Inondations dans l’est de la Libye : À Derna, la catastrophe après la tempête Daniel

Cette ville de l’Est libyen a été durement touchée par la tempête Daniel dans la nuit du 10 au 11 septembre. Dans un contexte de chaos politique, la reconstruction s’annonce difficile.

Rajab Miled Habib, à Derna, sur les lieux où se trouvait son immeuble. (Photo : Maryline Dumas)

« J’ai cru que c’était la fin du monde », raconte Rajab Miled Habib avant de préciser : « Tous mes voisins sont morts. » En cette fin septembre, plus de 15 jours après le passage du cyclone subtropical méditerranéen Daniel qui a ravagé un quart de Derna, située à quelque 250 km à l’est de Benghazi, seconde ville libyenne, le quadragénaire ne se remet toujours pas de la violence de cette tempête. Pour l’heure, le bilan reste vague. Fin septembre, les autorités locales ont évoqué le chiffre de 3.800 morts. Les Nations unies et le Croissant-Rouge libyen évoquent plus de 11.000 décès.

« Avec ma famille, nous avons dû monter tout en haut de notre immeuble. L’eau a atteint le même niveau que le cinquième étage. Nous avons dû passer sur le toit de l’immeuble d’à côté », raconte ce père de deux garçons d’un an et demi. Tous ses voisins sont morts. Rajab Miled Habib, lui, revient chaque jour sur les lieux, comme pour essayer de réaliser. Cela reste pourtant difficile, tant les scènes qu’il décrit sont inimaginables. L’ensemble de l’immeuble dont il était propriétaire a disparu. Seule trace de cette vie passée : un morceau de mur d’une trentaine de centimètres portant quelques mosaïques de salle de bains. « J’ai vu un appartement entier emporté par les eaux. Il a flotté jusqu’à la mer », raconte Rajab Miled Habib, dont l’immeuble se situe à quelques mètres de la Méditerranée et du wadi Derna, cette rivière qui descendait du djebel Akhdar, plateau montagneux culminant à 900 mètres d’altitude, pour se jeter dans la mer.

C’est autour du wadi Derna que se concentrent les dégâts les plus importants. En effet, c’est par là que sont arrivés plusieurs millions de mètres cubes d’eau, libérés par deux barrages en amont qui ont cédé face à la pression des pluies torrentielles dans la nuit du 10 au 11 septembre. Nour vivait un kilomètre plus loin : « Nous avons entendu une explosion immense vers 4 heures du matin. Puis on a vu de l’eau », explique l’homme qui habitait à un kilomètre du wadi Derna et dont la maison, certes inondée, est encore debout. Rajab Miled Habib montre, à quelques mètres de ce qui était son immeuble, des pans de béton : « Ce sont les restes d’un des deux barrages, ils sont venus jusqu’ici. »

Une ville marginalisée

Le premier barrage, celui d’Abou Mansour, situé en amont de la ville à 13 km, pouvait retenir jusqu’à 22 millions de mètres cubes. Lorsqu’il a cédé, celui d’Al Bilad, à un kilomètre de la ville côtière, n’a pas résisté. Construits en 1970, tous deux présentaient des fissures dès 1998 et n’avaient pas été entretenus depuis 2002, selon les premières déclarations du procureur libyen Seddik al-Sour.

De quoi attiser la colère des habitants de Derna, qui ont organisé une manifestation le 18 septembre à laquelle quelques centaines de personnes ont participé. Leurs slogans s’en prenaient particulièrement à Aguilah Saleh, président de la Chambre des représentants, parlement reconnu par la communauté internationale et basé dans l’Est. Un communiqué a été publié, demandant une enquête et des poursuites contre « tous ceux qui ont contribué, par négligence ou corruption, à ce désastre ».

Dans leur communiqué, les habitants de Derna rappellent : « Aujourd’hui, alors que nous nous trouvons au milieu des ruines de notre ville affligée, autrefois réputée pour son savoir, sa culture et sa littérature, nous nous souvenons des injustices qu’elle a endurées durant plus de six décennies. Derna est devenue un symbole d’oppression. » La ville a été marginalisée sous le régime de Kadhafi (1969-2011) car elle accueillait des opposants islamistes. Après la révolution, en 2014, elle a été le premier fief du groupe État islamique en Libye. Celui-ci a été chassé définitivement en 2016 par le Conseil de la Choura des moudjahidines, un groupe islamiste local plus ou moins accepté par les habitants, qui retrouvent ainsi un semblant de calme. Parallèlement, Khalifa Haftar s’est attaqué, en 2014, à Benghazi, la capitale de la Cyrénaïque, région orientale libyenne, pour la « nettoyer » des islamistes. Depuis 2012, les sécuritaires, militants et politiques y étaient visés par des attentats terroristes. Le militaire à la retraite prend alors cette décision sans l’approbation du gouvernement en place, à Tripoli. Son action conduit à une scission des autorités politiques. Depuis 2014, excepté une réunification éphémère d’un an en 2021-2022, la Libye est ainsi divisée en deux gouvernements, l’un reconnu par la communauté internationale à Tripoli et l’autre, basé à Benghazi, qui collabore avec le maréchal Haftar. En 2018, alors que Derna échappe encore à son contrôle, celui-ci décide d’attaquer la ville. S’ensuivent huit mois de guerre. « Nous avons perdu 1.000 personnes dans ces combats et 1.500 de nos jeunes sont en prison, accusés de terrorisme par Haftar. Et maintenant, cette tempête… Nous sommes fatigués. Derna est morte », juge Gaith Shennib, Dernaoui d’origine et exilé à l’étranger.

Des aides venues du monde entier

À ce sentiment d’enchaîner les catastrophes, les habitants de Derna peuvent ajouter les difficultés de la répression. Au lendemain de leur manifestation du 18 septembre, les Forces armées arabes libyennes – agrégat de bataillons sous les ordres de Khalifa Haftar – ont coupé les réseaux de communication de la ville et demandé aux journalistes de quitter Derna. Ceux-ci ont pu y retourner quelques jours plus tard, mais sous escorte et avec pour consigne d’éviter toute question politique. « En Cyrénaïque, on peut dire la moitié de la vérité. Dire toute la vérité, c’est forcément mentir », explique un des auteurs du communiqué des habitants de Derna qui précise : « Critiquer les responsables politiques, c’est OK. Critiquer l’armée, c’est impossible. »

Face à la catastrophe, de nombreuses aides ont été envoyées. Dans les rues de Derna, les camions portant un drapeau étranger ou le symbole d’une ville libyenne pour afficher l’origine des aides étaient nombreux, fin septembre. Beaucoup se sont réjouis de voir que la Libye pouvait se montrer unie et solidaire : des Libyens de toutes les régions – y compris celles qui ne reconnaissent pas le maréchal Haftar – ont accouru prêter main-forte à Derna. Mais la mauvaise organisation et les produits non adaptés ont eu un effet limité.

« C’est désolant, on voit beaucoup d’aides arriver, mais il n’y a aucune information et aucune coordination. On ne sait jamais où trouver à manger, aucune annonce n’est faite avant une distribution. Je cherche aussi des vêtements », explique Mohamed [1], dont la maison a été détruite. Installé sur la corniche de Derna dix jours après la catastrophe, il espérait trouver du pain pour ses enfants. Le Croissant-Rouge libyen a conscience du problème. Dans son bureau de Benghazi, Zied Othman, responsable de la cellule Désastre, confirme ce constat : « Nous n’avons pas encore une image claire des besoins. Beaucoup d’aide arrive sans coordination. Il faut que nous arrivions à nous organiser. » À ses côtés, le Dr Oussama Sultan laisse également entendre que les aides reçues ne sont pas forcément appropriées aux besoins : « Nous recevons beaucoup de nourriture. Mais nous recherchons surtout, en ce moment, des affaires pour les personnes handicapées, comme des fauteuils roulants, ou pour les femmes et les enfants : produits d’hygiène, vêtements… »

Une enveloppe exceptionnelle de 10 milliards de dinars (1,9 milliard d’euros) pour la reconstruction a été votée par la Chambre des représentants (CdR) mi-septembre. « Mais le Haut Conseil d’État de Tripoli a refusé. Nous espérons que la récente réunification de la Banque centrale nous permette de débloquer ces fonds », explique Ibrahim Alzghid, élu benghaziote de la CdR. Le Haut Conseil d’État, chambre haute, a été créé en 2016 lors des accords de Skhirat, menés sous l’égide de l’ONU dans le but de réunifier les institutions libyennes, ce qui n’a pas fonctionné.

D’autres villes touchées

Derna n’est pas la seule touchée. Marj, Beida, Shahat, où se trouve le site archéologique de Cyrène (classé au patrimoine de l’Unesco), ont aussi leur lot de morts et de destructions. À Susah, des rubans jaunes balisent les zones où des corps pourraient encore se trouver. Autour des carrés de terre signalés, les engins s’activent pour déblayer les blocs de pierre charriés par l’eau depuis les collines environnantes. Amas de béton, poteaux électriques, canalisations éventrées, autant de vestiges d’un quartier aujourd’hui totalement rasé.

« L’eau est arrivée des djebels. Il y avait beaucoup de nouvelles constructions au pied de ces collines. Le problème est que les propriétaires ont construit sans autorisation et sans s’inquiéter des risques climatiques », explique le professeur Issa al-Naoum, membre du conseil municipal élu l’année dernière. Il estime que 20 % des habitations de la ville ont été détruites et 9 % endommagées sérieusement. Avec 22 morts et plusieurs dizaines de disparus pour 16.000 habitants, le bilan humain de Susah, qui a été coupée du monde pendant deux jours, aurait pu être plus catastrophique. D’autant que la population ne s’était pas du tout préparée. Une alerte avait été lancée le 10 septembre concernant un risque de tsunami. « Nous sommes tous allés à la plage pour voir la mer », explique Ibrahim Mohamed, dont la maison est à moins de 150 mètres de la Méditerranée. « Elle était calme. J’ai estimé qu’il n’était pas nécessaire d’évacuer la maison comme le demandaient les autorités. Je n’ai pas pensé que l’eau pouvait arriver des djebels. »

« Nous récupérons les corps 
à mains nues »

Le danger était dans leur dos. La pluie, qui tombait depuis plusieurs heures, a transformé sa rue en torrent, charriant des pierres. Ibrahim Mohamed avait eu du flair en construisant sa maison 20 ans plus tôt : il l’avait surélevée d’un mètre cinquante. Seuls quelques centimètres d’eau y ont pénétré. Juste à côté, celle de son fils aîné a été envahie jusqu’au plafond. Ibrahim Mohamed a recueilli plusieurs dizaines de personnes chez lui : « Les personnes qui ont été en danger sont celles qui sont sorties dans la rue ou qui n’avaient pas d’étage à leur maison. » El Kadhafi Saïed Ali a eu moins de chance. Mais il a pris des risques. Après avoir mis sa femme et ses plus jeunes enfants à l’abri chez un cousin, il est retourné chez lui avec ses deux aînés pour tenter de sauver quelques biens : « Lorsque l’eau est montée, nous avons repris la voiture. Mais au premier carrefour, un torrent est arrivé par la droite. La voiture commençait à être emportée, nous sommes sortis et sommes entrés dans la cour de notre voisin. Puis dans sa maison, car l’eau montait. Nous avons ensuite dû aller chez un autre voisin qui avait une maison avec des étages. » En cette chaude matinée de septembre, El Kadhafi Saïed Ali nettoie sa maison, les pieds nus couverts de boue : « J’ai perdu tous mes meubles. Et je ne sais pas si les fondations de ma maison, qui date de la colonisation italienne (1911-1943, ndlr), ont été fragilisées ou pas. Je suis hébergé pour quelques jours chez un ami, mais comment je vais faire ensuite ? » Le père de sept enfants n’a été contacté par aucun organisme étatique. En face de chez lui, dans la rue pleine de boue ocre où s’amoncellent les meubles, quelques hommes prennent le café à l’ombre de la carcasse d’un frigo : « Que voulez-vous ? La vie continue ! », lancent-ils aux passants surpris. « Nous nous en sortons bien », assure Issa al-Naoum, de la municipalité. « Les familles qui ont perdu leur maison sont logées chez leurs proches. Et le gouvernement reconstruira les bâtiments abîmés. »
 Taoufik al-Malla, lui, demande de l’aide tout de suite. Le chef des sauveteurs en mer désigne une vieille bouée rouge et blanche : « C’est tout ce qu’on a. Lorsqu’on repère un corps, on doit appeler les pêcheurs pour leur emprunter un bateau. Nous récupérons les corps à mains nues. Nous n’avons même pas de gants. » Sur la côte libyenne, des dizaines de corps sont encore repêchés chaque jour. Dans son bureau au toit en tôle, Taoufik al-Malla s’est assis devant une affiche du maréchal Haftar, chef de l’Armée nationale libyenne qui contrôle l’Est du pays : « Il n’y a que lui qui peut nous aider. Les militaires ont le pouvoir. Les responsables politiques ne servent à rien. »

[1] Le prénom a été modifié.
Maryline Dumas, basée à Tunis, suit l’actualité libyenne et nord-africaine pour le woxx.

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