Le gouvernement d’extrême droite de Georgia Meloni s’attaque à la liberté d’expression des enseignant·es. La guerre culturelle menée par la présidente du conseil italien sert aussi d’écran de fumée pour dissimuler la déliquescence d’un système éducatif privé de moyens depuis des décennies.

Giuseppe Valditara, le ministre de l’Éducation et du Mérite, issu du parti d’extrême droite Lega, a été comparé à l’étoile noire du film Star Wars par Christian Raimon, un enseignant et écrivain qui a été sanctionné pour sa déclaration. (Photo : Conseil européen/Wikki Common)
En novembre 2024, Christian Raimo, professeur de lycée, écrivain et collaborateur de plusieurs journaux, a été suspendu pendant trois mois, tandis que son salaire a été réduit de moitié. Cette mesure disciplinaire à son encontre a été prise après deux avertissements qui lui avaient été officiellement adressés pour avoir violé le code éthique imposé aux fonctionnaires du ministère italien de l’Éducation et du Mérite. Son tort : avoir critiqué Giuseppe Valditara, son ministre issu des rangs du parti d’extrême droite La Lega.
La première sanction est intervenue en avril 2024 pour des propos qu’il a tenus dans une émission télévisée sur le cas d’Ilaria Salis, une activiste antifasciste qui avait été emprisonnée en Hongrie et qui est devenue par la suite députée européenne du parti Alleanza Verdi e Sinistra (Alliance des Verts et de la Gauche). Le second avertissement a suivi les déclarations de Christian Raimo lors d’un débat public sur l’éducation publique, au cours duquel il a critiqué Giuseppe Valditara en le comparant à l’étoile noire, l’arme de destruction massive du film « Star Wars ». « Dans son idéologie, il y a tout ce qu’il y a de pire : le conservatisme, le sexisme… Il est à est l’avant-scène de ce monde qui est contre nous, et donc il faut le frapper là, comme on frappe l’étoile de la mort dans Star Wars », avait dit Christian Raimo.
L’enseignant s’est défendu à juste titre en faisant valoir que la critique du pouvoir est un droit fondamental dans toute démocratie. Après l’annonce de sa suspension, un appel à la solidarité a été signé par plusieurs personnalités intellectuelles italiennes, dont le prix Nobel de physique Giorgio Parisi. « Il s’agit d’une nouvelle grave et alarmante, qui en dit long sur la démocratie en Italie et la direction autoritaire en cours », accusent les signataires.
La procédure disciplinaire contre Christian Raimo est prévue par le code de conduite du ministère de l’Éducation, introduit par le gouvernement de Giorgia Meloni en avril 2022 et immédiatement contesté par les syndicats, qui le considèrent comme un instrument d’intimidation et de censure politique. Son article 13 est particulièrement dans leur collimateur, car il stipule que « l’employé doit s’abstenir de publier, par l’intermédiaire des réseaux sociaux, des contenus susceptibles de nuire à l’image de l’administration ». Une formulation aussi vague laisse une grande marge d’appréciation aux autorités scolaires, dénonce le syndicat de l’enseignement. Cette limitation de la liberté d’expression des fonctionnaires du ministère vise tout d’abord les enseignant·es, pour lesquel·les il devient impossible de critiquer les politiques publiques.
Dans une vidéo presentée en classe, des collégie·ennes avaient juxtaposé la promulgation des lois raciales de 1938 avec le « décret sur la sécurité » de Matteo Salvini. L’enquête au sein du collège avait été confiée à la Digos, une unité de la police habituellement dédiée à la lutte contre le terrorisme et le crime organisé.
En plus d’être professeur de philosophie et écrivain, Christian Raimo a également été conseiller pour la culture dans un municipio de Rome (l’équivalent d’un arrondissement). Et lors des dernières élections européennes, il avait été candidat pour Alleanza Verdi e Sinistra, mais il n’avait pas été élu. Il a publié de nombreux textes sur l’éducation publique, notamment sur son histoire et sa démocratisation.
Même s’il a agi en dehors de ses fonctions et de ses heures de travail, en sa qualité de « professeur et écrivain », on lui reproche un manquement grave aux règles de conduite. Son comportement a été jugé d’autant plus grave qu’il a été le fait d’un enseignant « qui devrait représenter un modèle éducatif et comportemental pour les élèves ».
Dans le contexte actuel d’érosion progressive des espaces de dissidence, il convient de prêter une attention particulière à la dérive autoritaire que permettent ces nouvelles règles incluses dans des codes de conduite. Elles plaisent tant à ce gouvernement, friand de discipline et la hiérarchie, mais elles menacent la liberté d’expression garantie par l’article 21 de la Constitution italienne. La crainte est de voir étendu l’usage de ces codes de conduite à l’ensemble du personnel public, voire des élu·es, afin de les contrôler et, le cas échéant, de les soumettre à d’éventuelles sanctions.
Le cas de Christian Raimo est le plus frappant et le plus récent du combat culturel mené contre le corps éducatif, mais il n’est pas le seul. Ces dernières années, d’autres enseignants ont été réduits au silence sous le mandat de l’extrême droite. C’est le cas de Rosa Maria Dell’Aria, professeure suspendue pendant quinze jours, en mai 2019, par le bureau provincial de l’éducation, car elle avait insuffisamment « supervisé » le travail de certain·es de ses élèves de 14 ans. Dans une vidéo présentée en classe, ces dernie·ères avaient juxtaposé la promulgation des lois raciales de 1938 contre les juifs avec le « décret sur la sécurité » (qui concernait l’immigration) de l’ancien ministre de l’Intérieur Matteo Salvini, du parti de la Lega. L’enquête au sein du collège avait été confiée à la Digos, la Division des enquêtes générales et des opérations spéciales, une unité de la police habituellement dédiée à la lutte contre le terrorisme et le crime organisé.
Ces attaques visant à museler les voix critiques et libres viennent peser davantage encore sur un système éducatif déjà passablement mis à mal par un crucial manque de moyens et la précarité du personnel. L’Italie est l’un des derniers pays de la zone OCDE en termes de salaires des enseignant·es, dont la majorité occupe des postes précaires, après un parcours particulièrement long et tortueux.
Les critiques déplorent le blocage actuel d’un système historiquement démocratique, en raison de son sous-financement, l’Italie consacrant nettement moins à son éducation que la moyenne des pays de l’OCDE.
Pour devenir enseignant dans les collèges et les lycées italiens, il faut présenter un cursus universitaire de six ans, composé d’un master et d’une année supplémentaire de préparation à des examens complémentaires. La durée des études est réduite à cinq pour les enseignant·es des écoles maternelles et primaires. Une fois les diplômes universitaires en poche, les aspirant·es à l’enseignement passent un concours écrit et oral très sélectif, qui n’est pas organisé chaque année comme dans d’autres pays européens. Un peu plus de 19.000 places avaient été ainsi ouvertes au dernier concours pour la maternelle, le primaire, le collège et le lycée. En cas de réussite, l’enseignant·e doit encore accomplir une période de probation d’une année. Pour se présenter au concours, il est en outre souhaitable d’avoir obtenu la note maximale au master, synonyme de plus grande chance de réussite. Contribuent également à la note d’entrée, des certifications en langues étrangères et en informatique, souvent liées à des cours dispensés par des organismes privés. Le coût du « master » peut ainsi atteindre plusieurs milliers d’euros.
Ceux et celles qui ne réussissent pas le concours général, c’est-à-dire la majorité des candidat·es, peuvent se rabattre sur un poste de suppléant, pour quelques semaines ou quelques mois, en espérant que leur contrat soit prolongé pour toute l’année scolaire. Pour obtenir un poste de remplaçant·e, il faut s’inscrire sur des listes provinciales surchargées et c’est ensuite le collège ou le lycée qui contacte directement les candidat·es. En raison d’inexplicables problèmes bureaucratiques, les débutant·es doivent souvent patienter des mois avant de percevoir leur premier salaire. Autre problème, la plupart des établissements scolaires étant situés dans le nord du pays, c’est aussi là qu’il y a le plus grand nombre de postes temporairement vacants. Un véritable casse-tête pour les remplaçant·es originaires du sud qui doivent s’organiser en moins de deux jours pour rejoindre leur établissement, à l’issue de voyages en bus ou en train qui dépassent souvent 10 heures de trajet. En cas de refus de poste, les candidat·es sont recalé·es pour l’année scolaire en cours et doivent attendre un an de plus pour postuler à nouveau.
Cet énorme problème de recrutement du personnel éducatif est l’un des maux structurels du système éducatif italien, auquel l’on peut aussi ajouter la vétusté et l’inadéquation des bâtiments scolaires, le manque de gymnases dans le sud de la péninsule ou encore un excès bureaucratique chronique. Les défenseur·euses de l’éducation publique soulignent les mérites historiquement démocratiques d’un système pensé pour assurer l’ascension sociale. Tous les enseignements universitaires sont ainsi accessibles indépendamment de la note obtenue au bac ou du type de lycée fréquenté précédemment. La même règle vaut pour les cursus à numerus clausus, comme la médecine ou l’architecture, où tout le monde peut tenter sa chance. Mais les critiques déplorent le blocage actuel du système, en raison de son sous-financement, l’Italie consacrant nettement moins à son éducation que la moyenne des pays de l’OCDE.
Les grandes difficultés auxquelles est confrontée l’éducation publique italienne depuis des décennies sont totalement absentes du débat politique. Pour faire diversion, l’actuel gouvernement nourrit l’idée que le vrai problème réside dans les déclarations de profs comme Christian Raimo.