes bloqués à un checkpoint de l’armée ukrainienne.

Nous attendons environ cinq heures la levée du barrage. Entre mélancolie et sentiment du devoir accompli, l’équipe patiente dans une confusion entretenue par les soldats à la recherche de déserteurs. Nous évoquons les skateurs-euses rencontré-es, qui imaginent déjà l’après-guerre, en s’adonnant, pour l’heure, corps et âme au skate qui les a soudé-es, telle une victoire déjà acquise contre les atrocités commises par la Russie.


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